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Black Book (2006)
Paul Verhoeven

La femme sans ombre

Par Olivier Thibodeau
Créature lumineuse reléguée aux ténèbres de la tromperie, privée de son identité par un sens du devoir exacerbé, la figure de l’espion au cinéma constitue le double du héros verhoevenien. Malgré son apparente disparité avec les protagonistes machos et violents généralement associés au réalisateur, l’héroïne caméléonesque de Black Book s’impose ainsi comme un personnage emblématique de sa filmographie. Orpheline juive forcée de séduire le chef de la Gestapo néerlandaise sous l’impulsion d’un groupe d’intérêt qui profite allègrement de son objectification, celle-ci nous rappelle donc autant la Mata Hari (1931) de Greta Garbo que le RoboCop (1987) de Peter Weller. Et bien que l’exosquelette en kevlar de ce dernier ne possède ni la texture, ni l’attrait lubrique de sa peau dénudée, il en possède la même fonction déshumanisante. Même sa visière teintée parvient ici à évoquer les mèches blondes de la jeune femme, signe de la décoloration d’un être entièrement abandonné à un devoir ingrat. Cette comparaison nous permet d’ailleurs de retrouver l’épaisse signature de l’auteur au sein de cette production tardive, dont le sérieux du propos, le cadre historique et la langue néerlandaise semblent de prime abord se révéler comme autant de traits distinctifs.
 
Laissant présager d’entrée de jeu sa future fonction d’espionne, le personnage de Carine Van Houten est privé de son identité dès la seconde scène, alors qu’elle se remémore l’époque de la persécution nazie, et son refuge subséquent auprès d’une famille chrétienne intransigeante. Forcée de mémoriser des versets bibliques afin d’obtenir sa pitance, elle est ainsi contrainte à abandonner sa religion afin d’assurer sa survie. Pour mieux exprimer la confusion identitaire que ce sacrifice représente, Verhoeven nous gracie alors d’un plan peu subtil dont il connaît trop bien la formule, cadrant goulûment la croix de sirop versée par la jeune femme dans son bol de gruau durement acquis, puis la mixtion de celle-ci dans un mélange fade et informe qui évoque presque trop explicitement la personnalité diffuse de l’héroïne. Contrairement à ses prédécesseurs, à Johnny Rico notamment, Rachel Stein se voit donc dérobée de son moi dès les premiers instants du récit, incarnant en accéléré le pouvoir déshumanisant de la guerre.
 
Outre la perte d’identité dont elle est victime, la protagoniste du récit partage deux autres traits primordiaux propres au héros verhoevenien, soit l’aliénante solitude et l’idéalisme candide qui les rendent si vulnérables à l’influence d’autrui. Isolée de sa famille lors de l’inquisition nazie, Rachel parviendra bientôt à la retrouver au sein d’un groupe de réfugiés embarqués vers la Belgique, la perdant presque aussitôt aux mains de la Gestapo, dont l’un des plus ignobles représentants, le sadique et abject Gunther Franken, les massacre à la mitrailleuse afin de pouvoir dérober leurs richesses. Or, cette malencontreuse rencontre cristallise deux des lubies du réalisateur : la caractérisation grossière d’un antagoniste impénitent, retour au manichéisme exagéré de ces films d’action, ainsi que l’esseulement du personnage principal, dont la privation de chaleur familiale devient à la fois source d’abattement et de motivation. Le souvenir de la famille devient ainsi son unique force motrice, faisant d’elle une âme errante mue seulement par de grands idéaux teintés d’un sentimentalisme écrasant.
 
Privée de sa religion, de sa famille, de sa maison, bref de toute attache identitaire, l’héroïne n’est alors mue que par un absolu idéologique, soit la conception tordue de justice qu’elle entretient à l’égard des occupants nazis. C’est d’ailleurs celle-ci qui dictera ses actions jusqu’à la toute fin du récit, la laissant ouverte aux suggestions vivement intéressées d’un mouvement de résistance local qui profitera allègrement de son sens du devoir pour mieux la transformer en outil. Comme l’opportuniste Bob Morton ou la cruelle Cristal Connors, le stoïque Jean Rasczak ou la distribution entière de Total Recall (1990), les « gentils » membres de cette organisation vampirisent ainsi l’idéalisme débordant de la jeune femme pour mieux servir leurs propres desseins. La cueillant parmi les essaims d’ouvrières affairées dans l’usine de préparation alimentaire où elle trouve refuge suite au massacre de sa famille, voyant qu’elle n’hésite pas à se retrousser les manches afin de leur venir en aide, ils lui trouveront bientôt une affectation digne de ses proéminents charmes féminins, soit celle d’appât destiné au chef de la Gestapo locale. Sacrifiant les dernières traces de sa personnalité propre, ils finiront ainsi par la réduire à sa plus simple expression, soit celle d’un corps aguichant assorti d’une bouche servile.
 
Poussant l’abstraction identitaire à fond, la Résistance transforme ainsi la douce Rachel Stein en Ellis de Vries, chanteuse de cabaret à la tignasse blonde et à la robe rouge évanescente. Or, si la teinture au peroxyde de tous les poils de l’héroïne constitue un trait saillant de sa dépersonnalisation, sa fréquente nudité en constitue un autre. Loin de prouver son humanité, sa chair dénudée la prive ainsi de toute spécificité nationale ou religieuse, faisant d’elle le simple objet du regard concupiscent de l’establishment nazi. Lors d’une scène-clé où son amant allemand découvre ses repousses noires, dévoilant du coup le subterfuge visant à cacher son origine juive, elle s’empresse de lui opposer l’anonymat de son corps. « Ceux-ci sont-ils juifs ? » lui demande-t-elle en dévoilant ses seins, répétant la même question tout en énumérant chacune des parties d’une anatomie soudain privée de toute attache culturelle. Son corps sculptural se transforme alors en un canevas vierge propice à la détermination extérieure. En plus d’être exploité par les membres de la résistance et abusé par les nazis, il deviendra finalement l’objet de défoulement des masses néerlandaises libérées, qui y verront l’arme d’une traîtresse à la nation. Lors d’une scène d’humiliation particulièrement grotesque, ces hooligans vociférants lui infligeront l’ultime violence, l’aspergeant de merde avant de l’éclabousser au boyau, la privant ainsi de la dernière trace d’une humanité qui ne s’accrochait plus déjà qu’à une mince dignité issue de son sens du devoir.
 
À la fin, il ne restera plus comme solution à Rachel que d’abattre tous les masques afin de se débarrasser du sien. Il lui incombera alors de révéler la véritable nature des rebelles retors ayant œuvré à sa déshumanisation, dévoilant du coup leurs crimes de guerre afin de mieux s’absoudre de ceux projetés sur elle par ceux-ci. Il devient alors facile de voir en le personnage du bon docteur Akermann le double de Dick Jones ou de Vilos Cohaagen dont les manipulations incessantes du protagoniste n’existent que pour voiler leur propre supercherie aux yeux du monde. La quête identitaire de la protagoniste s’inscrit donc également au sein d’une grande purge sociale qui blanchit tout à la javel, révélant le caractère héroïque d’un monde caché sous d’épaisses couches de faux-semblants. Ainsi, Rachel rejoint la « Terre promise » d’Israël, ainsi Black Book se fond sans effort dans la filmographie homogène de Verhoeven, épaississant sa puissante iconographie grâce à un autre exemple lumineux d’altruisme. 
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Critique publiée le 15 novembre 2015.
 
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Panorama-cinéma Volume 3. Numéro 3.


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