ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Festival du nouveau cinéma 2016 : Jour 9

Par Panorama - cinéma



MAUDITE POUTINE

Karl Lemieux  |  Québec  |  2016  |  95 minutes  |  Compétition internationale

Dès les premières images — un effet stroboscopique de noir et blanc suivi d’un fondu sur un show rock —, on sent que tout se passera de ce côté-ci de l’écran, que les émotions déborderont du cadre, nous éclabousseront et pénétreront nos pores. On se plaît souvent à répéter qu’au cinéma — comme dans tous les arts en général — la forme en dit toujours autant (sinon plus) que le fond, la manière, toujours autant (sinon plus) que la matière. Mais ici, le film — sa forme — devient matière. Le noir et blanc granuleux de l’image — un noir et gris, en fait — donne corps aux barres de métal avec lesquelles on amoche, aux murs de ciment qu’on longe nerveusement, à la poussière qu’on respire dans l’usine. L’écran lui-même devient froid, rugueux, poussiéreux et nous affecte. Car c’est bien aux affects que s’adresse ce film à la trame narrative étonnamment dépouillée : de jeunes rockeurs doivent remettre 10 000 $ (qu’ils n’ont pas) aux sanguinaires bikers à qui ils ont volé de l’herbe. Or, cette trame est ponctuée de moments lors desquels rien ne se passe, sinon que des émotions brutes. Et c’est dans ces moments, où rien ne fait spécifiquement avancer l’action, que le film nous happe le plus violemment, nous essouffle et nous coupe la respiration. L’image se floute, la caméra s’agite, le montage s’énerve, le bruit s’intensifie, la musique augmente. On ne nous montre pas des personnages jouant — ou pire, verbalisant — leurs émotions. Leur haine, leur hargne, leur peur, leur peine, c’est nous, toujours de ce côté-ci, qui les vivons. On saluera d’ailleurs au passage l’excellent travail de tous les comédiens : voyez Martin Dubreuil levant simplement la main pour faire taire et éloigner son frère, Francis Lahaye raconter la boucherie dont il a été témoin, Robin Aubert hurlant un « Tu décâlisses ! » bien sonore ou Jean-Simon Leduc jouer à la roulette russe puis péter sa coche. Toujours justes, ils arrivent, eux aussi, à en dire plus tout en en faisant moins. Avec des films comme Déserts et Maudite poutine, on dirait qu’une nouvelle vague déferle sur le Québec. (Jean-Marc Limoges)



 
ONE WEEK AND A DAY
Asaph Polonsky  |  Israël  |  2016  |  98 minutes  |  Compétition internationale
 
Intéressante première œuvre du réalisateur Polonsky, celle-ci propose une lumineuse méditation sur le deuil, usant d’une touche d’humour noir pour évoquer la résilience de l’esprit humain face à la mort d’un proche. On pourrait presque parler d’humour « post-mortem » ici, lequel sert de bouée de sauvetage pour l’âme blessée de deux parents endeuillés par le départ d’un fils. Référence quantitative à leur période de deuil, One Week And A Day connote la Shiv'ah (semaine de recueillement propre à la tradition juive) plus un jour. Or, c’est pendant ce jour que se situe l’action du film, alors qu’Eyal Spivak règle ses comptes avec tous les emmerdeurs qui l’entourent, fumant joint sur joint de cannabis médical avec le fils de ses voisins. Exacerbée par l’humeur tempétueuse du vieil homme, l’abrasivité de la vie banlieusarde se manifeste très tôt dans le récit, et motive presque toutes les actions subséquentes du protagoniste, faisant essentiellement du film une parodie de l’existence bourgeoise. « Incapables » d’assister à l’enterrement de son fils, ses voisins et ex-amis ont quand même apporté une salade pour la Shiv’ah ; Eyal les emprisonne entre la porte arrière de sa maison et la barrière coulissante du jardin. Eyal donne un coup de pied sur un taxi après un argument avec le chauffeur. Eyal claque sa voisine importune, et se bat ensuite avec son mari enragé. Bref, Eyal s’offre une cure thérapeutique dans la plus pure tradition de l’humour juif, lequel retrouve ici l’une de ses fonctions primordiales de passation du deuil. Profitant d’une performance exaltée de Shai Avivi (laquelle lui a valu une nomination pour l’Ophir du meilleur acteur plus tôt cette année), complémentant celle-ci d’une faculté d’observation inouïe, Polonsky cerne parfaitement la nature du personnage, mettant presque l’entièreté de la mise en scène à son service. Dévoilant avec sensibilité son parcours psychologique tortueux, par-delà ses tactiques de substitution filiale et ses efforts furieux de rétribution, il y capture de façon habile et hilarante tous les petits désagréments qui l’accablent, nous proposant entre autres une séquence mémorable où il tente en vain de se rouler un joint. Entassant dans cette séquence le nombre maximal de gags visuels possibles (démontrant toutes les façons imaginables de déchirer une feuille de papier à rouler), il y évoque à la fois la perte de contrôle qui affecte Eyal et son ardent désir d’évasion, concrétisant ainsi la nature symbiotique d’une œuvre passionnément humaniste où la mort n’est finalement qu’un prétexte pour célébrer la nature douce-amère, mais ô combien savoureuse de la vie. (Olivier Thibodeau)
 
