WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Festival Présence autochtone 2019

Par Claire-Amélie Martinant

Trois ans se sont écoulés depuis la dernière couverture par Panorama-cinéma du Festival Présence autochtone qui célébrait du 6 au 14 août 2019 sa 29e édition. Moins couru (et à tort) que d’autres festivals bien connus sur l’île, il mérite cependant sa place dans l’échiquier du cinéma d’aujourd’hui. Des 77 films projetés dans les salles montréalaises, plusieurs d’entre eux ont été récompensés ou diffusés par de prestigieux festivals outre-mer : Sami Blood (Prix du meilleur premier film à la Mostra de Venise) ; Le Chant de la forêt (Prix spécial du jury dans Un certain regard à Cannes) ; N. Scott Momaday: Words from a Bear (sélectionné à Sundance et à Hot Docs) ; Kniga Morya (sélectionné par DOK Leipzig et Thessaloniki) ; Lapü (à Sundance, la Berlinale, CPH:DOX et Cartagena) ; Thinking like a Mountain, (aux Visions du Réel) ou encore One Thousand Ropes (présenté à la Berlinale, la BFI et Palm Springs).

Foncièrement révélateur des maux que nous infligeons à notre chère planète et aux peuples qui en sont les plus près, à la fois instructif et bourré de connaissances souvent peu répandues (car la culture autochtone est principalement orale), il va sans dire que la réputation du cinéma autochtone n’est plus à faire ni à défendre. Il a surpassé et de loin un cinéma moralisateur, qui, sous l’égide du divertissement, nous fait l’effet d’un émerveillement très furtif qui se révèle vide de sens et abrutissant de bêtises. Nul besoin de tout ce fatras pour tomber en amour avec ce cinéma et le mystère qui en émane.

D’ailleurs, André Dudemaine, un des membres fondateurs de Terres en Vues et directeur des activités culturelles, nous le confirme bien. « [...] Présence autochtone, c’est l’occasion de renaître au soleil de l’été dans le miroir de nos différences. Ici on ne trouvera pas de melting pot, de bouillie pour édentés, de perte d’identité. C’est dans le dialogue interculturel que la nouveauté émane. Et suite aux agapes, chacun repart avec une meilleure connaissance de soi-même, un peu plus sage, heureux d’une expérience unique, irremplaçable. »

En 2019, la prise de parole diffère de la sélection de 2016 et l’attitude y est complètement assumée. Davantage axés sur la conscientisation, le questionnement, l’engagement dans une démarche réfléchie et mature, les dires et les figurations rapportées nous emportent sur les chemins d’une sagesse exemplaire. Tels de véritables modèles, inspirants d’honnêteté et de courage, les nouvelles générations reprennent les rênes de leurs origines, en sont fiers et réaffirment leur identité pour ne plus la laisser tomber dans l’oubli. Après des années de génocide, d’expropriation, de déracinement culturel et autres innombrables maltraitances et violences, l’heure est à la reconnexion, le rattachement et à la réappropriation des racines enfouies. Comme un sauvetage inouï, la voie s’ouvre sur un retour aux sources, une forte résonance imbriquée et adaptée à la modernité de la vie.

Ainsi le cinéma autochtone s’affirme par la communication de ses valeurs et se déploie dans une profondeur de champ à la fois complexe par sa portée et simple dans son exécution. En sus, il a su évoluer vers une professionnalisation incroyable, livrant des films accomplis autant dans leur réalisation que dans leur contenu. En plein réchauffement climatique, faisant face à des bouleversements irréversibles causés par la mondialisation, l’hyperproduction et l’ignorance, ces films sont des biens extrêmement précieux pour le discernement et l’instruction dont ils font preuve. Le temps est venu de se retourner, de les écouter et de tout réapprendre.

Au vu de l’actualité, on remarque que les mobilisations et les manifestations gagnent en popularité, que les esprits se réveillent et que tous semblent parler d’une même voix. Les échos des paroles unifiées des rythmes de la terre arrivent jusqu’à nos oreilles d’hommes dit civilisés. L’environnement perd son étiquette de sujet à la mode et s’érige en impératif, voire en urgence mondiale car chacun sait que sans l’Amazonie, la vie est compromise. Loin d’un discours alarmiste et anxiogène, pourrions-nous entrer dans une ère d’auto-éducation culturelle ? Et assumer une responsabilité autant personnelle que collective envers la nature, respecter ses richesses, son équilibre et veiller à son bien-être et sa préservation ?

