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Life of Brian (1979)
Terry Jones

Une philosophie du rire

Par Sylvain Lavallée
Le dictionnaire anglais honore autant qu’il trahit les Monty Python depuis qu’il comporte une entrée pour l’adjectif « pythonesque » : honore, puisque cela témoigne de l’influence considérable de ce groupe-culte d’humoristes anglais; trahit, puisque leur humour s’attaque justement aux conventions, à celles du langage en particulier. Les Python diraient sans doute qu’il n’y a rien de moins pythonesque qu’eux-mêmes, ou que tout est pythonesque excepté les Python, à moins, au contraire, qu’il n’y a de pythonesque que les Python, une tautologie qui leur conviendrait mieux en ce qu’elle rend l’usage du mot insignifiant : les Python sont pythonesques, évidemment. Refuser de les réduire ainsi à une étiquette, même taillée sur mesure pour eux, n’est pas qu’une manière de vanter leur inimitable singularité, quoiqu’il y ait un peu de cela, il s’agit plutôt de relever un thème qui leur est cher, qu’ils empruntaient à la tradition littéraire, théâtrale et philosophique de l’absurde, celui de l’arbitraire de tout vocabulaire, l’idée que les mots servent à figer dans un sens prédéterminé une réalité par nature insaisissable, voire insignifiante.
 
Car pour les Python, le monde, en soi, ne parle pas, il dit ce qu’on veut bien lui faire dire : Meaning of Life, leur dernière œuvre originale, ne trouvait pas de sens à la vie autre que celui d’accepter qu’il n’y en a pas, une philosophie qui ne saurait être mieux exprimée que par le rire puisque celui-ci se passe d’explication, c’est-à-dire que l’on sait toujours pourquoi on rit, mais on ne pourrait pas l’expliquer sans tuer le rire (quoi de plus triste que d’expliquer pourquoi on rit à quelqu’un qui reste froid devant la même blague, ou de plus ennuyeux que de déconstruire un gag pour celui qui ne l’a pas compris?). Le rire peut s’attaquer de façon corrosive aux conventions intellectuelles ou rationnelles qui tentent de mettre de l’ordre dans le chaos du monde parce que lui ne peut pas être rationalisé sans perdre son essence : le rire vient comme une révélation, il surgit d’une évidence qui nous surprend par son évidence même, cette évidence, pour les Python, étant que le rire exprime le monde puisque ni l’un ni l’autre ne peuvent s’expliquer – le rire comme anti-philosophie, donc, ou comme une philosophie qui n’existerait que dans l’expérience de celle-ci. Ce qui signifie, en toute logique, que cette critique pourra difficilement convaincre quiconque qu’il y a bien dans Life of Brian l’expérience d’une telle philosophie, celle-ci reposant nécessairement sur le fait qu’il s’agisse de l’un des films les plus hilarants de l’histoire du cinéma; il faut vivre le rire pour le comprendre.
 
Mais pour ne pas abdiquer à notre devoir de critique, essayons tout de même d’expliquer cette expérience, au risque d’être triste ou ennuyant : Life of Brian prend les allures approximatives d’une parodie de la vie de Jésus, ou peut-être plus d’une version alternative, le récit d’un Brian (Graham Chapman) né en même temps que le fils de Dieu, à la porte juste à côté. Ce synopsis pourrait servir de fondation à une critique en règle du christianisme, mais les Python demeurent en réalité assez respectueux de la religion, leur cible première étant plutôt cet esprit de meute qui fait qu’on se lance sur la première explication venue dans l’espoir de rendre le monde intelligible. D’après Life of Brian, la religion offre la plus séduisante de ces explications parce qu’elle est inachevée et donc sujette à interprétation : pour se cacher des soldats romains, Brian joue au prophète, entame une harangue qu’il laisse en suspens, et la foule, intriguée par cette incomplétude, se lance à ses trousses pour en savoir plus. Une fois Brian perçu comme un prophète, tout peut être interprété comme un signe, toutes ses actions ou ses mots peuvent être détournés, réappropriés. Celui qui cherche des signes en trouvera partout, et ceux-ci ensuite peuvent être déchiffrés à notre guise : le rire suscité par Life of Brian permet de rendre évident ce qu’il y a d’arbitraire dans un système de signes, la religion étant un exemple possible parmi d’autres. Le film démonte d’ailleurs la genèse de toutes croyances spirituelles, pas du christianisme en particulier, puisque le rire ne met pas en évidence la religion elle-même, mais ce besoin tout humain de croire, de vouloir faire sens avec le monde (les Python ne rient jamais du Christ ou de ses paroles, toujours de ceux qui suivent Brian et se précipitent sur sa sandale perdue comme un signe divin).
 
