WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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1:54 (2016)
Yan England

Prêts, pas prêts, partez!

Par Jean-Marc Limoges

À mes étudiants de l’AEC (2016)


Il existe différents types de vraisemblable. Ils ont été, pour la plupart, définis par Aristote, et repris, deux millénaires plus tard, par les structuralistes, non sans passer par les classiques français. On peut en recenser cinq.
 
Il y aurait d’abord un vraisemblable « idéologique ». C’est ce que croit l’opinion commune, ce qui est admis par le plus grand nombre, en somme, c’est un ensemble de stéréotypes et de préjugés. Ça a l’air vrai parce qu’on pense que les choses sont ainsi. Ce vraisemblable est aussi un intéressant indicateur : on peut penser que c’est ce que le réalisateur pense que le monde pense sur le monde dont il parle. Partant, on doit éviter deux écueils : d’une part, tomber dans le cliché éculé (qui provoquera une désapprobation), d’autre part, s’en éloigner et toucher au « vrai » (qui, curieusement, pourra empêcher l’adhésion). Il y aurait, en second lieu, un vraisemblable « économique », lequel reposerait sur le premier. C’est ce qu’il faut dépenser pour motiver — naturaliser — les actions ; moins le vraisemblable est idéologique, plus on doit les motiver, les rendre naturelles. Là aussi, deux pièges. Si on prend soin de les motiver, il faut s’assurer d’une forme de « retour sur l’investissement » et nous convaincre que « ça en valait la peine » sinon, nous verrons les fils blancs dont est cousu le récit. Si on ne prend pas soin de les motiver, nous aurons en revanche l’impression d’un « coup de force narratif » et crierons que c’est « arrangé avec le gars des vues ». Bref, c’est quand une action est trop — ou trop peu — motivée, qu’elle nous semblera invraisemblable.
 
Il y aurait aussi un vraisemblable que l’on pourrait nommer « générique », en cela qu’il est lié au genre. Prenez les personnages d’un genre fortement marqué (western, film noir, giallo, comédie musicale ou drame romantique) et invitez-les dans un autre. Leurs faits et gestes risquent d’être erratiques. Ils deviennent invraisemblables, non parce qu’ils ne répondent pas à l’idée qu’on s’en fait, mais parce qu’ils ne répondent pas aux « règles du genre ». Il y aurait ensuite un vraisemblable, lié à l’univers de la fiction, qui pourrait être appelé « diégétique ». Il consiste simplement à respecter les présupposés qui sont établis dans la diégèse. Ainsi, bien des choses peuvent être vraisemblables, à condition qu’on les ait préalablement admises. Enfin, le dernier vraisemblable, lié au contexte historique (sur le fond duquel se découpe, avec plus ou moins de distance et de liberté, l’univers de la fiction), pourrait être simplement appelé « historique ». Il consiste (si aucune précision n’a été apportée dans la diégèse) à respecter les faits historiques que l’on suppose connus de tous. On pourrait certes parler d’anachronismes, mais j’ajouterais pour ma part — si tant est que la diégèse se rapproche de notre monde, de notre époque et de notre temps, et que le genre en est peu marqué —, que tout ce qui s’éloigne de ce que l’on serait censé y faire pourrait être taxé d’« invraisemblance historique ».
 
Le film de Yan England fait entorse à ces vraisemblables, et c’est ce qui nous empêche d’y croire.
 
Le jour de la rentrée, Tim (Antoine-Olivier Pilon) est seul au sein de la cohue qui grouille dans l’école secondaire où il termine sa dernière année. Il n’est pas moche, il n’est pas con, il n’a rien d’un reject, pourtant, il ne semble pas populaire pantoute. Comment un jeune homme si avenant, si dégourdi, de surcroît au terme de sa cinquième année, a fortioti adulé — on le saura bientôt — par les coéquipiers de son équipe sportive, se retrouve-t-il si isolé ? Invraisemblable diégétique.
 
