ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
L’équipe Infolettre   |

Vues d'Afrique 2021 : Partie 3

Par Claire-Amélie Martinant, Anthony Morin-Hébert et Olivier Thibodeau

Le festival Vues d'Afrique se termine aujourd'hui. Pour le dernier droit, nous vous proposons trois chroniques de l'héroïsme féminin, ainsi que la rencontre d'un Fou gentil, venu discuter de notre mère la Terre. Journalistes pugnaces, détectives endurcies et cultivatrices herculéennes complètent l'ensemble pour vous éblouir de leur bravoure et de la puissance de leur regard, mais surtout pour vous faire oublier que demain, le festival n'est plus. Bonne lecture !
 


Eklo Productions


LE FOU GENTIL

Kodjo Gonçalvès  |  Togo / Canada  |  2019  |  21 minutes  |  Regards d’ici courts-métrages

* Disponible du 9 au 18 avril *

Des yeux perçants, éclatants de vérité, deux billes rondes capables de traverser le corps par leur intensité, voilà ce qui attire notre attention et nous exhorte à tendre l’oreille. Ermite et agronome, Clément Ghadimi Rochane a atterri au Togo, à Atakpamé, la ville des pierres qui vous parlent, afin d’éduquer ceux qui le souhaitent.

Bordée d’un portail en fer peint d’un bleu vif, nous nous faufilons dans sa cour, remplie d’arbres dont un avocatier qui apporte une bonne dose de fraîcheur ombrageuse, produit de l’huile, procure une nourriture riche en fibres et en acides gras, et fournit même un noyau pour sa prolifération. De plus, l’avocatier, comme tous les arbres, pourvoit à ses besoins en s’enrichissant naturellement de ses propres feuilles qu’il ramène à la surface afin de nourrir sa terre. Pendant toute l’année, il travaille fort pour être en mesure de produire un fruit, qui dans un bruit sourd se détache et vient littéralement se déposer à nos pieds. Qu’est-ce que l’homme a fait pour obtenir ce fruit ? Rien, absolument rien. Il s’est seulement penché pour le récolter. Cette incroyable faculté à subvenir aux besoins des animaux, humains, insectes et végétaux dans son sillon: il s’agit de la providence !

Le temps semble ralentir, et nous nous prenons volontiers au jeu de la rhétorique, bien tapis sous les arbres. Clément Ghadimi Rochane nous enseigne avec passion son savoir qu’il a acquis au fil des années et ses expériences professionnelles en tant qu’ingénieur agronome. Il a rapidement saisi que notre système agricole était défaillant, car complètement dépendant du pétrole et des énergies fossiles, bien voués à disparaître prochainement. Il s’est rendu au Brésil qu’il a parcouru, observé, et il a vu là d’immenses richesses. Il s’est demandé comment il pouvait s’inspirer de cette grande machine solaire qu’est la nature, et l’agencer pour que dans nos champs puisse s’incorporer une pratique équivalente de rendement éternel.

Scientifique, philosophe, charismatique, il transmet les savoirs du monde à qui veut bien l’entendre. Éducateur divin, il nous partage sa conception de l’agriculture empreinte de la pensée de Bahá’u’lláh, religion universelle née en Iran, qui vise entre autres l’élimination de la pauvreté, l’abandon de tous les préjugés, l’égalité des droits des hommes et des femmes, la responsabilité d’une recherche personnelle de la vérité ainsi que l’éducation universelle. Et qu’importe si les gens l’appellent le fou gentil. Il serait bien plus fou de l’ignorer, car à y penser sincèrement, tout ce qu’il énonce dans ce reportage fait énormément de sens. Des choses aussi simples que de laisser les feuilles tombées au sol jusqu’à ce qu’elles disparaissent (et nourrissent ainsi la terre), l’ineptie du compostage (oui, oui) pourtant prôné dans tout Montréal et la grande erreur de l’homme d’avoir séparé les pièces de la machine au lieu de les faire collaborer. Heureusement la sagesse et le savoir s’apprennent ! (Claire Martinant)



