WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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REGARD 2023 : Partie 3

Par Jimmy Beaulieu, Thomas Filteau, Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau

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prod. Take It Easy

AN AVOCADO PIT (UM CAROÇO DE ABACATE) 
Ary Zara  |  Portugal  |  2022  |  20 minutes  |  Short & Queer

An Avocado Pit pourrait bien constituer la scène centrale de quelque drame romantique, voué ensuite à flétrir sous le poids de la familiarité, de l’usure interpersonnelle qui suit inévitablement le moment magique de la rencontre amoureuse entre deux êtres. Ce serait la scène qui compte, la séquence mémorable d’une histoire qui ne connaîtrait jamais d’oscillations dramatiques plus intenses, de moments charnières plus révélateurs. Sis dans une Lisbonne nocturne, portraiturée dans un clair-obscur néonisé un brin solitaire, le film est doté néanmoins d’une chaleur réconfortante que représente parfaitement le personnage de la fougueuse et magnétique Larissa (galvanisante Gaya de Medeiros), qu’on voit foncer à travers les rues sur son vélo. Larissa est une femme trans, et bien que cette partie de son identité demeure un élément central du récit, elle n’est pas non plus indûment appuyée, pas plus qu’elle n’est mystifiée, mais représentée d’une façon douce et prosaïque par le réalisateur Ary Zara, lui-même une personne trans. Les colocs parlent d’hormones dans l’appartement de l’héroïne, qui se tâte la poitrine avant de passer à la douche. Mais il n’y a pas que ça, il y a la personnalité exubérante et enchanteresse de la protagoniste, qu’elle déploie pour séduire un beau micheton cis qui observe ses amies travailleuses du sexe du confort de sa bagnole, que Larissa envahit de sa personne irrésistible comme elle envahit son monde normé pour y apporter une touche de lumière. S’ensuit une danse de séduction hypnotique où les éclats de rires sont francs, où les échanges sont vibrants, où les sentiments sont à fleur de peau, où la tension sexuelle est palpable, où les corps chauds s’effleurent sans jamais consommer leurs désirs, dans ce qui ressemble tout entier à un moment de félicité amoureuse à jamais suspendu. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Juan Camilo Fonnegra

LA SIXTINA
Juan Camilo Fonnegra  |  Colombie  |  2022  |  8 minutes  |  Americana

La beauté artisanale de ce court métrage d’animation frappe d’emblée, avec son générique d’introduction inscrit sur les pages ravinées d’un carnet de notes surchargé, qui se déploie à l’écran comme un tome mystique, rempli de croquis et de nuanciers numérotés. Celui-ci appartient à un homme que l’on croit d’abord sans-abri (illusion féconde), ramassant des bouts de nourriture dans les poubelles d’une grande ville où paradent névrotiquement des passants et des véhicules empressés faits de papier recyclé. Une métropole sans nom où il n’y a que lui qui prenne encore le temps de prendre son temps et de chercher quelque trésor enfoui parmi les rogatons, où il n’y a que lui qui ne porte pas sur sa silhouette le discours prémâché d’autrui. À la manière d’un explorateur d’antan, l’homme déploie une carte de papier sur la barre de son carrosse, qui nous permet de suivre son périple de poubelle en poubelle à la recherche d’éléments divers qu’il note en marge : des bouts de fruits, de pétales et des briquets colorés, qui se lancent bientôt dans une série de danses alimentaires typiquement svankmajériennes, durant lesquelles on les voit se regrouper par couleur. Car c’est la couleur que ces objets serviront finalement à créer, selon des proportions étudiées par un protagoniste qui se transforme bientôt en alchimiste, les écrasant dans un mortier pour mieux les bouillir dans un erlenmeyer, les remuer dans un chaudron et utiliser les coloris résultants pour recréer sur son plafond une œuvre célèbre qu’il fait bon voir hors de son contexte institutionnel. Car c’est bien l’art qui constitue la subsistance du héros, car c’est bien l’art qui le nourrit, mais qui le garde simultanément dans un état d’errance et de nécessité matérielle. Comme tout artiste indépendant à l’heure des subventions aux distributeurs…  (Olivier Thibodeau)

 

 

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prod. Gabriel-Antoine Roy

LES OISEAUX DU PARADIS
Gabriel-Antoine Roy  |  Québec  |  2021  |  7 minutes  |  Les Stupéfiants