On le retrouve ensuite dans le labo de chimie, animé par un professeur plutôt fier de sa personne (Patrice Godin), panadant devant une classe de lymphatiques apprentis. Cependant, ce bougre-là possède, en plus d’enviables cheveux poivre et sel, non seulement des notions de chimie et de physique, mais aussi d’éducation physique — ce sera l’entraîneur sportif de Tim. Il jouera aussi le rôle de surveillant et de psychologue. On le soupçonnera même d’être directeur adjoint, puisqu’il jouxte à dextre la madame qui s’adresse trop lentement aux étudiants dans l’angora au lendemain du premier suicide de l’histoire (nous y reviendrons). Un seul homme ne peut — dans la réalité — coiffer autant de chapeaux. Invraisemblable historique.
 
À la cafétéria, on fait la connaissance des méchants garçons aux longs cheveux noirs, à la tête desquels se trouve le fendant Jeff (Lou-Pascal Tremblay). Ceux-ci, pour intimider le blondinet (car c’est là le sujet du film), s’amusent à lui lancer des restes de Chef Boyardee. On aurait pu penser que les méthodes d’intimidation avaient changé, qu’elles étaient plus mesquines, plus sournoises. Or, ce geste doit sans doute nous en apprendre sur ce que le réalisateur pense que son spectateur pense qu’il se passe dans les cafétérias. Vraisemblable idéologique.
 
Ces méchants garçons — à force de lancer de la bouffe et de « renverser » du jus — poussent ensuite le copain de Tim (Robert Naylor) au suicide. Or, quelques jours après, sinon le lendemain, ils se marrent comme des baleines et chahutent comme des blaireaux. Invraisemblable idéologique. On pourrait arguer que ce sont d’insensibles garçons. Pourtant, non. Ils sont bel et bien sous le coup de l’émotion, à la toute fin, quand Tim disparaît à son tour. Donc, invraisemblable diégétique.
 
Troublé par le suicide de son soon-to-be-ami-de-cœur, Tim décide alors — lui qui avait accroché ses running — de se remettre à la course, comme pour venger son pote. Nous apprendrons ainsi, non sans étonnement, que Tim est non seulement versé dans la chimie… mais aussi dans le sport. On s’attendait, du reste, à ce qu’un jeune homosexuel soit plutôt versé dans les arts (stéréotype, quand tu nous tiens !). S’éloignant de cette idée reçue, on s’approche de l’invraisemblable idéologique.
 
Il continuera toutefois de subir de l’intimidation, notamment par Jeff qui fait, lui aussi, évidemment de la course. Tout les destinait donc à ne pas s’aimer la face. Ce coup de force narratif, cette orchestration un peu appuyée, ce duel arrangé avec le gars des vues, nous fait tomber du côté de linvraisemblance économique.
 
Un party se donne. Tim y est invité, avec Jennifer (Sophie Nélisse), sa nouvelle blonde (bon… admettons qu’il se cherche). Et Jeff aussi. Les deux — condamnés à s’affronter — se disputeront une joviale partie de beer bong. Tous les ados font ça, c’est bien connu. Voilà ce qu’on pense que le monde pense. Vraisemblable idéologique. Mais c’est aussi une façon de motiver, à peu de frais, le pivot du récit. Vraisemblable économique. Tim, complètement torché, croit voir, dans la danse, le double — ou le spectre ? — de son ancien copain (nous y reviendrons). Profitant de son état d’ébriété plus qu’avancé, il s’invite sur la terrasse de ce bungalow bondé pour se faire tailler une pipe dans un coin (pas si) sombre à 15 ° degrés sous zéro. On frôle l’invraisemblable idéologique.
 
Mais qui lui fait la turlutte ? Là est la question. Au milieu de la foule apparaît un dude en hoodie vert forêt. Est-ce son copain qui revient d’entre les morts ? Ne s’est-il jamais enlevé la vie ? Est-ce une hallucination ? Il semble que ce soit un jeune homme qui, tout bonnement, lui ressemble. Or, quelles sont les chances qu’un nobody, exactement fringué comme l’ancien amant, gai de surcroît, se pointe à un party sans que personne ne s’en formalise, pratique une fellation à l’un des convives sans même réclamer son dû et foute le camp sitôt qu’il est venu ? Coup de force narratif n ° 2 pour motiver le chantage dont Tim sera maintenant victime, dans toute la deuxième partie du film. Invraisemblable économique.
 