Les Ateliers Varan, Alliance française de Bangui


LUCIE

Marlyse Awa Yotomane  |  République centrafricaine / France  |  2019  |  25 minutes  |  Documentaires courts métrages

* Disponible du 17 au 18 avril *

Une autre perle produite par les Ateliers Varan, maison fondée par Jean Rouch qui, comme le Wapikoni mobile, vise à former des cinéastes indigènes à la mise en scène de leur quotidien occulté. À l’instar de sa compatriote Anne-Bertille Ndeysseit Vopiande (autrice de l’excellent Boyi biyo), la réalisatrice centrafricaine Marlyse Awa Yotomane nous livre ici ses impressions sur l’existence prolétaire locale, choisissant pour l’occasion de cadrer un sujet hors pair, une héroïne du quotidien, la sublime et herculéenne Lucie Patricia Yagandia. Lucie est paysanne et elle nous montre bien ce que cela représente dans son coin de pays, effectuant à l’écran des prouesses physiques dignes des plus vaillants guerriers, même s’il ne s’agit pour elle que d’une journée de plus dans un endroit où l’effort surhumain est affaire de survie journalière.

Si Boyi biyo évoquait déjà les tapes existentiels de Robert Morin, Lucie ne fait que confirmer ce rapprochement, grâce notamment à deux traits constitutifs : le pittoresque social, que maîtrise Yotomane comme un poisson dans l’eau, mais aussi l’art du spectacle vulgaire, compris comme l’encensement des facultés extraordinaires de personnes ordinaires. Les différents tableaux glanés le long du parcours de la protagoniste ont beaux tous être dotés d’un pouvoir d’évocation unique, ce sont donc les vignettes triomphales des nombreux efforts déployés par Lucie qui viennent marquer notre imaginaire. Qu’elle manie la machette ou l’art de la négociation, la protagoniste impressionne surtout par la quantité de marchandises qu’elle peut porter sur sa tête, des kilos de tomates ou de manioc, qu’elle apprête ensuite pour la culture avec une ferveur monastique. Pour pas grand-chose, diront certains : un lopin de terre aride, alors qu’elle le fait plutôt pour l’intégrité et l’honneur.

Comme chez Morin, c’est la perspicacité de la perspective qui surtout séduit, c’est l’enviable proximité de l’autrice avec ses sujets, sa présence subreptice dans les recoins excentriques de leur vie et sa capture subséquente de moments parfaitement anodins, mais parfaitement révélateurs de leur situation. Le point de vue est ethnographique, mais il n’est pas colonialiste ; il est local et familier, notre guide à la découverte de tableaux cachés (garçonnets à la mare, couples aux champs et monticules de tomates), mais aussi de pratiques inusitées (la coupe du manioc, mais aussi la confection d’alcool frelaté et le maniement de la harpe arquée par les piliers de taverne locaux). Le résultat est un portrait d’individus irrésistibles, tapis loin du regard malgré leur intérêt, puis sortis élégamment de l’infamie. Le film est également constructif en tant que l’envers genré de Boyi biyo qui, lui, épousait plutôt la perspective masculine, au détriment d’une réalité féminine qui prend ici l’avant-scène. Lucie n’est pas que la copine intransigeante d’Edgard, elle est son échine, celle d’une communauté tout entière, et sa force est célébrée par la réalisatrice avec toute la révérence élusive qui lui est due. (Olivier Thibodeau)

 


Baya Films, CADC, Les. Asphofilms


PAYSAGES D'AUTOMNE

Merzak Allouache  |  Algérie / France  |  2019  |  103 minutes  |  Fiction longs métrages

