ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
L’équipe Infolettre   |

Festival international du film de Rotterdam 2017 : partie 1

Par Olivier Thibodeau

Partie 1  |  Partie 2





THE LEVELLING
Hope Dickson Leach, Royaume-Uni, 2016, 83 minutes, Section Bright Future (Bright Future)

Premier long-métrage de la jeune réalisatrice Hope Dickson Leach, ce déchirant drame familial nous dévoile non seulement son extraordinaire sensibilité, mais aussi son flair inné pour la narration. Exacerbant cruellement la tristesse naturelle des paysages campagnards britanniques, où l’idéal romantique d’autosuffisance n’est plus qu’un lointain souvenir, elle y reflète éloquemment la profonde mélancolie des personnages. Ainsi, l’oppressante grisaille du firmament et les ombres longues traînées par les bâtiments décrépits des vieilles fermes du Somerset donnent le ton au récit au même titre que les performances affligées du vétéran David Throughton et de la jeune Ellie Kendrick. Connue surtout pour ses rôles d’Anne Frank (The Diary of Anne Frank) et de Meera Reed (Game of Thrones)à la télévision, celle-ci interprète ici un personnage plus vrai que vrai, une jeune femme éplorée par le suicide de son frère sur la ferme de son père, suicide qu’elle parviendra finalement à élucider à la suite d’une enquête feutrée et pittoresque.

Retrouvant sa maison natale après des années d’absence, Clover Catto y découvre une série de restes : inquiétantes carcasses enfouies sous la terre, murs ensanglantés, mansarde submergée, débris épars d’une fête décadente, mais surtout, de nombreux squelettes dans les placards. S’efforçant de démontrer le délabrement terrien généralisé, un peu à la manière du Marécages (2011) de Guy Édoin, la réalisatrice élabore ainsi un judicieux questionnement quant à la pérennité de l’idéal pastoral. Sans vouloir simplement montrer « ce qui se cache derrière la surface », elle renvoie lucidement cet idéal au passéisme, évoquant les vicissitudes réelles qui sous-tendent aujourd’hui l’exploitation fermière. Or, la cruauté de la terre, cette terre qui ne nourrit plus, mais se nourrit des individus, pèse doublement sur les personnages diégétiques puisqu’en plus de les asservir à un travail ingrat, leur fait également subir le poids d’un souvenir profondément ancré en son sein, tel le sang séché du frère qui souille désormais de désespoir les murs granuleux de la pièce où il s’est fait éclater la cervelle. L’organicité de cette relation entre le paysan et son environnement trouve pourtant son faîte dans la bouleversante scène finale du film, où le père et sa fille s’étreignent sous la pluie soudaine, glissant ensuite dans la boue au milieu des cadavres de vaches récemment abattues afin de mieux parfaire la puissante beauté mélancolique de l’œuvre.



GENERATION B
Pieter Van Hees, Belgique, 2017, 90 minutes,
Section Perspectives (A Band Apart)

Bruxelles. Le futur proche. La Belgique vient de perdre sa côte AA pour une côte B, plongeant le pays dans une incertitude économique sclérosante. Le taux de chômage frise les 75% pour les moins de 30 ans. Parmi eux, le pauvre Jonas, qui arpente les maisons de chambres post-apocalyptiques et les bureaux d’emploi kafkaïens à la recherche d’un « permis de prédisposition au travail » qui lui permettrait de décrocher un boulot et d’ainsi retrouver les bonnes grâces de son ex-copine Brulletje. Malheureusement, et c’est là que le bât blesse, cette truculente série de télévision belge délaisse rapidement ses intrigants concepts de science-fiction au profit des codes usés de la comédie romantique. Réussissant à faire beaucoup avec peu, créant un monde dystopique entier à l’aide de quelques débris amoncelés, de bidonvilles improvisés et d’hilarants panneaux-réclames vantant les mérites de l’insomnie et de l’émigration, Van Hees et sa bande passent rapidement du social à l’individuel, se concentrant sur les efforts déployés par Jonas pour reconquérir sa flamme perdue.

