WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Conversation, The (1974)
Francis Ford Coppola

Œil pour œil, ear for ear

Par Jean-Marc Limoges

L’idée lui vient dans les années 1960, bien avant le scandale du Watergate auquel le film, a-t-on répété à l’envi, faisait écho. Il donne son premier tour de manivelle en 1972, au moment même où des « cambrioleurs » installent leurs micros dans les locaux du Parti démocrate. Le film sort en salle en 1974, au terme de la longue Commission sénatoriale, alors que le contenu des bandes est rendu public, tout juste quelques mois avant la démission de Nixon. C’est donc à tort qu’on le lit comme une critique de cette administration. Sa réelle inspiration n’est pas la politique, mais l’art. Coppola voit Blow Up (1966) d’Antonioni et se dit que c’est le genre de film qu’il veut faire (le film de Coppola est d’ailleurs à l’oreille ce que le film d’Antonioni est à l’œil). L’idée de mettre en scène un personnage qui voit et revoit — ou écoute et réécoute — obsessionnellement une même scène obsède aussi le cinéaste. Il voulait utiliser le « mode répétitif » (cf. Genette) comme point de départ d’une enquête. Coppola cite aussi, comme source d’inspiration, une discussion avec le réalisateur Irvin Kershner au sujet des avancées technologiques de l’époque, lesquelles permettaient d’enregistrer, grâce à des micros hyper sensibles, des conversations à des mètres de distance. Dès lors, naît l’idée d’un homme engagé pour enregistrer la conversation d’un couple derrière l’anodin contenu de laquelle — apprend-il en cours de route — se cacherait un funeste secret. Plus encore, Coppola désire rendre compte du débat moral qui ronge ce professionnel qui s’était pourtant fait une règle de ne jamais s’intéresser aux gens qu’on l’avait engagé à écouter.

Nous savons également que le cinéaste, habité par Le Loup des steppes (1927) d’Herman Hesse, avait voulu que son personnage, lui aussi solitaire et taciturne, reçoive un nom qui rappelle celui du personnage roman : Harry Haller. Il l’aurait ainsi appelé Harry Call (dont le nom évoquait immédiatement le téléphone et, par la bande, l’écoute électronique). Or, après avoir dicté son scénario à sa secrétaire, il remarque que celle-ci a tapé « Caul », terme qui désigne une membrane dont sont parfois enveloppés les fœtus. On s’est d’ailleurs plu à répéter que l’imperméable translucide que portait sans cesse Harry Caul (Gene Hackman) évoquait cette membrane protectrice sous laquelle il tentait de se protéger, de protéger sa vie privée, et à recenser le nombre de membranes (rideau, toile, etc.) derrière lesquelles il se réfugiait. Le film se concentre donc, plutôt que sur l’action, sur un personnage, Harry Caul, homme secret et renfermé dont une multitude d’indices nous permettent paradoxalement de deviner le tempérament : il arme la porte de son appartement de trois loquets, il loge ses appels depuis diverses cabines téléphoniques, il se déplace dans la ville en autobus, il joue du saxophone seul chez lui… C’est un homme qui, aujourd’hui, ne se serait sans doute jamais servi d’internet, de crainte d’y laisser quelques informations (trop) personnelles.

Harry est un « eavesdropper », terme composé de « eaves » (corniche) et de « drop » (goutte), et dont l’étymologie nous apprend qu’il renvoie à ces tracassiers individus qui pouvaient s’accrocher aux gouttières d’un immeuble pour écouter clandestinement aux fenêtres les conversations qu’on y tenait ou à ces innocents badauds qui, surpris par la pluie, se réfugiaient sous la corniche de la maison la plus proche, et entendaient, un peu malgré eux, ce qu’on y papotait en dedans. Le terme n’a malheureusement pas d’équivalent en français. « Espion » est trop fort. « Mouchard » est trop péjoratif. « Épieur » est disgracieux. « Indicateur » est incorrect. « Surveillant » pas assez sérieux. Harry est un homme qui fait de l’écoute électronique, de l’enregistrement indiscret, sa profession, son métier. Et la frontière entre la curiosité personnelle et l’indiscrétion professionnelle est tracée plus d’une fois. Dans le camion qui leur sert de base, au début du film, Harry vilipende son assistant Stan (John Cazale) qui photographie, à leur insu, et pour son propre plaisir, deux jeunes femmes qui se maquillent en se regardant dans les miroirs (qu’elles ne savent pas être sans tain). Au mitan du film, l’homme conduisant la bande de « eavesdroppers » qui s’engouffre dans sa voiture pour se rendre au local de Caul afin d’y continuer la fête, se servira de son téléphone et de ses contacts pour obtenir, à partir de la plaque d’immatriculation, des informations sur un chauffard qui s’amuse à leur faire des queues de poisson, pour les lui lancer au visage et l’humilier dès le prochain feu rouge. Harry lui-même franchira la ligne qu’il s’était pourtant tracée quand il sera mû par le désir de percer le secret que recèle la conversation qu’il a enregistrée et même d’intervenir pour ne pas que ce dont on a parlé se concrétise.