* Disponible du 17 au 18 avril *

Un énième féminicide. « Il faut que ça arrête », déclare solennellement un enquêteur, dépêché sur une plage de Mostaganem pour quérir le corps mutilé d’une adolescente, prostituée à la solde d’un réseau mafieux impliquant moult sommités algériennes. Parfois, la fiction est plus apte à décrire la réalité que le documentaire, et ça semble bien être le cas ici, dans ce drame policier dur et captivant qui rayonne d’une aura féministe salutaire. À la barre de l’œuvre : Merzak Allouache, chroniqueur des mœurs algériennes depuis 1976, qui aborde aujourd’hui une série de sujets chauds relatifs à la place des femmes dans son pays gangréné par l’islamisme radical. Le format est plus attrayant en tout cas que celui de son corollaire documentaire, Des femmes (2020), également signé par Allouache et présenté au festival cette année. S’il stagne à un niveau théorique, s’embarrassant d’un treillis écrasant de têtes parlantes, ce dernier ne parvient jamais aussi efficacement à incarner la puissance du regard féminin qu’à travers le récit d’enquête de Paysages d’automne, ni à matérialiser la peur, essentielle à l’exercice incontesté du pouvoir patriarcal, comme du pouvoir criminel.

Houria (Salima Abada) est une journaliste pugnace qui, avec l’aide d’une jeune photographe nommée Latifa (Nour el Houda Lebgaa), décide d’utiliser ses contacts dans le monde interlope afin de faire avancer l’enquête sur le cas des étudiantes assassinées. Les révélations obtenues lui permettent de retrouver la piste d’un politicien influent, leader d’un réseau de prostitution juvénile dont elle capte l’image aux côtés d’une femme ensanglantée par sa main. Tout déboule de là : les indices subséquents et les menaces, issus de la mise en marche d’un système répressif phallocentrique dont les rouages incluent une bonne partie de la distribution masculine, à commencer par le rédacteur en chef de Houria, qui réquisitionne véhémentement les photos. Tout origine en somme de l’expression du regard féminin sur les magouilles des mâles, voire de la simple professionnalisation de ce regard, tel que démontré lors d’une des scènes initiales, où Latifa est apostrophée par un policier pour avoir pris des photos du marché. L’enjeu central du film est là : dans l’exploration des limites du droit d’agir des femmes algériennes au sein de l’arène publique, professionnelle et politique. Son réquisitoire est d’ailleurs dirigé fermement contre les mesures coercitives destinées à brimer l’agentivité féminine, particulièrement les tentatives d’intimidation à leur égard.

Malgré la grande qualité de la production, c’est son scénario qui nous enivre, notamment le confondant travail de focalisation effectué par Allouache. En insistant sur la puissance irrésistible et la portée tentaculaire des méchants, mais aussi en disséminant les zones d’ombre et de lumière factuelles, en tapissant le hors-champ d’assassins sans scrupules, celui-ci parvient à créer une aura de menace constante au-dessus d'Houria et Latifa. Plus le récit avance, plus nous partageons intensément leur appréhension face aux conséquences funestes de leurs bravades. La misogynie latente de l’ordre social contribue d’ailleurs à accentuer cette aura de menace jusqu’à un niveau presque insoutenable, surtout au vu de la multiplicité des châtiments physiques et sexuels auxquels s’exposent potentiellement les investigatrices, de même que la banalité des abus de pouvoir perpétrés par les hommes. Malgré sa relative innocuité, la scène où le rédacteur en chef confronte Latifa est absolument glaçante puisque celle-ci allie tentative de séduction et tentative d’intimidation, alors que les gros doigts pervers du bonhomme se rapprochent vicieusement du visage en larmes de la jeune femme. Le film pourvoit ainsi une variation culturelle au film policier traditionnel où le sentiment d’impunité des méchants est ancré  dans une réalité sociale tangible, au même titre que la terreur qui leur sert d’arme. Au sein de ce triste paradigme, le simple fait de ne pas avoir pas peur constitue pour les femmes un geste militant. C’est ce que mentionnait l’une des intervenantes de Des femmes, et c’est ce qui vient définir ici l’héroïsme des protagonistes. (Olivier Thibodeau)