Fort d’une énergie maniaque et révolutionnaire qui rappelle sans cesse la culture punk, l’action du film se déroule à un rythme effréné, carburant à l’excentricité et à l’hyperactivité de personnages tous plus pittoresques les uns que les autres, malgré leur appartenance à de vieux archétypes (le loser sympathique, la pute au grand cœur, le gourou illuminé…). Fidèle à cette philosophie punk susmentionnée, le film évoque pourtant très bien l’insurmontable écart entre la pauvreté des jeunes et la décadence des baby-boomers, usant d’un humour absurde pour dénoncer l’absurdité d’une relation de pouvoir qui semble vouloir persister jusqu’à la disparition complète de ces derniers. Et même si les passions révolutionnaires des auteurs tendent à se résorber dans la stérile histoire d’amour centrale, le simple concept d’un « Generation Liberation Army » tient ici de la plus lucide anticipation. À ce titre, on pourrait dire que Generation B est au genre de science-fiction ce que Série noire (2014) était aux thrillers policiers, soit d’irrévérencieuses parodies auteuristes, délires nécessaires d’une jeunesse trop souvent soumise aux diktats et aux codes établis par les générations précédentes.

 



HOW I FELL IN LOVE WITH EVA RAS
André Gil Mata, Portugal/Bosnie Herzégovine, 2016, 74 minutes, Section Deep Focus (Regained)

Malgré sa simplicité formelle et son extrême langueur (qui a poussé plus d’un spectateur vers la sortie), cette improbable co-production Bosnie/Portugal demeure néanmoins une fascinante proposition de cinéma. Constitué d’une poignée de très longs plans dans lesquels se meut une vieille projectionniste bosniaque dans un pittoresque réduit attenant à la salle de projection qu’elle semble opérer depuis toujours, le film évoque non seulement le passage du temps, mais aussi les mécanismes cinématographiques de construction spatiale. Le monteur du film, invité à la projection avec une représentante du C.R.I.M., dira d’ailleurs qu’il s’agit d’une œuvre « à propos d’un espace, d’un pays qui n’est plus un pays (l’ex-Yougoslavie) ». Or, cette idée d’espace triomphant est très pertinente puisqu’elle imprègne toute la démarche de cadrage ici présente. On notera ainsi que la plupart des plans ne sont pas du tout anthropocentriques, repoussant les personnages aux limites extrêmes du cadre, les cachant derrière des draps ou les emprisonnant dans le cadre d’un miroir. Étrangement, l’une des seules scènes filmées en plan frontal classique est celle du repas avec Sasha, laquelle évoque presque littéralement le kitchen sink realism britannique. Mais au-delà du seul cadrage, ce sont les raccords extra-axiaux qui impressionnent le plus, permettant au réalisateur de constamment reconfigurer l’espace, transformant un minuscule appartement en une apparente multitude de lieux. En cela, il parvient même à rejoindre l’idée de la construction territoriale yougoslave, usant de son éclectique histoire cinématographique nationale pour en cerner les politiques fragmentaires. Après tout, How I Fell in Love with Eva Ras n’est pas qu’une simple proposition technique, mais une proposition cinéphilique également, savant treillis de films d’époques mettant en vedette la même Sena Mujanovic qui interprète ici la protagoniste, dont la nostalgie tourne en boucle dans les monstrueux projecteurs qu’elle astique avec déférence. C’est donc un discours foisonnant qui se cache derrière l’apparente simplicité de l’œuvre, laquelle saura régaler tout autant les amateurs de cinéma est-européen que les amateurs de théorie cinématographique. On notera à cet égard que le succès de l’œuvre repose sur un intrigant paradoxe théorique, usant du réalisme bazinien des plans individuels pour entretenir une philosophie antiréaliste de fragmentation spatiale, concrétisant ainsi la pertinence du film en tant que l’un des rares exemples d’antiréalisme bazinien.

