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Vic+Flo ont vu un ours (2013)
Denis Côté

De trappes et d'éprouvettes

Par Alexandre Fontaine Rousseau
On peut lire un peu partout que Vic+Flo ont vu un ours constitue un point tournant dans l'oeuvre de Denis Côté – c'est-à-dire ce moment où, « finalement », il signe un film sensible. Éternel bourreau de ses propres personnages, qu'il emprisonne dans des cadrages d'une impitoyable violence, l'auteur québécois s'est en effet mérité (et mérite bien) la réputation de cinéaste cruel, dont la caméra cérébrale ne se permet aucune forme de compassion. Or, voilà donc que ce cinéaste intransigeant, que l'on commençait à suspecter d'être inhumain, se permet, avec son plus récent film, de laisser poindre timidement quelque chose qui s'apparente à de l'attachement pour ses personnages. Ou, du moins, prend bien soin d'écrire des personnages auxquels, pour une fois, le spectateur a le goût de s'attacher. Car il faut bien comprendre que Denis Côté dirige le spectateur, avec une adresse que l'on n'aurait certainement pas suspecté du temps d'Elle veut le chaos, vers ce registre d'émotions pour mieux le piéger. Ainsi, ce qui était autrefois une forme de cruauté plutôt détachée se transforme avec Vic+Flo ont vu un ours en de l'authentique sadisme… et ce que l'on croyait être de l'affection s'avère, de ce fait, une nouvelle manière pour le cinéaste « d'expérimenter » avec la matière humaine. En ce sens, d'ailleurs, ses héroïnes quittent une prison pour aboutir dans une autre : son cinéma.

Cela ne fait pas de Vic+Flo ont vu un ours un film raté. Loin de là. Seulement, il faut se défaire de cette idée qu'il s'agit d'une rupture dans le parcours de son auteur – la cohérence de sa démarche ne faisant en fait que s'y préciser plus encore. Denis Côté, qui cherche à s'approprier l'insaisissable, à faire de cette qualité sa signature personnelle, construit pour détruire; il était donc naturel qu'un jour il utilise l'émotion pour mener à bien ce projet, comme il avait utilisé l'impression d'un récit classique dans Curling pour mieux dérouter le spectateur. Côté est désormais passé maître dans l'art de dérégler l'engrenage de ses propres scénarios, de démonter ses propres films de l'intérieur, déjouant ainsi les attentes de ceux qui ne s'attendent pas à être déjoués. Sauf qu'on est en droit de se demander si le cinéaste, cette fois, ne s'est pas déjoué lui-même en s'attachant plus qu'il ne s'y attendait à Victoria (Pierrette Robitaille) et Florence (Romane Bohringer) – deux personnages dont la profondeur étonne et auxquels il offre presque une véritable chance, avant de les sacrifier à la logique implacable de l'impitoyable petit système qu'il a mis en place. On croit presque l'entendre s'excuser d'être un monstre, par le biais de l'ultime réplique qu'il offre à dire au personnage de Marie Brassard. Comme si, pour une fois, Côté avait éprouvé des remords.

Mais le jeu, car il s'agit bel et bien d'un jeu, doit se poursuivre coûte que coûte. Le piège a été tendu et le mécanisme attend patiemment d'être déclenché. Ce qui fascine, dans le cinéma de Côté, ce n'est pas tant cette manie de réduire l'humanité à l'état de simple expérience où les individus ne sont que des éprouvettes que cette capacité à faire preuve d'une rigueur sourde face à l'inexorable. Sillonnant ses propres films à la manière d'une grande faucheuse imperturbable, l'auteur se fait l'extension de la fatalité; il exécute, voilà tout, avec une froideur à laquelle il ne peut lui-même pas échapper. C'est pour cette raison que tout espoir relève chez lui de la dissonance perverse. Puisqu'il ne peut qu'être illusoire, puisque rien ne pourra désamorcer cette trappe mise en place par le cinéaste, s'y rattacher tient bien entendu de l'entêtement myope. Mais c'est justement à cela que tient le miracle de Vic+Flo ont vu un ours : à ce qu'on s'y entête, malgré l'évidence, à rêver qu'un autre sort puisse attendre ses personnages… Allant à l'encontre du système (carcéral) de Côté, ceux-ci provoquent la sympathie. Plus encore, ils l'exigent – tant et si bien qu'en fin de parcours, même Côté se sent obligé de leur offrir, à sa manière, cette impossible rédemption à laquelle ils aspirent.

Voilà qui nous fait oublier, pour un moment, que le cinéma de Denis Côté est son propre sujet de prédilection – qu'il n'y est pas d'image qui n'y soit pas, au fond, une réflexion d'elle-même. Cinéaste autarcique, retiré du monde et de ses préoccupations, Côté n'offre aucune solution à l'impasse du cinéma québécois, se complaît en quelque sorte dans l'abysse de son absence de discours. De biais, bien caché dans une marge qu'il a fabriquée de toute pièce, il se contente d'observer son propre monde. Mais, avec Vic+Flo ont vu un ours, l'hermétisme de cette poétique de la réclusion est contrecarré par le fait que les protagonistes possèdent la densité nécessaire pour y insuffler un peu de vrai. Ils survivent au film, le hantent telle une âme et triomphent sur sa cruauté intrinsèque – triomphant par le fait même sur leur propre créateur qui, pour la première fois de sa carrière, a échappé dans l'un de ses laboratoires un élément sur lequel il ne pouvait pas totalement imposer sa volonté. Minant l'autorité de l'auteur, procédant en quelque sorte à une mutinerie salutaire, ils confirment, certes, cette idée que le cinéma de Côté s'avère plus intéressant lorsqu'il est imprévisible. Mais ils prouvent, par le fait même, que Côté ne peut peut-être pas toujours prévoir ce qui est imprévisible dans son propre cinéma.
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Critique publiée le 10 septembre 2013.
 
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