Plusieurs moments du film, d’ailleurs, évoqueront cette mince séparation entre le personnel et le professionnel, entre le privé et le public. Derrière Harry, qui rentre chez lui, s’installe sur son divan et se dévêt, se remarque, par la fenêtre, une pelle mécanique qui démolit un appartement (Harry passera, plus tard dans le film, devant un autre immeuble éventré) : l’intimité est ainsi offerte à la vue de tous. On suivra aussi Harry jusqu’au confessionnal, lieu où ce qui est le plus privé, le plus enfoui, le plus secret, en étant offert à l’oreille indiscrète d’un curé, devient public. Spécifions aussi que le curieux hall de l’entreprise appartenant au patron (Robert Duvall) qui a commandé l’enregistrement est lui-même un extérieur que le directeur artistique a habilement déguisé en intérieur. Même le mime qui se promène sur le Union Square (dès le générique), et qui imite, pour s’en moquer, la démarche des flâneurs, rend ostensible, visible à tous, ce qu’il y a de plus personnel, de plus singulier. Enfin, rappelons que, lors de la soirée qu’il offrira (un peu malgré lui) dans son loft, la surprenante et touchante confession que fera Harry à une femme (dont il vient de faire la connaissance) au sujet de sa récente peine d’amour, sera enregistrée par l’un de ses compétiteurs puis révélée à l’ensemble des fêtards, pour rire, lesquels jouiront de voir le grand Harry Caul ainsi piégé. Il en sera profondément ébranlé. Bref, l’écoute indiscrète est légitimée tant qu’elle n’est pas pratiquée pour assouvir quelque satisfaction personnelle.

Harry est donc un solitaire qui fouine — professionnellement — dans la vie des autres et qui, du même coup, tâche de préserver la sienne. La curiosité contre laquelle il se bat, lui fera écouter obsessionnellement la conversation qu’il a enregistrée. Lui qui était jusqu’alors plus intéressé par la technique grâce à laquelle il pouvait enregistrer des conversations se trouve maintenant plus intéressé par la conversation qu’il a enregistrée grâce à sa technique. Il n’y a rien jusqu’à la trame sonore de David Shire — simple, efficace, hypnotisante — qui ne participe à créer cette ambiance. D’abord, c’est un solo de piano, lequel rend bien compte de la solitude du personnage (principe dont il me souvient avoir entendu dire qu’il créait un précédent dans l’histoire du cinéma puisque, jusqu’à ce jour, aucune trame sonore n’avait été constituée que d’un seul instrument). Ensuite, c’est un solo de piano qui explore, lui aussi, obsessionnellement, le même thème, rendant en quelque sorte palpable ce qui se passe dans la tête du protagoniste : écouter en boucle un même segment, se sentir près d’une conclusion qui lui échappe, l’écouter derechef, jongler, s’approcher, suspendre, réécouter, trouver. Au reste, cette phrase musicale — mélopée se situant entre un ragtime de Scott Joplin et une gymnopédie d’Érik Satie — risque de hanter le spectateur longtemps après le visionnement.

Ce film dans lequel il est beaucoup question de technique, est enfin lui-même un film qui met la technique au service de son propos. Le lent zoom in qui ouvre le film (lequel fait d’ailleurs écho au lent zoom out qui ouvre The Godfather) n’a été possible que grâce à des procédés mécaniques qui venaient tout juste d’être développés et que la main d’un opérateur, même habile, aurait bousillé. Coppola s’ingénie même à mettre son spectateur, grâce à ces procédés, dans la position d’un « eavesdropper ». La conversation inaugurale qui se déroule dans le Union Square de San Francisco, captée par trois micros judicieusement placés, est filmée grâce à un arsenal de caméras recourant aux longues focales, et nous est rendue par un montage qui ne se soucie pas des jump cuts ni des sautes d’axe. La caméra, vissée sur son trépied, qui filmera ensuite Harry rentrer chez lui le laissera sortir du cadre, revenir, le quitter de nouveau, et ne s’autorisera un panoramique que quand elle sentira qu’il est bien installé sur son divan et qu’il n’habitera plus le cadre. La fameuse scène lors de laquelle Harry, loin de ses hôtes, avouera sa peine d’amour sera captée par une caméra qui effectuera trois arides travellings qui rendront encore plus gênante cette confession inopinée. Enfin, il est admis que le mouvement final nous rendant compte du délire de Harry cherchant désespérément le micro qu’on aurait caché dans son appartement pour l’espionner à son tour, évoque, de toute évidence, la caméra de surveillance. Il a franchi les limites, il a transgressé ses règles. On lui fera subir ce qu’il a fait subir. The eavesdropper is eavesdropped.

Avec ce petit film inséré entre deux grands – The Godfather (1972) et Apocalypse Now (1979) –, et qui semblent même lui faire ombrage, Coppola signe une œuvre personnelle, maîtrisée, fascinante que l’on ne se lasse pas de réécouter en boucle, à l’affût d’un détail qui nous aurait échappé, et qui nous permettrait de pénétrer encore un peu plus dans l’intimité de ses personnages. Et on reste sans mot devant une telle maîtrise, privant du même coup les murs — qui ont des oreilles — de la fascination qu’on a éprouvée.

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Critique publiée le 23 janvier 2019.