 



KFC
Lê Binh Giang, Vietnam, 2016, 69 minutes, Section Bright Future (Bright Future)

Malgré une certaine recherche esthétique, présente surtout dans l’oppressant éclairage et les écœurants contrastes chromatiques qui font d’Hanoi un apparent marécage de dépravation, ce film possède presque tous les mauvais plis d’une première œuvre. Méli-mélo achronologique de docteurs cannibales et de gangsters juvéniles, à la fois d’une violence repoussante et d’une douceur forcée, il sied dans les limbes entre l’exploitation pure et le film dramatique sérieux, révélant ainsi une personnalité schizoïde que reflète parfaitement sa mise en scène biscornue. Usant d’une caméra volatile parfaitement adaptée aux ruelles exiguës et aux étouffants taudis où se déroule l’action, le jeune réalisateur Lê Binh Giang en profite pour multiplier ad nauseam les effets de style, effectuant des cadrages obliques ou inversés, exacerbant ainsi la confusion spatiale régnante au point de la faire équivaloir à la confusion narrative de l’ensemble.

Débutant au présent, alors qu’un obèse cruel assassine une femme enchaînée dans un caveau strié d’ombres avant de se faire assassiner par un camionneur armé d’un sabre, le récit retourne ensuite dans les méandres du passé, rapiéçant les faits préalables à la manière des pièces d’un grand puzzle vert vomi. Or, la confusion narrative qui en résulte constitue malgré tout l’un des principaux atouts du film puisqu’il lui donne une apparence de complexité, contribuant en outre à occuper l’esprit du spectateur en attente des scènes de cannibalisme promises par le synopsis. Au final, c’est peut-être sa seule confusion d’intentions qui plombe le film, lequel tend à provoquer le rire des spectateurs alors qu’il s’efforce en fait de dépeindre l’horreur des bas-fonds urbains. Évidemment, les sonorités artificielles utilisées pour évoquer le tortillement des asticots ou la mastication de chair humaine n’aident pas, pas plus que le recours à des effets numériques maladroits ou au fameux « bullet time » matriciel, puisqu’ils sabotent complètement le réalisme social et visuel visé. À la fin, toute prétention sérieuse à la représentation des bas-instincts de l’humanité se résorbe ainsi dans la spectacularisation de la violence, faisant de KFC une œuvre éminemment malhonnête, soit un film d’exploitation inassumé, un Roger Corman de festival.




SEXY DURGA
Sanal Kumar Sasidharan, Inde, 2017, 85 minutes, Section Bright Future (Tiger Competition)

La vénération des déesses et la violence misogyne. Voici le paradoxe social que Sanal Kumar Sasidharan tente ici d’explorer, accouchant ainsi d’un terrifiant film d’horreur destiné aux femmes. Débutant lors d’un grand festival du Kerala dédié à Kali, incarnation rageuse de la déesse-mère Durga, le récit nous transporte parmi un groupe d’hommes fébriles, frôlant leurs corps semi-dénudés par le biais d’une caméra volatile et intime qui erre comme un fantôme dans leur sillon. Nous découvrons alors avec une certaine fascination le déroulement d’un rituel impliquant l’accrochage des fidèles à des crochets de fer ambulants. Ces crochets percent la peau de leur dos et de leurs cuisses, et il semble alors que seul un ascétisme mystique puisse justifier cette pratique. Mais c’est sans compter sur le simple machisme qui caractérise la société indienne, lequel deviendra ici l’objet d’analyse du réalisateur. En effet, la caméra délaissera bientôt le festival et se retrouvera braquée sur une route de campagne déserte au milieu d’une noirceur nocturne parsemée de quelques taches lumineuses. Kabeer et Durga y sont en route vers la gare ferroviaire, mais ils devront malheureusement faire du pouce pour s’y rendre, profitant de la « générosité » d’un inquiétant duo de jeunes effrontés, visiblement entichés de la protagoniste…

Usant de très longs plans tournés dans l’habitacle du camion des deux hommes et le long de sa carrosserie, le réalisateur exacerbe simultanément la tension et le réalisme de la situation, nous plongeant corps et âme dans un terrifiant univers machiste où la peur indue des femmes est devenue monnaie courante. Le film peut ainsi s’enorgueillir de la scène de balade automobile la plus tendue depuis Kinatay (2009), dont il parvient d’ailleurs à exacerber la claustrophobie en déplaçant la caméra de l’intérieur vers l’extérieur de l’habitacle.  En effet, la sensation d’emprisonnement des personnages est illustrée ici de façon autrement plus novatrice que par la simple exiguïté du cadre alors que le réalisateur lui supplée des images de l’angoissant vide aux alentours, confinant ainsi les protagonistes à une vaste et inéluctable noirceur. Or, toute la mise en scène est à l’avenant, maximisant les possibilités d’une caméra portative pour mieux exacerber le sentiment de désespoir qui accable les personnages, réservant en outre de nombreuses surprises même au plus chevronné des cinéphiles.