 


PRANK
Vincent Biron  |  Québec  |  2016  |  78 minutes  |  Temps ø

Quand Ricardo Trogi tourne 1981 (2009), il approche de la quarantaine et les ti-culs qu’il filme ont environ douze ans. Quand André Melançon tourne Comme les six doigts de la main (1972), il est dans le début de la trentaine et ses ti-culs ont, eux aussi, environ douze ans. Quand Vincent Biron tourne Prank (2016), il est, également, dans le début de la trentaine, mais ses ti-culs ont, en revanche, près de dix-huit ans. L’écart se réduit donc entre le sujet et son objet. L’ascendant diminue. De plus, le film de Trogi ne s’adressait pas spécifiquement aux enfants mais plutôt aux adultes ayant connu cette époque, lesquels regardaient le film avec nostalgie ; c’était un adulte qui parlait à d’autres adultes du monde de l’enfance. Quant à lui, le film de Melançon, s’il s’adressait, au départ, aux enfants, n’en touche pas moins, aujourd’hui, tous les adultes (ces enfants d’alors) ayant aussi connu cette époque. À la nostalgie, se joint même une lecture documentarisante. Par contre, le film de Biron est un film d’ados s’adressant aux ados — et même, oserais-je dire, aux amis de ceux qui les jouent. Un film de gang, quoi, dont les spectateurs, s’ils n’en sont pas des amis, et encore moins des ados, se sentent d’office exclus. Il manquerait donc à ce film une autre distance pour être pleinement goûté (et possiblement est-ce ce qui explique le succès qu’il obtient ailleurs). Qui sait ? Peut-être se bonifiera-t-il dans trente ans et le regardera-t-on, la larme à l’œil, comme devant un album souvenir un peu décrépit. Peut-on, en outre, trouver quelque intérêt à cette douteuse farce ? Difficilement. On pourrait, pour tenter d’expliquer cette indifférence, appliquer aux « pranks » égrenés pendant ces 78 minutes la formule que Freud appliquait aux mots d’esprit : A se moque de B et fait rire C. Peut-être manquait-il le troisième terme de l’équation à ce film dont les tours ne font rire, en somme, que les personnages qui les jouent. Le spectateur serait, en quelque sorte, le témoin négligé de l’histoire. Il reste néanmoins une attendrissante esquisse d’amourette entre Stefie et Léa, laquelle tourne cependant un peu en rond. Mon moment préféré ? Le Cheval de Turin. (Jean-Marc Limoges)
 



LA TORTUE ROUGE
Michael Dudok de Wit  I  France, Belgique  I  2016  I   80 minutes  |  Compétition internationale

Un homme voit son destin tourneboulé par une mer fougueuse, échouant sur une île isolée au milieu d’eaux abyssales. Avec la ferveur de celui qui veut échapper à un environnement au profil hostile et inadapté à sa condition d’homme « civilisé », il s’efforce de construire tour à tour des radeaux de bambous toujours plus imposants pour regagner au plus vite le monde auquel il appartient. Confronté à un mur invisible, il sera évincé à chaque tentative et finira par se laisser choir, abattu et désabusé. À la veille de la mort, il connaîtra finalement le renouveau à la lumière d’une rencontre, celle de la tortue rouge sublime au regard imposant et pénétrant qui se réincarnera en une femme (petit clin d’œil au mythe d’Adam et Ève), lui apportant l’assurance d’une vie épanouie et l’énergie vivifiante d’une journée sans lendemain. Dépourvu de dialogues qui en aucun cas ne perturbent le cours de l’histoire et rendent plutôt l’expérience très agréable, La tortue rouge nous baigne dans la quiétude d’une vie simple dont la communication s’affirme d’autant plus harmonieusement à travers les gestes, cris gutturaux, regards et expressions du visage qui amplifient délicieusement et à leur avantage les émotions et sentiments des personnages. Michael Dudok de Wit signe là une ode à la simplicité dans un élan contemplatif, voire mystique, et traite du temps comme un élément linéaire — chaque jour réserve son lot d’actions quotidiennes et de surprises — et circulaire — les étapes célébrant la vie et la mort se succèdent naturellement. Si la musique aux airs lancinants gâche le parti pris de l’effeuillement du réalisateur, l’aspect artisanal des décors, dessins créés au fusain (à l’exception de la tortue et du radeau animés numériquement) rendent grâce au sentiment de liberté et de bonheur de l’instant présent. Particulièrement réussis les effets visuels et le sentiment d’urgence dus à l’arrivée d’une vague gargantuesque arrachant tout sur son passage, nous submergent par une striation affolée et un rythme effréné tempêtant le cœur. Si les symboles d’acharnement de l’homme oubliant sa nature profonde et se consacrant à ce qu’il n’est pas jalonnent l’animation, celle-ci se concentre sur les piqûres de rappel et accorde une place primordiale à une vie élémentaire en accord avec ses événements. (Claire-Amélie Martinant)
 



