WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Vol. 5 | No. 25

Par La rédaction

Les films avec le cinéma


Dans un article du numéro de mars 2021 du Harper’s Magazine, Martin Scorsese signe, dans « Il Maestro: Federico Fellini and the lost magic of cinema », un hommage à se fendre le cœur. À Fellini bien sûr, mais aussi au cinéma, à une période particulière de sa production et de son exploitation (le tournant des années 1960) :

EXT. 8th STREET—LATE AFTERNOON (C. 1959)
CAMERA IN NONSTOP MOTION is on the shoulder of a young man, late teens, intently walking west on a busy Greenwich Village thoroughfare.
Under one arm, he’s carrying books. In his other hand, a copy of
The Village Voice.
He walks quickly, past men in coats and hats, women with scarves over their heads pushing collapsible shopping carts, couples holding hands, and poets and hustlers and musicians and winos, past drugstores, liquid stores, delis, apartment buildings.
But the young man is zeroed in on one thing: the marquee of the Art Theatre, which is playing John Cassevetes’s
Shadows, and Claude Chabrol’s Les Cousins.
He makes a mental note and then crosses Fifth Avenue and keeps walking west, past bookstores and record shops and recording studios and shoe stores, until he gets to the 8th Street Playhouse:
The Cranes Are Flying and Hiroshima Mon Amour, and Jean-Luc Godard’s Breathless is COMING SOON!

L’introduction du texte de Scorsese a tôt fait de nous replonger dans la normalité pré-pandémique, celle de ces espaces publics saturés de passants aux trajectoires diverses, s’agglutinant autour d’événements tout aussi publics et accessibles, disséminés plutôt que centralisés, spatialisés plutôt que numérisés, à coup de salles, de rues, de journées, avec, entre ces salles, des marches, des discussions et des interprétations recueillies auprès des cinéphiles comme des revues chargées de faire se rencontrer les films et les gens.

Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour revivre aujourd’hui la même effervescence, et tant pis si au lieu d’aller voir un Cassavetes faire la fête il faut se contenter de voir Vinterberg faire la sienne, si ce n’est plus l’intériorité littéraire d’un Resnais mais celle d’un Falardeau. Le texte de Scorsese frappe d’emblée par toute la beauté du cinéma qu’il attribue à sa spatialité culturelle ; ici depuis plusieurs éditoriaux déjà la question de l’espace culturel plane sciemment sur les enjeux qui nous intéressent. Or avec l’occasion transhistorique que nous fournit l’article de Scorsese, l’horizon postpandémique qui se profile, on peut se dire maintenant que la réponse était tout ce temps sous nos yeux.

Le cinéma, peu importe la période à laquelle il fait face, peu importe le moment qu’il provoque ou qu’il laisse l’infiltrer, est production d’espace culturel ; nul besoin de murs, pas plus de billets déchirés ni même de popcorn tiède ; le décor pourrait changer, la 5e avenue new-yorkaise être le sous-sol d’un ado confiné en train de découvrir pour la première fois Raging Bull qu’on parlerait autant de cinéma et autant de l’espace dans lequel on a aimé ce cinéma. Bref, au moins un regard et un écran, au moins un transfert d’affect, une empathie supplémentaire qui roule en bille de verre de l’écran jusqu’à soi, et le voilà le cinéma, prêt à être à la hauteur des détresses qu’on projette en lui pour se réconforter d’elles. Comme le résume bien Simon Laperrière dans l’article qui clôt ce numéro, « Pendant la crise, le cinéma fait ce qu’il peut. Il fait son devoir », mais s’il peut faire ce devoir, c’est précisément au nom de l’amour porté à son endroit. Si, lors de la sortie de Irishman, Scorsese avait soulevé l’ire du grand public à cause de ses commentaires sur les films de superhéros (qui ne seraient pas du cinéma comme Fellini en est justement), c’est parce que ces films qu’il critique n’appellent pas la même intériorité, le même échange d’affects, né d’une pluralité d’opinions convergentes, d’un rassemblement cinéphile capable de faire grandir le film — et son espace culturel — à son tour par force d’interprétation et d’interpénétration (d’un agrandissement qui ne réponde d’aucune référence ni érudition, mais d’un « partage du sensible » pour reprendre Rancière). À raison, ces films, aussi divertissants soient-ils, n’ont pas besoin du cinéma pour « fonctionner », faire rire, exciter, vendre ; et ce qu’ils ont de cinématographique participe bien moins de la production d’un espace culturel que d’une somme globale et cumulée (somme de films, de revenus, de personnages, de citations culte, de références et ainsi de suite).

C’est pourquoi ce qu’on identifie généralement comme du cinéma aujourd’hui est peut-être moins du cinéma que le cinéma d’hier parce que rares sont les films qui s’offrent maintenant à des interprétations disparates, à des discussions qui déborderaient de la simple lecture de tout ce que le film conçoit déjà comme sien et donc comme réglé. C’est d’ailleurs un enjeu important de la critique cinématographique actuelle, celui de trouver des moyens d’écrire sur des films qui semblent ne rien oublier, d’écrire sur des chefs-d’œuvre qui se supposent eux-mêmes à la mesure de l’impression de totalité qu’ils prodiguent (alors que les chefs-d’œuvre des années dont parle Scorsese ont tous une certaine imperfection qui les rend impérissables au-delà de leur réputation, des bords qui dépassent et qui sont la marque des individus se cachant derrière sans pour autant provoquer la moindre faillite de leur sincérité — bien au contraire).

