WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

FIFA 2021 : Partie 1

Par Fannie Caron-Roy et Maude Trottier


prod. Hofesh Shechter Company and Illuminations

HOFESH SHECHTER'S CLOWNS
Hofesh Shechter  |  Royaume-Uni  |  2018  |  29 mins  |  Sélection officielle court métrage

S’il est un filon pertinent en ce moment même, c’est bien celui du film de performance, de danse ou de théâtre. Il constitue en effet l’une piste les plus fertiles pour le monde qui vient et pose de belles et cruciales questions autour du transfert et des échanges entres médiums et arts. Clowns, pièce créée en 2016 pour le Netherlands Dance Theatre, remédiée en film dans le cadre d’un partenariat entre la BBC Arts, le Arts Council England et le Battersea Arts Centre en 2018, ironise la violence, de manière théâtrale. L’utilisation de costumes aux connotations affirmées — la collerette de dentelle, les habits de paysan de la plupart des danseurs contrastant avec les vêtements soignés et la cravate rouge sang du personnage central — sur lesquels la caméra attire d’emblée notre attention par le truchement de gros plans, de même que l’accent mis sur la violence de gestes sans équivoque dans des mouvements d’ouverture montrés au ralenti, instaure en effet un ton de déraillement à partir du tragique.

Tout au long du film, nous verrons à plusieurs reprises dix danseurs pris en plan frontal au moment où ils occupent l’horizontalité de la scène. Mais rapidement, la caméra se pose tout près des corps pour tout à fait privilégier ce corps à corps, ce qui semble vouloir rendre une forme de pathos, une certaine « énergie » ou dynamisme « live », que seconde une trame musicale toute en percussions (également signée par le chorégraphe). Jouant d’effets de flou, de cadrages resserrés et de mouvements de caméra apposés sur le mouvement des danseurs, cette caméra choisit alors de sacrifier une vision d’ensemble et par le fait même un sens du jeu collectif dont Shechter est pourtant le maître. Nous la suivons d’abord volontiers, entraînés par son rythme, par sa tutelle, mais rapidement, l’articulation entre les espaces de la caméra, de la scène et du corps des interprètes apparaît gommée et le regard cherche, comme malgré lui, à respirer, à voir plus loin. Les mouvements d’ensemble débordent le cadre, et le mouvement individuel, quant à lui, semble souvent jugulé dans sa force motrice, à force d’être morcelé par le plan rapproché. Y’a-t-il gain narratif ? Il est difficile d’en juger, en prenant connaissance de la pièce par le biais du film. Y’a-t-il gain dans la compréhension de l’écriture chorégraphique ? Peu ou prou, à moins que l’on considère que la captation rapprochée du mouvement le soit, mais dans un sens absolument général.

Hofesh Shechter, chorégraphe de renom et auteur de ce film-danse, est un habitué du festival Danse Danse de Montréal, si bien que le spectateur d’ici suivant la scène de la danse connaît son écriture axée sur les groupements synchrones, l’intégration de motifs issus du folklore et son sens de la composition scénique. Est-ce l’effet de réminiscences d’un autrefois de spectateur à l’avenir incertain ou même le souvenir d’Amelia d’Edouard Lock (2002), vidéo-danse qui paraît maintenant si ancien, mais qui demeure une référence notoire par sa façon de rendre l’intelligence de la danse par la caméra ? Si l’on peut tout à fait comprendre le chorégraphe d’avoir voulu re-créer sa pièce en versant ses valeurs dans l’œil de la caméra, il n’en reste pas moins qu’une impression de spectacularisation un peu facile ressort de ce film-danse. (Maude Trottier)

 


prod. Les Productions du Verger

LA TENTATION DU RÉEL
Joachim Thôme et Jérôme Laffont  |  France/Belgique  |  2019  |  66 minutes  |  Sélection officielle long métrage

Avec La tentation du réel, Jérôme Laffont et Joachim Thôme offrent une véritable entrée dans le retable de l’Agneau mystique (1432), peint par les Flamands Hubert et Jan van Eyck.

Entrée, ce n’est pas peu dire... La première scène montre littéralement l’ouverture du célèbre polyptyque — et la scène finale, sa fermeture —, telle qu’elle était performée lors des fêtes religieuses. Si le retable demeurait souvent fermé et dissimulait au visiteur la plus grande partie des panneaux peints, de surcroît trop loin du dévot pour qu’il puisse en apprécier le détail, le film offre maintenant une opportunité unique de contempler le chef-d'œuvre. Le documentaire ne manque d’ailleurs pas de rappeler ce paradoxe entre la minutie de l’artiste et le regard porté sur l’objet à l’époque. Ce regard, s’il était celui de la contemplation mystique plutôt que de la contemplation esthétique, partage tout de même certains traits avec celui que l’on adopte lors du visionnement.  

