WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Bestiaire (2012)
Denis Côté

Au bord de l'abîme

Par Mathieu Li-Goyette
« Iconoclaste », « rebelle », « formaliste », les sobriquets affublés à Denis Côté reflètent l’oeuvre d'un auteur « inclassable » pour la simple et bonne raison que son cinéma semble s'amuser à adopter le contre-pied de tout ce que l'on pourrait considérer comme une classification. Peut-être parce qu'il fut critique et qu'il connaît aussi bien l'écriture de cinéma que l'écriture sur le cinéma, sa propension à se peindre dans un coin s'est aiguisée avec le temps; aujourd'hui il signe son film le plus complexe, mais également le plus élémentaire. Dépouillé par le processus de création qu'il a utilisé, compliqué pour ceux qui voudraient écrire sur celui-ci, Bestiaire est un cadeau aux cinéphiles et un piège à ours pour les critiques. Et sans prétendre l'enrayer, nous aimerions au moins ne pas nous faire prendre entre ses dents, ne pas finir déchiquetés en usant de tous les superlatifs positifs ou de tous les commentaires démagogiques possibles (et probablement défendables) à son égard. Denis Côté piège comme il dit lui même s'être piégé en réalisant Bestiaire. L’oeuvre lui a apparemment échappé des mains et il ne sait maintenant plus comment la désamorcer.
 
Nous pourrions donc prendre plaisir à tomber dans ce piège. Après tout, 72 minutes, ce n'est pas bien long pour expérimenter l'enfermement dans une salle de cinéma, prisonnier d'un face-à-face existentialiste avec un bovin. Nous pourrions assumer ce « plaisir coupable » d'être la proie, de se laisser attraper et chambarder d'un côté et de l'autre dans l'espoir de vivre une expérience; c'est ce qu'on attend du cinéma d'horreur et du cinéma de genre en général, qu'il nous renverse tout en nous abandonnant physiquement intacts à la sortie. Volonté de choc métabolique sur le spectateur, celle-ci suit Côté depuis ses débuts. C'est qu'il aime frapper dans le spectateur, à partir de son for intérieur en instaurant d'abord en nous une certaine confiance (c'est le documentaire à retardement des États nordiques, l'approche cinéma-vérité de la première moitié de Carcasses) pour la trahir joyeusement par la suite.
 
La question à poser, qui n'est pas de savoir si oui ou non on peut prendre plaisir à la trahison, tourne plutôt autour de la supposée vacuité du discours, de son apparente absence, car dans Bestiaire (nous y venons enfin), Côté s'est persuadé que filmer 72 minutes d'animaux suffirait à faire un film. Avec l'apport du spectateur, il y parvient mieux que d'autres, c'est vrai, mais la relation du cinéaste à son oeuvre révèle toujours ses intentions premières qui sont celles du choc. Les animaux sont piégés et de la bande son apparaît cette volonté de rendre l'emprisonnement plus ignoble qu'il ne pourrait l'être. En se restreignant à un contexte si précis où il n'y aurait que des cages à montrer, l'auteur a choisi le parti pris des captifs en créant un environnement sonore hors champ où la menace se fait sentir. 
 
Il y a donc un biais. Ce n'est pas un film tourné par une caméra invisible, mais bien une fiction où on aurait demandé aux êtres humains du zoo de jouer le jeu du cinéma. N'intervenant jamais, ils fuient le regard-caméra tandis que les animaux ont l'air d'en profiter pour s'en donner à coeur joie. D'une part, les geôliers ne sont pas identifiés et de l'autre, les prisonniers nous font pleurer; en humanisant les bêtes détenues, Côté parvient à animaliser les humains, à rétablir un équilibre fortuit entre nous et eux, soit la plus belle idée de toute son oeuvre - nous dirons même plus, la première grande idée de son cinéma nihiliste.
 