 

*

 

Qu’est-ce qui est donc du cinéma et qu’est-ce qui n’en est pas ? S’il est possible de reposer sérieusement la question, c’est parce que le cinéma n’a jamais été aussi prêt d’être amalgamé à sa propre notion de « contenu », se résorbant entièrement en son sujet (la tyrannie du « content » étant la véritable cible des critiques de Scorsese). Ravalé par le contenu et sa catégorisation à venir, côte à côte en train de partager l’espace écranique (qui s’oppose donc en nature à l’espace culturel) avec des « vidéos de chat, une publicité du Super Bowl ou un nouveau Marvel » (dixit Scorsese), la dépossession du cinéma le soustrait trop facilement à ses antécédents culturels (la salle, la VHS, le DVD, le .torrent, la critique, les ciné-clubs, les festivals, les bars et les cafés) afin d’être réduit à cette nature commerciale de contenu (comme on dit « créateur de contenu », comme on met de plus en plus les artistes, professeurs, écrivains ou Youtubeurs dans la même grande famille des créateurs de contenu).

Il n’y a que le cinéma pour tirer les films en dehors de leur contenu et si définition il y a aujourd’hui à brandir pour le cinéma, elle se trouve dans sa capacité à aider les films à transcender cette part de leur nature que les algorithmes trouvent préhensile ; alors le cinéma, en dehors de toute considération d’espace physique ou virtuel, de copie pellicule ou de fichier numérique (tous des éléments qui font sa richesse historique et esthétique mais qui n’entravent pas les bons films à être de bons films) s’incarne dans l’acte même du débordement, débordement d’affects, d’images qui débordent dans le réel, de discussions qui débordent dans les films et de films qui débordent dans les discussions, tous des débordements qui territorialisent cet espace culturel partout où l’on peut désirer le cinéma.

Le cinéma triangule donc de l’interindividualité et de l’écran ou ce n’est pas du cinéma — seulement du contenu —, d’où l’importance de penser les films avec le cinéma, d’inspirer un instant au-delà de ses dispositifs changeants, d’envisager la situation par-devant la situation actuelle du tout numérique, de prendre le temps de couper dans l’infini flux du contenu, comme le dit enfin Scorsese en conclusion de texte, afin de se réapproprier les courroies de désir qui mènent vers les films, d’écrire, de conseiller, de programmer, plutôt que de laisser les algorithmes devenir les seuls intermédiaires entre le cinéma et sa société.

Face à cette domination du contenu qui s’agence intrinsèquement à une époque criblée, à tort et à raison, de sémantique affective (où le sujet/contenu devient systématiquement plus important que l’objet/forme), il est bon de prendre le temps qu’il faut pour décortiquer des films « à sujet », « à cause », qui semblent parfois exister bien peu en dehors de leur ressemblance algorithmique à un autre film (comme le Ammonite de Francis Lee — l’occasion d’un texte par Sylvain Lavallée sur Kate Winslet — qui ressemble de loin au Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma), ou comme les trois documentaires couverts ici et qui cherchent à rendre visibles des situations en marge de la société (où Olivier Thibodeau écrit sur Les libres, notre nouveau collaborateur Anthony Morin-Hébert sur Some Kind of Heaven, puis Claire Valade sur Tant que j’ai du respir dans le corps). Dans les trois cas, des sujets affichant une forme de précarité, littérale ou figurative, portés par un cinéma documentaire qui a à cœur de filmer les opprimés et qui risque de plus en plus en le faisant d’être avalé par la diffusion algorithmique, où la différence entre « un film sur l’itinérance » et « un grand film qui porte sur l’itinérance » est à la fois superficielle (quand on finit par le voir) et absolument fondamentale (avant de le voir — le pré-voir dans tous ses états : le voir dans le flux numérique se débattre pour être vu, voir son affiche qui veut qu’on voie derrière elle, voir le film qui veut être vu mais vu vraiment).

Des enjeux semblables traversent notre entretien avec Philippe Falardeau (My Salinger Year), qui se demande comment raconter le point de vue d’une autre par le biais du cinéma en prenant soin d’éviter toute forme de politique identitaire ; ou encore des films vus à la Berlinale 2021, films marqués par des jeux de rôle et des dévoiements de la crise sanitaire en crise cinématographique ; c’est vrai du texte de Claire-Amélie Martinant sur Wolfwalkers, qui travaille une écriture qui s’hybride au film et le fait exister littérairement loin de sa plateforme de diffusion (Apple TV) ; aussi vrai pour le texte de Simon Laperrière sur la crise du verglas et les inévitables échos qu’elle provoque à 23 ans de distance ; vrai enfin du deuxième tome d’Immunité collective, pile pour souligner la première année de confinement, puis pour montrer qu’effectivement, les critiques aiment utiliser le cinéma pour accompagner les films, les faire se sentir moins seuls.

On comprendra ainsi qu’au-delà des interrogations cinéphiles et romantiques à l’égard du cinéma, il s’agit de soulever d’importantes questions de visibilité sociale (ou d’économie des sujets réels) et de politique culturelle (d’économie des sujets filmés), alors que les réflexes instigués par cette quête au contenu risquent d’atrophier encore davantage le manque de risque et de vision qui accable déjà les instances subventionnaires qui ont à leur charge l’existence des cinémas marginalisés.

 

Mathieu Li-Goyette
Rédacteur en chef

 







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Article publié le 15 mars 2021.
 

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