 



SANCTUARY
Ashley Sabin, David Redmon, Canada/États-Unis/Royaume-Uni/Irlande, 2017, 74 minutes, Section Deep Focus (Signatures)

Le concept n’est pas nouveau : depuis Le Sang des bêtes (1949) de Georges Franju, les cinéastes du monde se sont intéressés à la condition animale. Le phénomène a même commencé à faire école au XXIe siècle avec des films tels que Le Peuple migrateur (2001), La marche de l’empereur (2005), Zoo (2007), Bestiaire (2012) et d’autres, plus politiques, tels que Darwin’s Nightmare (2004) Food Inc. (2008) et The Cove (2009). Usant des tactiques purement observationnelles préconisées par les chroniqueurs animaliers précédents, le couple de réalisateurs du présent film parvient à capturer plusieurs subtilités de l’expression équine, évoquant éloquemment la psychologie comportementale des ânes, concédant en outre à ces charmantes bêtes plusieurs déférents gros plans généralement réservés aux stars hollywoodiennes. On découvre ainsi, par un seul effort d’attention, toute l’expressivité de leurs yeux et de leurs braiements. D’ailleurs, ce sont les bêtes qui servent ici de protagonistes. Filmées à hauteur de leurs yeux, et non des nôtres, l’entièreté du film est dédiée à nous faire partager leur expérience. Débutant avec un mystérieux bruit de métal grinçant sur fond noir, puis par une balade en camion vers un lieu inconnu, nous nous sentons d’emblée dans la peau d’un âne, inconscients de la nature précise des événements aux alentours, si bien que les actions humaines diégétiques nous semblent presque toutes inintelligibles. À voir les bêtes malades enveloppées de sangles étranges ou de rétracteurs buccaux, on se croirait parfois même dans un film d’horreur, c’est-à-dire dans une habile simulation du déracinement des bêtes ici présentes et de la nature incongrue de leurs contacts avec la gens bipède. Faisant le pari de simplement « écouter les animaux » (dixit le coréalisateur David Redmon), on peut donc dire que Sanctuary atteint parfaitement son humble but, même si cela justifie une mise en scène plutôt monotone et excessivement équicentriste. En effet, les seuls mouvements de caméra présents dans l’œuvre, incluant un panoramique particulièrement chancelant, ne servent qu’à recentrer les bêtes. C’est donc précisément dans la patiente écoute que l’entreprise prend son sens, requérant l’entière participation du spectateur ainsi qu’une certaine zoophilie préalable. À voir surtout pour le jeu naturaliste des ânes, qui dans le seul scintillement de leurs yeux expriment tout le poids de leur étrange condition.

 



RAW (GRAVE)
Julia Ducournau, France/Belgique, 2016, 98 minutes, Section Voices (Limelight)

L’intelligentsia locale était au rendez-vous pour cette bourdonnante projection de « minuit », nous rappelant sans cesse par ses sifflements obscènes toutes les difficultés de faire un film au féminin. En effet, pour peu que la simple vue d’un corps de femme dénudé, même couvert de rougeurs croûteuses, puisse motiver les passions bruyantes de la plèbe masculine, il sera impossible d’en arriver à une véritable égalité. Voilà d’ailleurs peut-être ce qui a poussé Julia Ducournau à greffer une fin aussi niaise à son film, une fin catastrophique digne des pires films de série B, mais néanmoins bonne pour rassurer la masse aveugle dans son opprobre de l’anticonformisme.