La production est râpeuse, les cadrages sont douteux, c’est tourné dans l’habitacle d’un vieux PT Cruiser bariolé de couleurs étranges, stationné dans un champ au milieu de nulle part, mais c’est tellement drôle qu’on reste sous le charme. L’incongruité du film fait d’ailleurs partie intégrante de cet attrait artisanal, alors que la technique s’efface derrière le désir de raconter une histoire accrocheuse, parfaitement adaptée à un court métrage de sept minutes qui se consomme comme un délicieux sac de chips au ketchup. On pourrait même dire que le film recèle une certaine profondeur philosophique, pourvoyant quelques interrogations loufoques, mais non moins pertinentes, sur le sens de la vie. « C’est juste que… », amorce l’un de deux protagonistes d’un air grave, « c’est juste que je pense que je commence à être tanné du weed ». Pause dramatique face à son ami sceptique. « J’ai trouvé quelque chose de mieux », rajoute-t-il bientôt, « le moment présent. » La blague ne serait sans doute pas aussi amusante si ce n’était de la posture parfaitement incrédule de Gabriel-Antoine Roy, qui oscille entre hébétude, incompréhension et curiosité, enjoignant à son ami de poursuivre sur le sujet. Et bien que la discussion qui suive soit houleuse, évoquant un sketch à la Odd Couple (1970), elle nous incite néanmoins à l’éveil spirituel – le réalisateur se permet même un arrêt sur une image champêtre sur fond de musique ésotérique – sous les auspices d’un nouvel animal totémique, le goéland. « Juste un goéland qui chille à l’infini, pas de passé, pas de présent. Pour lui, la vie c’est juste faire l’amour. À plein d’autres sortes d’oiseaux. » (Olivier Thibodeau)

 


prod. Independent

MAALE AKRAVIM
Yaniv Linton  |  2022  |  Israël  |  30 minutes  |  Transmissions

Un vieil homme essaie de convaincre son petit-fils que le désert a des richesses insoupçonnées qui méritent qu’on s’y attarde, qu’au-delà des cailloux, du soleil sans pitié et des arbres servant d’uniques parasols, il y a des oasis littérales comme figurées, des endroits doux, d’autres sereins, qu’ils aient la grandeur d’une falaise imposante ou d’une simple fleur séchée qui s’ouvre dès qu’on lui partage un peu d’eau — rareté du paysage et du film. Car oui, l’eau de Maale Akravim est une source de vie mais aussi de transmission, que les protagonistes se répartissent sur leur sac à dos, qu’ils s’échangent et qu’ils finissent même par s’arracher, faute d’avoir su communiquer et détailler sensiblement les motifs du ravin, aussi grand que le désert, qui les sépare. En cela le film de Yaniv Linton, directeur de la photographie habitué de l’industrie cinématographique israélienne, sait raconter, diriger ses comédiens, les amener sur les sentiers d’un discours intergénérationnel qui n’est ni trop convenu ni trop paternaliste, donnant à la fois à l’aïeul et à son descendant des raisons d’aimer comme de se braquer. Perdus dans l’immensité du désert, à parcourir un territoire et une histoire lourde de morts et de tragédies, les deux hommes chantent tour à tour des pièces traditionnelles ou contemporaines, s’opposant l’un et l’autre par le biais d’un rapport asymétrique aux plaines desséchées, dont la beauté est d’une éclatante indifférence à la vie. Est-ce que la tradition peut réconforter un jeune en colère ? Est-ce que la modernité peut rassurer un grand-père qui sent l’Histoire s’échapper ? Les questions du film de Linton progressent patiemment à la rencontre de ses personnages tout en laissant ces derniers poser leurs propres limites aux réponses qui s’imposent, car si toute modernité n’est pas bonne à vivre, la tradition doit elle aussi savoir se remettre en question, elle et la violence rigoriste qu’elle dicte aux nouvelles générations. Ainsi, à l’image de cette fleur du désert qui s’ouvre sous la caresse de quelques gouttes d’eau, la relation des protagonistes retrouve enfin de son affection naturelle lorsqu’ils acceptent enfin que prendre soin de l’un et de l’autre, c’est aussi accepter que l’attention d’autrui, sa gentillesse, soient teintées de valeurs qui peuvent leur être étrangères ; que la beauté de la tradition ne suffit peut-être plus à consoler un mal-être qui a l’avenir pavé d’inquiétudes. (Mathieu Li-Goyette)

 

 

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prod. Wapikoni mobile

MILIKᵘ TSHISHUTSHELIMUNUAU (ACCORDEZ-MOI VOTRE CONFIANCE)
Isabelle Kanapé  |  2022  |  Québec  |  12 minutes  |  100% Régions

