DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Vol 2. No 3. - Les monstres du nucléaire

Par Panorama - cinéma



 


LE CINÉMA ET SES MONSTRES IMAGINAIRES

Les années 50 ont vu le cinéma devenir conscient de son lien intarissable avec l'imaginaire collectif des peuples qui l'a produit et consommé. Véritable sommet de l'emprise du collectif sur l'artistique, du sociétal sur l'esthétique, les années 50 observent les genres traditionnels des années 20 et leurs déclinaisons sonores des années 30 et 40 bénéficier de leurs toutes premières mutations. C'est l'époque de l'hybridation des genres, des frontières poreuses entre la science-fiction, le film noir, le fantastique et l'horreur, alors que les impératifs industriels des studios cèdent leur place à des récits réalisés dans l'urgence de l'escalade de terreur provoquée par les politiques de la Guerre froide. Le cinéma populaire abandonne les genres classiques (principalement de descendance littéraire) et se crée les siens; des genres protéiformes, jamais vus, dont toute la culture de masse en gestation héritera.

Les deux cinémas les plus industriels, ceux qui se relèvent le plus aisément de la guerre, sont les plus enclins à expérimenter sur ce front. Ces cinémas sont américains. Et japonais.

L'industrie américaine profite à ce moment d'un dernier âge d'or avant la chute des studios et des vedettes d'antan tout en réalisant une pléiade de séries B captivantes peuplant des catalogues qui semblent encore aujourd'hui inépuisables. Du côté japonais, les plus grands studios – la Toho, la Toei, la Daiei, la Shochiku, la Nikkatsu, la Shintoho – produisent autour de 300 films par année vers la fin de la décennie 50. L'interdiction de réaliser des films moussant l'esprit guerrier des Japonais ou toute forme de bushido vient saper les ambitions des réalisateurs de jidai-geki (films d'époque hérités de la tradition théâtrale du kabuki) qui en souffriront jusqu'au levé de l'occupation américaine en 1952. S'en suivent de nombreuses productions traditionnelles qui tendent la main vers une génération d'après-guerre désillusionnée en quête de repères. Ils y trouveront des récits sur la détermination japonaise, sur l'importance de l'unité familiale, mais peu ou prou pour digérer les événements de 1945 et les morts des retombées radioactives...

Mais avant Gojira, il faut dire que la figure de la créature plus grande que nature n'a cessé d'obséder les foules depuis King Kong, développé dans les années 30 à la RKO par Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack (King Kong et Son of Kong). Des animaux de zoo du cinéma des premiers temps qui en faisait une attraction foraine ambulante aux effets spéciaux de Méliès, capables d'influer l'optique pour créer des disproportions impossibles, Hollywood trouve dans ce singe incompris un puissant avatar du cinéma, un pur produit de celui-ci, rendu possible exclusivement par ses capacités techniques. Le potentiel lucratif et spectaculaire de Kong sera vite compris des Japonais à leur tour qui, déjà dans les années 30, réalisaient déjà sans l'accord de la RKO des remakes aujourd'hui disparus, les premiers kaiju-eiga de l'histoire (Japanese King Kong en 1933 et King Kong Appears in Edo en 1938, mystère de l'histoire du cinéma où le singe ravageait le Japon du XVIe siècle sous les auspices du futur costumier de Godzilla).

Il faut néanmoins attendre les lendemains de la Deuxième Guerre mondiale pour que le kaiju-eiga (film de monstre) prenne véritablement son envol. Pendant que le Français Eugène Lourié réalise The Beast from 20,000 Fathoms avec Ray Harryhausen aux États-Unis (1953), Ishiro Honda, assistant-réalisateur d'Akira Kurosawa, met en branle Gojira (1954) pour la Toho. Le « roi des monstres » naît de la peur du nucléaire et, à sa suite, une multitude de personnages gargantuesques issus de la conscience environnementaliste et pacifiste du Japon d'après-guerre. Le monstre vient répondre à un besoin pressant de récupérer la mélancolie de la défaite, de l'embaumer dans ce costume de lézard géant en y condensant cette angoisse et les prochaines.

Pour leur part, si les monstres américains demeurent aussi motivés par les radiations et les autres phénomènes surnaturels prenant racine dans la paranoïa rouge des années 50 et du Maccarthysme, ils se distinguent de leurs homologues japonais par un manichéisme qui fait regretter les beaux jours de Kong. De figure tragique à démonstration époustouflante d'effets spéciaux, le monstre géant de l'Amérique entame néanmoins la psychanalyse de celle-ci, retraçant ses peurs les plus intimes (notamment celle des femmes dans Attack of the 50 Foot Woman de Nathan Juran en 1958).

Par le biais d'un judicieux glissement du cinéma vers l'imaginaire et de l'imaginaire vers le cinéma (on se référera au classique d'Edgar Morin, Le Cinéma ou l'homme imaginaire, de 1955), capacités techniques et climat politique aidant, le cinéma des monstres nucléaires demeure l'un des genres les plus fascinants du XXe siècle. Récemment repris comme un reliquat par Gareth Edwards dans un hommage déshumanisé au monstre de 1954, le kaiju-eiga et son rival américain a néanmoins souffert de son étiquette. Enterré par les innombrables suites et une industrie du « versus » (culminant probablement dans Godzilla versus King Kong en 1962) à la manière d'un cinéma de masse dérivé de la boxe, il fait bien de revenir aujourd'hui sur ces oeuvres longtemps listées par monstres plutôt que par cinéastes, par duels plutôt que par thématiques.

Rangeons donc les jouets et observons de quel monde en détresse il est question, envers quels enjeux environnementaux tente-t-on de nous sensibiliser (le nucléaire, mais aussi la pollution au mercure, la surpopulation et l'exploitation des ressources naturelles). Car soixante années après l'éclosion de Godzilla, il semble nécessaire de considérer le kaiju-eiga et ses cousins non pas comme de simples exutoires de la Guerre froide, mais bien comme des éco-fictions. C'est-à-dire, pour reprendre la définition d'usage, des récits où l'environnement tient lieu de héros, où la nature s'anime pour protester, pour reprendre ses droits, en préfigurant une inévitable finale : la décrépitude de l'industriel et du technologique aux mains de l'organique et la restitution d'un équilibre naturel longtemps craint par notre civilisation.

Godzilla, « roi des monstres », est à l'image de la bombe qui l'a créé. Il sonne le glas d'une certaine forme d'humanité.

Mathieu Li-Goyette
Rédacteur en chef
 


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Article publié le 2 juin 2014.
 

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