Si l’on remonte à la source, Raw est un film puissant, personnel et surprenant, une petite révolution dans le monde du cinéma d’horreur puisqu’épousant un point de vue 100% féminin sur les codes de l’horreur corporelle. Il existe quelques précédents. Je pense notamment aux mémorables Dans ma peau (2002) de Marina de Van et American Mary (2012) des jumelles Soska. Mais alors que le présent film semble vouloir leur emboîter le pas, il s’abîme tranquillement au gré du récit, s’abîmant dans les redites, mais surtout dans une conclusion complètement autodestructrice qui fait de la monstruosité féminine un trait non pas acquis, mais inné, compromettant du coup toute l’idée de perversion identitaire chez la protagoniste.

Candide et studieuse jeune végétarienne, Justine arrive à la fac pleine d’idéaux, lesquels seront vite déboulonnés devant la triste réalité d’un lieu de savoir transformé en institution totale. Agressée le premier soir de son arrivée par une bande de voyous encagoulés, qui jettent son matelas par la fenêtre et la forcent à subir diverses humiliations, elle débutera dès lors sa descente aux enfers. Mais dans cette violence gratuite qui lui est faite, rien d’anormal, puisqu’elle est sanctionnée par tous, faisant partie de ce fameux processus d’initiation visant à façonner les serfs de demain. Capturée dans une séquence absolument dantesque, qui maximise le potentiel déshumanisant de l’orwellienne architecture universitaire, ce processus nous est dévoilé dans toute son horreur, constituant certainement l’une des scènes fortes du film, mais aussi de tout le cinéma de genre contemporain. La suite des choses est à l’avenant, alors que Justine est aspergée de sang, puis induite à ingurgiter des rognons de lapin. Or, malgré ses réticences éthiques initiales, elle finit par céder, échouant un peu malgré elle dans les rouages de la grande usine à conformisme que représente aujourd’hui les cercles d’éducation supérieure.

Fort d’une ambiance glauque et oppressante parfaitement maîtrisée, mais surtout, parfaitement évocatrice du choc culturel subi par Justine, laquelle se retrouve confrontée à la vue d’animaux sanglés ou découpés en galettes, à des professeurs intransigeants et à la lascivité généralisée, l’efficacité du film repose surtout sur son inéluctable noirceur, rendue cauchemardesque par l’ajout de puissantes vignettes oniriques. Mais l’horreur réside également dans l’apprentissage brutal de la sexualité que subira la protagoniste, forcée de devenir prédatrice pour ne pas devenir un simple morceau de viande. En somme, on comprend vite que Justine est un produit de son environnement, décervelée et dépersonnalisée par une société entière devenue usine à robots. Malheureusement, et c’est là que le film dérape et crashe, la scène finale du film évacue toute l’idée de déterminisme social au profit d’un déplorable déterminisme biologique héréditaire, supposant un cannibalisme intrinsèque et non acquis chez Justine. Or, non seulement est-ce que cette révélation de dernière heure sabote-t-elle l’entière progression narrative de l’œuvre, mais elle affaiblit grandement son potentiel féministe, faisant de la monstruosité féminine un trait primordial et non plus imposé par l’institution patriarcale. Et voilà qui est dommage puisque sans cette scène, Raw constituerait sans doute le plus important jalon récent du cinéma de genre féministe…

 



NIGHT OF 1000 HOURS
Virgil Widrich, Autriche/Belgique/Pays-Bas/Luxembourg, 2016, 92 minutes, Section Voices (Limelight)

N.B. Je me suis malheureusement acheté un ticket pour ce film sans réaliser que les sous-titres étaient en néerlandais seulement. Je n’ai donc presque rien compris aux dialogues abondants ou à l’intrigue policière touffue qui se déroulait sous mes yeux. Voici pourquoi la critique suivante portera uniquement sur les aspects techniques de l’œuvre, que j’ai tout de même su apprécier malgré son opacité circonstancielle…