Car Jeff l’a filmé. Fort de ce secret, on l’avertit bientôt que, s’il fait la course, le clip détalera sur les réseaux sociaux. Affolé, il feindra un claquage. Son coach, homme à tout faire et le cœur sur la main, sentira l’affaire, et se rendra, la nuit tombée, rencontrer, à la maison familiale, le papa du garçon. Mais ces affaires-là ne se règlent pas autour d’une table de cuisine. Invraisemblable historique. Et pourquoi, puisqu’il y est, alors qu’il se doute bien que le jeune subit de l’intimidation, le monsieur ne trouve-t-il qu’à lui parler sport. Invraisemblable diégétique.
 
On a été clair : tu ne fais pas la course, sinon j’envoie le clip à tous. Mais pourquoi change-t-il d’idée ? Pourquoi la fait-il quand même ? Est-ce parce que sa copine l’a convaincu qu’ils « ne feront rien » ? L’argument est bien mince. Mais admettons que c’est vrai. Croit-il alors qu’il pourra la gagner sans subir de représailles ? Bref, en pleine course, alors qu’il bat son adversaire, le pote de celui-ci (Anthony Therrien) lui désigne (de trop loin) son cell et lui fait comprendre qu’il envoie. Notre sprinter se dégonfle. Mais pourquoi, si près du but ? On allait envoyer anyway… et il le savait. Ne fais pas la course et tenons ça mort ou fais-la et gagne-la malgré tout. Invraisemblable diégétique.
 
Quittant prestement le terrain tandis que toute l’estrade jubile de voir cette saloperie sur le net, il saute dans la voiture de son père (tiens, il conduit lui !? Nous ne sommes pas loin de l’invraisemblance idéologique et diégétique) et fonce à toute blinde sur l’asphalte givré. Il a un accident... motivé, bien sûr, par l’attention qu’il porte paniqué à son téléphone qui ne cesse de vibrer. Vraisemblable économique. Son père (David Boutin) le retrouve à l’hôpital et apprend tout : non seulement que son fils a frôlé la mort, mais qu’il est gai (ou en tout cas bi) et qu’il a subi solide de l’intimidation. Il est mis au parfum en regardant tout du long le clip où son chou se fait sucer. Tout du long, vraiment !? Un papa, même aussi curieux, peut supporter une telle vue ? Invraisemblable idéologique.
 
Le clip de son rival est viral. Tim est la cible d’exponentiels sarcasmes. Profondément écœuré, il trouve sa solution et passe à l’acte : il concocte une bombe. Troisième et dernier coup de force narratif. Voilà pourquoi notre sportif était aussi versé dans la chimie. Il fallait bien qu’on motivât son explosion. Invraisemblance économique.

On me dira : « Oui… c’est bien beau ta harangue sur le vraisemblable… Mais pendant que tu pérores, il y a quand même des élèves qui se font baver et qui en souffrent… » Je ne le nie pas. Mais comme le disait Boileau : « À votre public n’offrez rien d’incroyable/le vrai peut quelquefois n’être point vraisemblable. » D’autres que moi, peut-être, y croiront. D’autres que moi, sans doute, aimeront. Il s’agit là, en somme, d’un excellent film… pour les cours de moral.
 
J’ai simplement voulu montrer que si, pour certains, ce furent les acteurs, pour moi, ce sont les mécanismes scénaristiques qui ont crevé l’écran. Du coup, ma croyance en l’histoire fut mise à mal. Le scénario était encore bancal. Il eût fallu le fignoler encore un peu avant de donner le premier coup de manivelle. Peut-être England, à l’instar de ses personnages, était-il trop pressé de rentrer dans la course et de terminer premier.

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Critique publiée le 18 octobre 2016.