Bien implanté dans sa communauté à Pessamit, Paul-André Vollant se présente aux élections de son conseil de bande, navigant le début d’une vie de candidat politique faite au contact des gens. Accolades, discussions, ouverture à la parole et aux idées d’autrui : le profil de Vollant et de la mise en scène d’Isabelle Kanapé sont sculptés dans l’attention aux prochains et dans le rapprochement de tout un chacun, alternant entre des prises de vue de la communauté captée dans ce qui la rassemble (comme cette procession religieuse bordée de coups de carabine) et des plongées dans l’intimité familiale du protagoniste. Son oncle et une aînée du village qui ont déjà été en politique confortent tour à tour le candidat dans le choix qu’il a fait de se lancer dans une vie de service public, nous faisant voir par la même occasion tout ce qu’il faut de lignage, d’entraide et d’encouragement pour convaincre un jeune espoir de préparer son grand saut. Ces confidences, en plus d’éclairer sur la réalité politique de la vie dans les communautés autochtones, permettent aussi d’accompagner Vollant au milieu des interrogations qui le taraudent : sa volonté de donner plus, d’être là, d’aller à la rencontre de ses concitoyen·ne·s, appuyant, surtout à travers la triste conclusion de sa campagne électorale, sur la primordialité de l’esprit de communauté qui prévaut au point de dissoudre toute compétitivité belliqueuse ou égocentrique. En d’autres mots, le beau Milikᵘ Tshishutshelimunuau d’Isabelle Kanapé est une leçon d’engagement citoyen qui devrait faire rougir toutes les politiques partisanes des officines habituelles. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. club vidéo

NOTES SUR LA MÉMOIRE ET L'OUBLI
Amélie Hardy  |  Québec  |  2022  |  8 minutes  |  Compétition 6

Notes sur la mémoire et l’oubli est l’une des œuvres que j’anticipais le plus parmi la programmation du FNC cette année. Les courts métrages d’Amélie Hardy sont tellement denses, amusants et cyniques qu’ils sont comme de petites perles de cinéma contemporain. Et c’est bien le cas ici, alors que l’autrice relie, dans une sorte de flot de conscience à peine homogène, quelques notes à propos des deux monolithes titulaires, profitant d’un texte savoureux narré par Alexa-Jeanne Dubé pour tracer un parallèle intellectuel entre l’horreur de l’architecture lavalloise sur la rue Fernando Pessoa et une série d’observations perspicaces sur notre société d’archivage mémoriel et de surveillance interpersonnelle. Disposé en cinq chapitres thématiques, inspiré par un essai de Rafaële Germain, le film mêle les esthétiques et les approches, moins dans une démarche spécifiquement postmoderne que pour le simple plaisir de mettre en scène et d’incarner de façon optimale sa manne de beaux concepts théoriques. Entre les séquences animées de femmes néandertaliennes, les montages hyper rapides de façades banlieusardes, de poètes portugais et de livres ouverts, les mises en scènes d’étudiantes et de fonctionnaires, la valse des zooms, les images d’archives et les contenus web savamment sélectionnés, on a l’impression d’assister à un ouvrage extrêmement épais, condensé dans quelques minutes de pure jubilation cinéphile. Marqué par un humour tranchant, bourré d’esprit, un imaginaire foisonnant et un exceptionnel sens du rythme, l’œuvre constitue une autre réussite pour la réalisatrice exceptionnelle de La vie heureuse (2021), qui m’avait tant envoûté au festival Regard, et à qui l’on souhaite un parcours rempli de pépites de la sorte. (Olivier Thibodeau)

Texte publié originalement dans le cadre de notre couverture du FNC 2022

 


prod. SK Pictures

PA VEND (DÉPLACÉ) 
Samir Karahoda  |  Kosovo  |  2021  |  15 minutes  |  DokuFest : Courts du Kosovo

Présenté dans le cadre d’un programme dédié au cinéma kosovar contemporain, et témoignant d’une jeune cinématographie nationale qui, tel que l’annonçait son réalisateur (agissant également à Regard en tant que programmateur de la section) a dû se reconstituer en 1999 à la suite de la guerre, Pa Vend déploie une proposition contemplative, observant les allées et venues d’une équipe de ping-pong forcée au constant déplacement. Devant l’impossibilité de s’établir dans un lieu stable, faute de moyens, ses membres sont contraints à demander des faveurs, trouvant dans un garage ou dans une salle de réception des espaces temporaires et hétéroclites où déposer leurs tables. Tourné dans un étroit format 1:1 dont l’impression de verticalité contraste pourtant avec les mouvements des corps distants qui s’adonnent au sport, le court de Karahoda renferme une vision clairement analogique. À la fois un commentaire sur l’exil et la migration, le caractère transitoire des déplacements se retrouvant reflété dans le retour au pays natal d’un des entraîneurs, Jeton, récemment revenu d’Allemagne, potentiellement après y avoir été expulsé, le court se pose aussi comme une réflexion sur la difficulté d’instaurer des pratiques pérennes en l’absence de support. Difficile de ne pas y lire un discours voilé sur la pratique cinématographique, sur la nécessité d’institutions et de réseaux de maintien de gestes culturels minés par une constante précarité devant laquelle la volonté infatigable des entraîneurs et la bonne foi de celleux qui veulent bien leur prêter un refuge momentané ne peuvent servir de seule fondation. (Thomas Filteau) 


 

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Illustrations: Jimmy Beaulieu




 

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Article publié le 25 mars 2023.
 

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