Virgil Widrich est un artiste précoce, ayant tourné ses premiers films à l’âge de 13 ans. Aujourd’hui, il est devenu un artiste multimédia et un cinéaste chevronné, maintes fois primé pour son court-métrage Copy Shop (2001). Cette grande expérience transparaît d’ailleurs dans chaque plan du présent film, dont la perfection formelle est teintée d’un certain classicisme obligé, particulièrement dans la bande sonore poussiéreuse qui semble tout droit tirée de l’après-guerre diégétique. De vieux pendules tintent et résonnent contre les tapis feutrés d’un grand manoir autrichien. Une poignée de dignitaires en costumes raffinés s’apprêtent à régler la succession de l’édifice lorsque la matriarche responsable de la signature meurt subitement. Nous arpentons alors les plates-bandes d’Agatha Christie, mais seulement pour un bref instant puisque ladite matriarche se relève aussitôt, ainsi qu’une poignée d’autres revenants qui en viennent à peupler l’espace comme si de rien n’était. C’est du Christie fantastique que nous sert donc Widrich, assorti de la même noblesse aristocratique chez les personnages, de la même finesse d’observation dans l’enquête, de la même explication de synthèse fournie in extremis par le détective, mais agrémentée en plus d’une dimension politique inédite puisque traitant du nazisme local. Outre les aspects narratifs de l’œuvre, c’est pourtant son irréprochable esthétique qui la distingue de d’autres thrillers d’époque semblables. Ainsi, on remarquera d’emblée la grande qualité des éclairages du film, qui permettent au réalisateur de nimber chacun des décors d’une ambiance profondément mystérieuse et feutrée, mais surtout celle de l’héroïque direction artistique, laquelle évoque la somptuosité matérielle ambiante jusqu’au moindre détail. Saturé d’accessoires fabuleux, tous minutieusement choisis pour leur splendeur esthétique absolue, des briquets et des tubes de rouge à lèvre incrustés de joyaux, des albums photos aux pages subtilement craquelées et jaunies, chacun des lieux diégétiques se révèle comme un tableau parfait, et c’est donc avec une certaine sérénité que j’accepte de n’avoir pas pu m’immiscer dans le récit, dont le cadre éclipse sans doute le cœur.

 



I AM TRULY O DROP OF SUN ON EARTH
Elene Naveriani, Suisse, 2017, 61 minutes, Section Bright Future (Bright Future)

Malgré la pauvreté de sa production et la nature schématique de son scénario, ou peut-être grâce à ces deux caractéristiques, I Am Truly a Drop of Sun on Earth constitue un inspirant exemple de débrouillardise cinématographique, constituant à la fois un panorama pittoresque des bas quartiers tbilissiens et une efficace tragédie romantique. Peut-être est-ce l’effet du dernier plan qui traîne encore dans mon esprit, ce plan si parfait que quiconque en jalouserait l’auteur, mais il me semble également devoir louer l’incroyable sensibilité de l’œuvre et son irréprochable cohérence narrative. 

Chronique d’une rencontre entre deux solitudes, celle d’une prostituée géorgienne et d’un immigrant nigérien dont les drames personnels sont si subtilement esquissés qu’ils tendent vers l’universalité, le film tire sa douce amertume du matériau même de la vie, faisant en outre de la ville un personnage à part entière. Filmée dans un noir et blanc fantomatique qui évoque non seulement la grisaille de la vie des personnages, mais l’intemporalité de leur lutte pour la survie, celle-ci se meut alors en limbes, lieu de frôlement entre les âmes errantes de gens déracinés, forcés de partager leurs vies avec des « familles » factices et intransigeantes. Qu’il s’agisse des colocataires transitoires de Dije, qui n’hésiterons pas à le blâmer pour leur éviction circonstancielle, ou des collègues d’April, dont les constantes mesquineries dénotent une profonde désunion dans leurs rangs, ce ne sont là que des compagnons d’emprunt, exempts de la considération véritable qui caractérise l’amitié. C’est donc une nécessité pour les deux protagonistes de combler ensemble leurs vides existentiels respectifs, s’efforçant maladroitement d’exprimer toute la douceur et l’âpreté d’un amour qu’ils n’auront jamais connus que par bribes passagères.