La mise en scène de La tentation du réel instaure en effet une atmosphère propice à la contemplation. Plutôt que de montrer directement l'œuvre, on présente une mise en abyme de l’écran où elle est projetée, exposant du coup les intervenants qui l’observent, dos à nous. Tel le voyageur de Caspar David Friedrich, les spécialistes en contemplation constituent les intermédiaires par lesquels nous appréhendons le polyptyque déplié, physiquement comme intellectuellement. Ce procédé, dont on peut d’ailleurs retracer l’existence jusqu’à la Renaissance, tend à modifier la posture de l’auditoire, généralement motivé par le potentiel instructif de ce type de films, vers une contemplation esthétique. C’est un choix judicieux en regard du propos du documentaire : la représentation, inégalée jusqu’alors, du réel.

Jan van Eyck est effectivement reconnu comme le chef de file de l’ars nova, un courant artistique caractérisé par un illusionnisme remarquable et la représentation du réel dans ses menus détails. Grâce à des gros plans, le long métrage donne la mesure de cette entreprise : des parures des vêtements aux pierres précieuses, en passant par les instruments de musique et les expressions des visages. Il nous fait découvrir — ou redécouvrir (avec autant d’épatement) — les innombrables détails du retable, et ce en fournissant une contextualisation historique qui dépasse l’émerveillement typique devant le génie artistique. Cette approche est, je dois le dire, bienvenue. J’aurais cependant écarté l’intervention du peintre anglais David Hockney. Déplacée dans son atelier, cette intrusion rompt avec les codes élaborés jusque-là dans le film. Elle nous fait ainsi sortir assez abruptement de l’expérience de contemplation dans laquelle La tentation du réel nous avait plongés, malgré cela, avec beaucoup de plaisir. (Fannie Caron-Roy)

 


prod. Beka & Partners

TOKYO RIDE
Ila Bêka et Louise Lemoine  |  France  |  2020  |  89 minutes  |  Compétition long métrage

Le duo Ila Bêka et Louise Lemoine s’est bâti, au cours des quinze dernières années, une solide réputation de cinéaste, en développant une approche originale des formes architecturales inspirée par l’anthropologie du quotidien. Faisant suite à Moriyama-San (2017), film qui traçait le portrait du singulier propriétaire de la Maison Moriyama conçue par Ryue Nishizawa, Tokyo Ride se penche cette fois sur Nishizawa lui-même, « starchitect » co-récipiendaire du prestigieux prix Pritzker avec sa partenaire Kazuyo Sejima en 2010. Or, il est remarquable de constater que d’architecture dans Tokyo Ride, il est certainement question, mais que contrairement à l’écrasante majorité des films qui lui sont consacrés, les cinéastes ne s’attachent pas à créer des plans qui la magnifieraient, voire même la montreraient. À l’issue d’une rencontre longtemps repoussée, ils prennent plutôt le parti de faire de quelque douze heures passées avec Nishizawa la matière de leur film.

Il s’ensuit un film de conversations, d’idées sous-tendant l’architecture, du ou des rapports au monde qu’elle accueille et véhicule, et il s’ensuit un film pluvieux. Car, en ce jour de rencontre tant attendu avec l’architecte, une pluie torrentielle et ironique s’abat sur Tokyo. C’est donc à bord de l’Alpha Romeo de l’architecte, tendrement surnommée « Giulia », que l’on passe le plus clair du temps du film, parcourant une ville opacifiée par l’eau, longeant plus volontiers ses périphéries qu’entrant dans ses méandres. Tokyo apparaît ainsi sous son jour le plus étrange et post-industriel : à partir du point de vue très partiel de la voiture, nous y voyons les grandes courroies de route qui la cinglent, ses autoroutes qui ne sont pas sans évoquer cette longue scène de route de Solaris, d’ailleurs tournée à Toyko, espace incessant, parcouru, passant, dont le noir et blanc de l’image a pour effet de rehausser une dimension paradoxalement atemporelle.   

Conduisant sa bagnole en écoutant quelques pistes classiques, l’architecte parle volontiers et simplement des choses, petites et grandes, qui l’animent : de l’articulation entre intérieur et extérieur qui se dessine comme le filon par excellence de sa conception de l’espace, de la maison comme le lieu qui l’obsède, de l’Europe comme un bloc de culture qui entretient un rapport au temps qui le fascine. Entendre ainsi l’architecte faire état de son émerveillement devant la toponymie des rues européennes, devant le culte du monument, devant une conscience du temps qui valorise la patine et engrange le passé par opposition à la soif du neuf du Japon, l’entendre comparer l’Europe à une personne mature qui tient à exprimer ses sentiments à tout prix devant un Japon naïf et jeune qui ne sait même pas dire convenablement « bonjour » constitue l’un des moments les plus forts du film. Le renversement de l’orientalisme s’y accomplit en toute simplicité énonciative — « vous, les Européens » — et nous fait tenir au plus près d’une conscience de soi se révélant à travers la conception de l’Autre que nous sommes.   