WEIRDOS
Bruce McDonald  |  Canada  |  2016  |  85 minutes  |  Les incontournables

Bruce McDonald est un réalisateur erratique, et il en fait la preuve ici, vagabondant au gré de ses personnages dans un monde qui semble les dépasser tous, livrant pour l’occasion une oeuvre magnifiquement terre-à-terre, certes chaleureuse, mais néanmoins indigne du titre excentrique qui l’affuble. Le concept est génial : un coming of age road movie où deux jeunes néo-écossais quittent leur pittoresque banlieue pour la lointaine Sydney de juillet 1976 (aujourd’hui une agglomération de la municipalité régionale du Cap-Breton). Kit prépare sa valise dans sa chambre, parmi les livres d’Andy Warhol et les posters d’Elton John, puis il convainc son père qu’il va passer la nuit chez sa copine Alice, laquelle convainc ses parents qu’elle va dormir chez Kit. Protégés par cet alibi « en béton », les deux jeunes partent en fait pour Sydney, désirant assister à une fête sur la plage et retrouver la mère de Kit, mais surtout découvrir leur sexualité. Fascinant objet plastique, doté d’une somptueuse photographie noir et blanc qui accentue sans cesse la beauté des panoramas côtiers du Cap Breton et contribue à une habile recréation d’époque, celui-ci utilise habilement les deux protagonistes comme signifiants graphiques, suggérant via leur allure androgyne et leurs blancs atours une paire de canevas vierges prêts à recevoir les enseignements de la vie. À ce titre, puisqu’il suggère une double quête initiatique, l’idée de coming of age road movie se traduit ici par un double objectif pour Kit, celui d’accepter son homosexualité et de briser l’idéal romantique qu’il entretient à l’égard de sa mère. Ce dernier objectif le poussera d’ailleurs à rebrousser chemin en fin de quête et à réintégrer le monde conventionnel de la banlieue, limitant ainsi tout le concept de voyage à une simple errance et la découverte de soi à une simple affirmation de soi, réduisant du coup « la route » à un circuit fermé, qu’on arpente simplement pour voir du paysage. Et malgré une certaine plausibilité psychologique des personnages, le film est torpillé par des pratiques représentationnelles et une caractérisation simplistes, lesquels s’appuient sur l’apparition sporadique d’Andy Warhol comme guide spirituel de Kit et sur les signifiants grossiers de son homosexualité afin d’approfondir son personnage. Malheureusement, et c’est là la triste réalité du film, tout son génie demeure en surface, transformant une intrigante proposition de road trip en une ennuyeuse visite muséale, propre d’un couple de très ordinaires weirdos. (Olivier Thibodeau)


PRÉSENTATION
OUVERTURE : TWO LOVERS AND A BEAR
JOUR 1
(Alipato, Death in Sarajevo, Diamond Island, Je me tue à le dire,
Safari, Sixty Six, The Death of J. P. Cuenca, Welcome to Iceland)

JOUR 2
(Déserts, Late Shift, Lost and Beautiful,
Maquinaria Panamerica, The Last Family)

JOUR 3
(Daguerrotype, Director's Cut, Sur les nouveaux alchimistes,
Happy Times Will Come, Life After Life, Pacifico)
JOUR 4
(A Quiet Passion, Apnée, Aquarius, Autre part,
Fallow, Sadako vs. Kayako, Sunrise, Werewolf)

JOUR 5
(A Lullaby to the Sorrowful Mystery, Bitter Money,
La Chasse au collet, Lampedusa, Sand Storm, We Make Couple)
ENTREVUE
Xavier Seron et Julie Naas (Je me tue à le dire)

JOUR 6
(A Decent Woman, Belgica, Lily Lane,
Mes nuits feront écho, Notes on Blindness, The Untamed)

JOUR 7
(Les arts de la parole, Dogs, L'effet aquatique,
I Had Nowhere to Go, The Ornithologist, Spark)
JOUR 8
(The End, Évolution, The Giant, Yamato (California), X Quinientos)

JOUR 9
(Maudite poutine, One Week and a Day, Prank,
La tortue rouge, Weirdos)

ENTREVUE
Felix Van Groeningen (Belgica)

JOUR 10 + PALMARÈS DE LA RÉDACTION
(Invisible, Mademoiselle, Stealing Alice,
Le vertige des autres, Yourself and Yours)

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Article publié le 15 octobre 2016.
 

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