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Han Gong-ju (2013)
Su-jin Lee

Ou la cruauté de l’image

Par Olivier Thibodeau
De facture très contemporaine, le drame sud-coréen Han Gong-ju constitue un portrait intimiste d’une puissance émotionnelle inégalable, portrait d’une héroïne titulaire pour qui la vie et la mort passent par l’image, dont la cruauté intrinsèque est ici rachetée par l’œil exemplairement compatissant de la caméra. Timonier néophyte, Lee Su-jin dirige l’ensemble d’une main de maître, posant un regard patient et sensible sur sa protagoniste et exacerbant son drame déchirant à l’aide d’une astucieuse juxtaposition de ses troubles passés et présents. Les acteurs sont d’une justesse impeccable, façonnant un ensemble de personnages dont l’humanité est presque palpable. Quant aux implications sociales de l’œuvre, elles dépassent largement la simple anecdote de crimes juvéniles, posant de pressantes questions à propos des séquelles affectives de ceux-ci, et de l’étrange culture de victimisation des victimes qui sous-tend leur existence.
 
Han Gong-ju est une adolescente récemment transférée dans une école secondaire étrangère où elle devra refaire sa vie. Heureusement pour nous, ce qui semble d’abord être une prémisse banale est grandement complexifié par la raison de son transfert, traumatisme mystérieux qu’elle a subi récemment, et dont la nature se précisera tranquillement au fil du récit. Exilée soudainement, elle sera forcée d’habiter chez la mère d’un ancien professeur avec qui elle développera une enrichissante relation d’entraide. Abandonnée par sa mère, et délaissée par son père alcoolique, Gong-ju n’aura que cette femme mélancolique comme confidente jusqu’au jour où une camarade de classe l’invitera à intégrer la chorale qu’elle forme avec une poignée d’autres étudiantes. Débordant de talent musical et dotée d’une voix magnifique, dont on dira d’ailleurs qu’elle ne peut être le fruit que d’une « douleur profonde », la jeune protagoniste pourrait devenir une interprète célèbre si seulement elle acceptait qu’on filme sa performance, chose qui l’horrifie au plus haut point suite à un traumatisme dont on commencera vite à deviner la nature (viol collectif retransmis en ligne par ses agresseurs). Il ne reste plus ensuite qu’à savoir si Gong-ju parviendra à surmonter ce traumatisme en devenant maître de son image, ou si le souvenir indélébile de celui-ci, imprimé à jamais sur la Toile, aura finalement raison d’elle.
 
Tourné par une caméra volatile hautement intimiste qui semble capter uniquement les détails pertinents de chaque scène, le film nous offre un paysage visuel éminemment sensuel qui lui permet de brosser le portrait d’une jeunesse gâchée non pas à grand renfort de mélodrame scénaristique, mais par accumulation d’observations perçantes. Nous bénéficierons ainsi d’un accès privilégié à l’univers intime de Gong-ju, suivant celle-ci jusque dans les recoins les plus privés, chiottes, douches, et bureau d’un gynécologue indifférent où la seule crispation de sa main parviendra à symboliser l’entièreté de son malaise. Du coup, nous vivrons à contrecœur l’ensemble de ses joies éphémères et de son lancinant mal de vivre, s’appropriant presque physiquement le caractère vécu de son expérience, au grand dam des cœurs sensibles, dont le réveil aux véritables séquelles du viol se fera à la massue. 
 
Aidant à exacerber la puissance du drame diégétique est la savante structure narrative imaginée par Su-jin. Usant d’une alternance transparente de flashbacks et de scènes au présent, le film parvient à dépeindre de façon admirable la résurgence inexorable d’un passé irrémédiablement souillé, dont le souvenir constant deviendra vite partie intégrante de la vie présente de la protagoniste. Le dévoilement de l’événement fatidique se fera donc de manière anecdotique, au fil des incessants rappels s’immisçant cruellement dans la vie de Gong-ju. Le spectateur sera ainsi convié à vivre une expérience symbiotique avec elle, expérience qui donne tout son sens au titre de l’œuvre en plus de circonscrire la nature profonde de son affliction. Travaillant ardemment à restaurer l’équité représentationnelle dérobée à la jeune femme par ses agresseurs, Su-jin nous rappelle sans cesse l’importance de l’image dans le processus d’autodétermination individuelle, offrant d’ailleurs un pertinent parallèle entre ce processus et la quête identitaire adolescente. On notera à cet égard que l’exposition médiatique est à la fois la cause du malheur et la seule chance de salut de Gong-ju qui devra parvenir à la maîtriser afin de redéfinir son identité propre et s’émanciper de son statut de victime. En montrant ce processus d’une façon aussi sobre et sensible, le film évite non seulement le sensationnalisme dont on pourrait affubler son propos, mais il traduit parfaitement la nature pernicieuse du mal affligeant l’héroïne.
 
Outre le drame individuel de la protagoniste titulaire, le scénario est lourd d’implications sociales. On dévoilera donc de façon choquante tous les mécanismes de la victimisation des victimes de viol. L’exil forcé de la jeune femme, l’interrogation musclée qu’elle subit aux mains des policiers, la fuite de son père, tout conspire contre elle afin d’en faire un paria, femme souillée que tous fuiront par peur d’association. Cette cruelle victimisation culminera lors d’une scène particulièrement mémorable où les parents éplorés des nombreux violeurs envahissent la salle de classe qu’occupe Gong-ju, qui croyait presque avoir échappé à la persécution par son déracinement forcé. Les mères et les pères vociférants la submergent ainsi de leurs récriminations sauvages et indues, coinçant non seulement la jeune femme, mais aussi le spectateur dans un tsunami de poings levés et de rictus déformés issu d’une culture malade qui persiste encore aujourd’hui à nier l’ignominie absolue de l’acte du viol. Cette seule séquence ne serait pas si cruelle si elle n’était pas accompagnée de la suivante, dans laquelle ses amies de la chorale mirent le calvaire de la protagoniste via une vidéo publiée en ligne. Le visage crispé de douleur, celles-ci souffriront un seul instant pour elle, puisqu’elles la délaisseront aussitôt, à l’instar d’un ami soudainement lépreux, complétant ainsi le cercle d’aliénation amorcé lors de la première scène. Femme écarlate d’une contradictoire blancheur, la pauvre Gong-ju subira donc un procès grotesque où ce sont les coupables qui s’élèveront en juges, jurés et bourreaux.
 
Programmé parmi une myriade de drames adolescents aux préoccupations thématiques similaires (on pensera surtout à Cybernatural, version tarée d’un récit semblable), Han Gong-ju se distingue surtout par sa profonde humanité, laquelle permet au réalisateur d’explorer la psychologie adolescente de façon profondément pertinente et sensible. Cette humanité n’est d’ailleurs pas seulement véhiculée par la qualité intimiste de la mise en scène ou le relief prononcé des personnages, mais par la structure même du récit, dont les retours en arrière agissent à la manière de souvenirs. Petit à petit, obéissant à une logique strictement émotionnelle, ces souvenirs finiront d’ailleurs par nous ronger comme s’il s’agissait des nôtres, allant chercher au plus profond de notre cœur toute la compassion que mérite la jeune protagoniste, et par association, toutes les victimes de viol.
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Critique publiée le 24 juillet 2014.