Le véritable drame des personnages se trouve par contre dans un au-delà imaginaire, une promesse inatteignable de félicité que la réalisatrice laisse toujours planer avec subtilité et intelligence. Il subsiste en effet dans la tête d’April une insaisissable échappatoire amoureuse, incarnée par une mystérieuse voix off évoquant des rencontres passionnées à l’hôtel Radisson sis sur la place de la révolution des Roses. Or, l’édifice titanesque qui abrite cet hôtel apparaît ici constamment dans le lointain background de la ville, étant d’ailleurs visible du balcon de la protagoniste, trônant pour elle comme un triste monument à l’amour perdu. Pour Dije, ce sont les parcelles rémanentes du rêve américain qui s’érigent comme autant de rappels de ses désirs brisés, lui qui souhaitait atterrir non pas dans la Géorgie caucasienne mais dans l’état américain du même nom. Lors d’une scène mémorable, lui et April feront l’ascension d’une montagne via la rue George W. Bush, du haut de laquelle il prétendra voir la Maison Blanche, le Golden Gate Bridge et l’Empire State Building, concrétisant ainsi dans son optimisme candide toute la nature anthropophage de la ville en contrebas, qui en plus de se nourrir du labeur des hommes, dévore également jusqu’au dernier de leurs désirs. 

 



SUFFERING OF NINKO
Norihiro Niwatsukino, Japon, 2016, 70 minutes, Section Bright Future (Bright Future) 

L’expression « cult classic in the making » est souvent galvaudée… et c’est d’ailleurs le cas ici. Sans vouloir rien enlever à cette amusante variation sur les contes traditionnels japonais, force est de constater que son potentiel culte est plutôt limité, surtout face à l’excentricité légendaire des films de genre nippons. En fait, c’est la solennité de ton qui frappe ici d’emblée le spectateur, alors qu’il se trouve confronté au spectacle d’un moine récitant des sutras dans une forêt emplie de brumes et de cadavres desséchés, sans le moindre zoom empressé à l’appui ou la moindre effusion de sang. La suite des choses est à l’avenant, alors que l’introduction du récit principal se fait à la manière d’un conte traditionnel, avec voix off et emaki à l’appui. Or, c’est précisément de cette solennité que dérive l’humour parfois jubilatoire du film, qui lui supplée une excentricité progressive culminant avec une inoubliable chorégraphie d’icônes bouddhistes et de nymphes parcheminées sur le Boléro de Ravel.

Le film faisant la chronique des souffrances d’un moine au sex appeal incontrôlable, l’ascétisme monastique de celui-ci se heurte constamment à d’hilarantes grivoiseries extérieures, ruées de femmes aux seins dénudés lancées aux trousses de ce « pauvre » homme ou sirènes déchirant les eaux du bassin où il prie afin de mieux l’étreindre. Le choc du devoir d’abstinence et de la réalité corporelle du désir sexuel participent ainsi également à une pertinente répudiation de l’idéal religieux du déni de soi, transformant le privilège naturel du magnétisme animal en souffrance auto-infligée. À cet égard, la performance de l’expressif Masato Tsujioko (fréquent collaborateur de Shinya Tsukamoto au début des années 2000) dans le rôle-titre est particulièrement juste, se révélant tantôt pierreuse, tantôt grossièrement affectée, fluctuant au rythme des déchirements intestins provoqués par le désir, si bien que l’importance de la quête mystique que son personnage entreprend nous semble toujours tangible.

Malheureusement, la cohérence du récit s’abîme quelque peu en fin de parcours, se concluant par un étrange méli-mélo mythologique où s’invitent satyres et succubes, dont l’une, baptisée Yama-onna (expression consacrée désignant une femme aux gros seins), se révélera être le penchant féminin de Ninko, depuis rebaptisée Ninko-bo. L’ajout tardif d’un compagnon de voyage pour le protagoniste, un ronin fanfaron interprété par Hideta Iwahashi (qui nous livre ici sa meilleure imitation de Toshiro Mifune) demeure néanmoins utile puisqu’elle permet de concrétiser la thèse de l’œuvre selon laquelle le désir et l’appréhension constituent les deux faces d’une même médaille, transcendant ainsi l’idéal bouddhiste lacunaire de suppression totale des instincts.

PARTIE 2 >> PAGE SUIVANTE 

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 4 février 2017.
 

Festivals


>> retour à l'index