En ce sens, de tous les types de gags que les Python pratiquent (et leur humour est des plus variés, il va du slapstick aux calembours en passant par la parodie et le pur délire), le paradoxe demeure le plus pythonesque d’entre eux : dans Life of Brian, par exemple, il y a cette foule qui clame en chœur « nous sommes tous différents », un premier paradoxe assez cliché en soi, l’élément proprement pythonesque arrivant plutôt ensuite, alors qu’un homme seul au sein de la foule affirme que lui ne l’est pas, différent, redoublant ainsi le paradoxe pour le rendre d’autant plus paradoxal. De la sorte, plutôt que de rire d’un personnage qui interprète de façon erronée ou abusive ce que le film nous présente plutôt comme un accident ou un hasard, le paradoxe pythonesque retourne le gag vers le spectateur, comme un défi lancé à notre désir de faire sens : essayez de faire sens avec ça!
 
Autre manière de lancer un tel défi (et il s’agit bien d’un défi, non d’une négation, car les Python stimulent la pensée bien plus qu’ils ne l’entravent) : opérer un léger décalage de perspective dont le développement logique aboutit à une situation que l’on qualifierait « d’absurde », par exemple des personnages qui réagissent de manière inusitée mais cohérente à une situation donnée. À ce titre, Michael Chapman est sans doute le plus souple des membres de la troupe, apte à esquisser une variété de personnages en quelques tics physiques éloquents : qu’on pense ici à son ex-lépreux sautillant, son prisonnier débordant d’admiration pour ses tortionnaires ou son légionnaire qui dirige d’un regard compatissant les futurs crucifiés vers leurs croix. Dans tous ces exemples, il y a une logique au personnage, mais sa réaction à la situation n’est pas celle que l’on attendrait, bien qu’elle soit cohérente : un lépreux guéri par Jésus perd réellement son gagne-pain comme mendiant, mais le sens commun nous suggère plutôt qu’il devrait se réjouir de sa santé retrouvée. Encore une fois : essayez de faire sens avec ça!, une situation d’autant plus absurde qu’elle est parfaitement logique.
 
Absurde, parce que la vie elle-même l’est, la mort aura toujours le dernier mot, comme les Python nous le rappellent en conclusion dans un numéro de comédie musicale (bien sûr!) : « You see it’s all a show / Keep em laughing as you go / Just remember that the last laugh is on you. » La religion n’est qu’un système de signes plus ou moins arbitraire, une construction intellectuelle, mais l’absurdité du monde ne doit pas nous empêcher d’essayer d’y trouver un sens, au contraire, il s’agit d’un besoin humain vital. Loin d’un nihilisme, Life of Brian se clôt sur une émouvante révélation de la philosophie pythonesque, celle qui sous-tend leur humour et leur esthétique : le film substitue aux sermons de Jésus ceux de Brian, un prophète qui refuse les prophètes et qui demande à ses fidèles de penser par eux-mêmes, ce qui, au fond, est aussi ce que prêchent les Python par leur humour, en stimulant la pensée par le rire. Face à l’évidence de notre ardent désir de chercher un sens dans une réalité chaotique, qui ne saurait être gouvernée par une volonté divine (à moins que celle-ci soit cinglée), le vertige pourrait nous prendre, alors aussi bien en rire.
 
D’ailleurs, les Monty Python sont très drôles.
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Critique publiée le 18 février 2015.
 
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