Là où il est de rigueur de reprocher à Côté son dédain des formes narratives classiques au profit d'une esthétisation extrême de la normalité, Bestiaire semble éviter les défauts dont on pourrait habituellement le taxer. En se reposant sur l'implication du spectateur pour créer du sens, le film commence sur des dessinateurs s'exerçant sur des animaux. Sans style particulier sinon celui du réalisme, leurs traits fins et sans déformations sont de l'ordre du dessin d'encyclopédie, ceux de L'Histoire naturelle de Buffon (XVIIIe siècle) où la manière stylisée est évacuée en échange de la représentation la plus « objective » de la réalité. Aucune déconstruction, aucun excès d'ombre sinon dans les remplissages permettant à l'imprimerie monochrome d'habiter pleinement les surfaces, ces images avaient pour mandat de soustraire le talent de leurs artistes à la grande idée du savoir encyclopédique à l'heure du Siècle des Lumières.
 
Lorsque Picasso apporte sa prestance à l'ouvrage de Buffon au XXe siècle, il esquive ces impératifs non esthétisants pour mieux les défaire par la suite. Invité pour illustrer l'ouvrage, il le marque de sa trace indélébile, le quitte en laissant derrière lui des oeuvres déformées, des touches de pinceaux et de feutre n'ayant rien à voir avec la ligne clair préconisée deux siècles auparavant. Dans Bestiaire, un phénomène semblable se produit, ou du moins, Côté sous-entend que le même cheminement se fait entre l'existence de l'animal, sa représentation par l'artiste et sa présentation finale au spectateur. Il repasse par-dessus des années de reportages animaliers en venant remettre en question la représentation classique et soi-disant objective de l'animal.

Après tout, le titre de son film renvoie précisément à l'idée d'un livre de contes illustrés mettant en vedette des bêtes. En d'autres mots, c'est un conte sur le cinéma des animaux, car d'objectivité il n'y a pas dans Bestiaire et la trace de Côté est omniprésente (comme dans cette fascinante scène de taxidermie où il retrouve son attirance pour la mort et les cadavres pourfendeurs d'innocence). Il cadre sa girafe comme il cadrait les truands d'Elle veut le chaos, aime la fiction et le documentaire au point où il ne peut se décider de choisir une forme en particulier et finit par utiliser les deux sans remords. Jamais plus qu'ici n'a-t-il été possible de voir un metteur en scène démontrer lui-même les invariants de son propre style. L'image du règne animal étant l'une des plus communes, la « Côté-touch » parade sans embûches et de la façon la plus claire et nette envisageable.
 
En ce sens, Côté est un esprit libre, tellement libre que son génie est le fruit d'un hasard dont il sait créer lui-même les circonstances favorables. Si Bestiaire est l'aboutissement de sa méthode, c'est qu'il profite ici de la capacité innée des hommes de partir à la quête d'un sens dans la moindre des représentations. Pour le spectateur, il faut trouver une signification à l'image, comme il faut pour le critique dénicher un discours dans un film; l'existence même doit avoir un sens et cette qualité s'avère intrinsèque à son devenir intelligible. Bestiaire est un faux piège où il ne peut y avoir de réponse critique, où toutes les tentatives intellectuelles cherchant à percer l'ensemble pour faire s'écouler un discours nous forceraient à trébucher tout comme le refus de critiquer nous pousserait à tomber pareillement à l'extrémité opposée du guet-apens. La reddition critique n'est pas non plus la solution. En attendant d'en découvrir une (il n'y en a pas, comprenons-nous), rendons à Côté ce qui lui revient, lui qui signe tous ses films de sa compagnie Nihilproductions. Il est parvenu, avec Bestiaire, à extraire le nihilisme de ses sujets pour le faire sien, à décrire un peu plus la noirceur abritée au coeur du trou noir qui l'obsède et qu'il considère comme son anti-cinéma. Il ne lui reste qu'à craindre ce jour, comme un mot que l'on répéterait sans relâche, où il perdra le nord en se refermant sur lui-même, inerte, incapable de faire parler le néant, car coupable d'avoir voulu détruire un peu tout, un peu trop rapidement. Mais visiblement, ce jour n'est pas encore venu. 
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Critique publiée le 7 avril 2012.