Collective Productions Namibia


TERRE DES BRAVES

Tim Huebschle  |  Namibie  |  2019  |  95 minutes  |  Fiction longs métrages

* Disponible du 17 au 18 avril *

La formule est connue : un enquêteur de police au sombre passé, ancien alcoolique, se retrouve pris dans une affaire de meurtres et de chantage. Un mystérieux tueur sévit, le coéquipier flegmatique est là pour apporter son support, le chef de la police est impitoyable et un journaliste insolent sème la pagaille. Bien ficelée, ce genre de recette éprouvée ne manque pas de produire un suspense, souvent sirupeux à souhait, dont on ne se lassera sans doute jamais. L'intérêt ne se trouve pas dans les surprises du scénario, mais dans les légères variations qui renouvellent les codes du genre. La destination nous est connue depuis le départ; ce sont les agréments du chemin qui comptent, et Terre des braves emprunte cette voie de manière efficace.

D'abord, la protagoniste est une femme noire qui n'est jamais sexualisée. L'histoire ne cède jamais aux fâcheuses facilités qui auraient placé la policière dans des situations d'impuissance auxquelles les héroïnes de thrillers sont trop souvent confrontées en raison de leurs prétendues faiblesses naturelles : Meisie Willemse est déterminée et solide comme tout bon héros de hardboiled masculin. Lorsqu'elle flanche, c'est dans le whisky qu'elle se réfugie, elle le boit sec et d'une traite. Frustrée, renfrognée, violente, elle l'est du début à la fin, d'une manière parfois trop soutenue et exempte de nuances qui mène à décrédibiliser son personnage. Qu'à cela ne tienne, ce sérieux exagéré que Meisie ne délaisse jamais insuffle au film une intensité à laquelle il fait plaisir de s'abandonner. Un coup monté contre la policière en fait la suspecte d'une série de meurtres; elle doit alors trouver le responsable pour se disculper tout en jonglant avec les doutes de ses collègues. Nous la savons innocente, et c'est avec une agitation jubilatoire que nous la voyons sans cesse se buter aux obstacles qui se dressent sur le chemin de son inéluctable absolution.

La voie de l’héroïne est bordée d'une galerie de personnages savoureux – on peut penser au vieux coroner cynique et friand de jeunes femmes, ou à la nièce nonchalante de Meisie, une travailleuse du sexe qui constitue une proie idéale. Pour le reste, l'œuvre de Tim Huebschle attire l'attention par la représentation qu'elle fait de la Namibie : les paysages désertiques et stériles de l'hiver sud-africain installent un ton grave, la musique électronique à laquelle se mêle le son d'instruments traditionnels supporte l'établissement du suspense et les tensions du racisme perpétré envers les descendants autochtones du pays finissent par former l’une des clés de l'intrigue. Certes, le respect des codes du thriller policier dénote un certain assujettissement à l'hégémonie du cinéma hollywoodien (et, dans une certaine mesure, à celui des pays scandinaves), mais elle prouve aussi la volonté des artisans namibiens de faire rayonner leur production filmique à l'international.

S'il ne représente pas un chef-d'œuvre de subtilité, Terre des braves reste un excellent divertissement. Une réussite qu'il faut saluer lorsqu'on sait que le film a réussi à voir le jour malgré un budget minuscule de 200 000 dollars américains. Grâce à la hardiesse d'une équipe dont les membres ont accepté des salaires réduits et l'affectation à plus d'une fonction, ce thriller surpasse un bon nombre d'œuvres similaires disposant de moyens bien plus conséquents. Une agréable première au festival Vues d'Afrique pour le cinéma namibien. (Anthony Morin-Hébert)

CLIQUEZ ICI
pour accéder à la plateforme de visionnement gratuite du festival

 

 

PARTIE 1
(Boyi biyo, Buddha in Africa, En route pour le milliard,
Sukar, Taximan - Cultivateur)


PARTIE 2
 (2 avril, Le chemin du paradis, De terres à terre,
Envers et contre tout, Vas-y voir)


PARTIE 3
 (Le fou gentil, Lucie, Paysages d'automne, Terre des braves)

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 18 avril 2021.
 

Festivals


>> retour à l'index