Et puis, au fil de ce parcours intime de la vie intérieure de l’architecte doublé de celui d’une ville anonyme, quelques arrêts en des lieux forment des moments où ancrer les réflexions défilant à toute allure. Nous nous arrêtons au temple, au café, au restaurant de soba préféré de l’architecte, nous entrons dans la maison de Kazuyo Sejima qu’a conçue Nishizawa — et dès lors, dans un rapport fort entre deux personnes fait de respect et de tensions —, nous allons au bureau de Sanaa (le studio des deux architectes), là où d’immenses maquettes de papier déploient des formes ondulantes et longues, nous passons par la station-service, et puis, nous atterrissons là où l’aventure avait commencé en 2017, dans la maison de Moriyama-San. Et au terme de cette boucle, Toyko Ride se présente comme cette journée-là qui, lors d’un voyage, ne manque jamais de surprendre par le chemin de traverse qu’elle nous force à adopter, pour aussitôt amorcer une transition du présent vers le souvenir que l’on souhaite garder en soi. (Maude Trottier)

 


prod. ARTE France / Gedeon Programmes

VATICAN, LA CITÉ QUI VOULAIT DEVENIR ÉTERNELLE
Marc Jampolsky et Marie Thiry  |  France/Italie  |  2020  |  Sélection officielle long métrage

Quel lieu de mémoire incarne à lui seul les deux derniers millénaires de l’histoire occidentale si ce n’est le Vatican ? Le mandat que se donnent Jampolsky et Thiry, dans Vatican, la cité qui voulait devenir éternelle, est de retracer, comme le narrateur l’affirme d’entrée de jeu, « l’héritage des deux mille ans d’histoire qui ont vu s’édifier le pouvoir des papes ». Une ambitieuse proposition qui, si elle s’en était tenue à cette promesse, aurait pu offrir une synthèse intéressante de la mémoire gravée dans l’ADN de ce lieu iconique.

Le documentaire remonte aux origines du christianisme dans le contexte de l’Empire romain de Néron. On amorce le récit avec les persécutions de ses premiers adeptes, et spécifiquement le premier de tous, l’apôtre Pierre, dont le lieu du martyre a ensuite déterminé deux mille ans d’investissement de l’espace géographique qu’occupe le Vatican aujourd’hui. Suivant le fil chronologique des évènements, le film permet, à l’aide de documents d’archives et d’interventions de spécialistes, d’imaginer l’architecture de la première basilique édifiée par l’empereur Constantin au 4e siècle et son décor successif, de retracer l’élaboration du projet de la nouvelle basilique à la Renaissance, pour terminer avec les interventions du Bernin au 17siècle. L’histoire est ponctuée de segments en dessins animés — au style évolutif par ailleurs plutôt intéressant — qui permettent de donner à voir plus concrètement certains des évènements narrés dans un registre ludique.

Mais, au moment de retracer l’évolution du lieu à la Renaissance, le documentaire tombe dans le piège de la glorification de l’artiste. Non seulement le champ lexical employé pour encenser les artistes fait tiquer — pourquoi utiliser des adjectifs qui magnifient les œuvres sans en expliquer les fondements et ainsi reconduire les clichés d’une histoire de l’art canonique et monographique ? —, mais l’analyse de leurs œuvres, plutôt que leur inscription dans le projet pontifical, semble devenir le sujet en soi. Je dirais même : pourquoi une énième analyse de la Sixtine ? Évidemment, le chef-d’œuvre participe à la célébration de la puissance de l’Église, mais il n’est pas approché sous cet angle dans le documentaire. Une attention aussi importante à la figure des artistes, et particulièrement à celle de Michel-Ange, éloigne le film de sa promesse initiale et oblige les réalisateurs à passer très vite — parfois trop — sur d’autres enjeux.

En effet, alors qu’elle participe intrinsèquement au développement de la Place Saint-Pierre et à la mise en espace du pouvoir des papes, la colonnade du Bernin est évoquée subrepticement dans les dernières minutes du film. Pourquoi, de plus, passer sous silence les rénovations urbanistiques qui entourent la basilique sous Mussolini ? Il est, il me semble, pertinent de rappeler que la via della Conciliazione, artère qui rejoint avec grandeur le Château Saint-Ange et la Place Saint-Pierre et par laquelle des millions de visiteurs y accèdent tous les ans, n’a été en fait ouverte qu’au 20siècle, produit d’un agenda fasciste. Tout un pan de l’histoire récente est ainsi malheureusement évacué dans Vatican, la cité qui voulait devenir éternelle et l’occasion d’inscrire véritablement le lieu dans une chronologie allant du premier au vingtième siècle est manquée. On reste à la fin avec la déception d’avoir assisté, encore une fois, à la louange du génie de Michel-Ange. (Fannie Caron-Roy)

 

PARTIE 1
(Hofesh Shechter's Clowns, 
La tentation du réel,
Tokyo Ride, Vatican, la cité qui voulait devenir éternelle)

PARTIE 2
(Focus Thirza Cuthand, Drawing Max,
Inuit Languages in the 21st Century, Gujiga,
Autour d'eux, la nuit, Sauver Notre-Dame,
Beethoven Reloaded, May B)

 

 

Biographie des collaborateurs

Fannie Caron-Roy est doctorante en histoire de l’art à l’Université de Montréal. Sa thèse porte sur les décors religieux des palais dans la Rome du 16e siècle.

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 26 mars 2021.
 

Festivals


>> retour à l'index