 


photo : High Latitudes Ltd

KNIGA MORYA
Aleksei Vakhrushev  |  Russie  |  2018  |  85 minutes

Kniga Morya (The Book of the Sea) pointe du doigt cette responsabilité à laquelle nous nous dérobons à la première occasion avec une facilité désarmante. « Back when we were children,dit la narration en voix-off,our elders and ancestors always told us: Worship everything and celebrate all that surrounds you: the mountains, the river, the sea, the shore. Without them we can’t consider our relatives and ourselves “the real people”. » Au gré des points de vue d’une texture exceptionnelle miroitant l’aura désertique et scintillante de l’Arctique, nous participons aux chasses à la baleine, au phoque et au morse, dont les techniques ancestrales sont détenues par les Chukchi. Les mouvements bancals de la caméra bringuebalée par le bateau en acier qui bascule sous l'influence des tribulations des blocs de glace intensifient avec acuité (et connivence) la tension présente. Les chasseurs suivent les conseils avisés du chef qui mène de front les équipes et qui attendent patiemment le moment opportun pour lancer leur harpon ou tirer au fusil. L’adrénaline est à son comble et l’on saisit toute l’importance de la technique à maîtriser pour subvenir à leurs besoins en nourriture et ainsi assurer leur survie dans ce climat hostile. Parallèlement à la démonstration de l’habileté et l’art de la chasse, une animation sur fond de mythe vient renforcer la passation de la culture comme moteur de transmission et de savoir-faire ainsi que lien de corrélation et de codépendance entre les humains et les animaux. Aux tons découlant du blanc, bleu, brun et beige, les couleurs de l’Arctique, cette animation très imaginative et magnifiquement mise en relief par une orchestration des plus délicates, relate l’histoire de ce peuple lié à une femme qui, le soir venu, entonne un chant sur la rive se sentant seule et abandonnée par son mari. Elle, qui attire les baleines, en portera une dans son ventre et scellera ainsi la relation de ce peuple avec les animaux marins. La jalousie entre deux peuples voisins à la chasse donnera lieu à une guerre qui les conduira à quitter la banquise et à tout oublier. Ce n’est que bien plus tard qu’ils auront la chance de recouvrer la mémoire et de s’installer de nouveau dans cette région redevenue prospère. Ces légendes cadencent les aventures des hommes qui durant des heures, scrutent au loin une proie, parfois tombent dans l’eau glacée pour mieux se relever et revenir victorieux de leur journée. Elles tapissent agilement la trame narrative d’une authenticité véridique et l’assoient avec pertinence dans un monde interrelié.

 


photo : Spotted Fawn Productions

BIIDAABAN
Amanda Strong  |  Canada  |  2018  |  20 minutes

Dans un même ordre d’idée, soit que l’éloignement prédispose à l’amnésie, Biidaaban (The Dawn Comesqui a fait sa première au TIFF en 2018) propose une animation en stop-motion dans un univers sombre et froid, celui d’un quartier résidentiel, tel qu’il pullule dans la paysage urbain, sans âme et dénué de charme. Les maisons, toutes alignées les unes par rapport aux autres et construites uniformément à partir d’un seul modèle architectural, nous donnent froid dans le dos avec leurs lampadaires artificiels et leur unique arbre en guise d’ornementation. Toujours est-il qu’une maisonnette avenante et chaleureuse, à l’écart des autres, résiste encore. Et c’est le sifflement familier et rassurant de la bouilloire qui nous tire de la vision cauchemardesque dans laquelle nous nous étions enfoncés. Nous sommes dans un futur proche, seulement quelques années en amont et déjà tout a changé. Nos deux protagonistes, une jeune fille et un homme, communiquent avec une sorte de cellulaire circulaire en forme de pierre scintillant et s’éclairant d’eux-mêmes lorsqu’ils reçoivent le message suivant : ninaatigoog. En langue anishinaabe, ce mot se traduit par : érable. Il est temps de se préparer pour l’acériculture pratiquée par les autochtones depuis la nuit des temps. Les arbres sont fin prêts, les esprits du loup et du caribou rôdent autour et attendent avec impatience ce moment. « Ziigwan ! Ziigwan :D It’s time ;) Ziisbaakdaaboo…. ».(Le printemps ! Le printemps :D Il est temps ;) La sève…) Les habitants du quartier qui refusent qu’on touche à « leur »érable, les habillent d’un filet orange de protection qui au lieu de parer aux agressions extérieures, les isole du monde sensoriel et organique. Et c’est dans un climat de tension et de menace que débute la récolte devenue clandestine — une activité de nuit. Les maisons, telles des gardes personnifiés, assurent la « sécurité » des quartiers et rendent l’opération du temps des sucres bien plus périlleux qu’il n’y paraît. Derrière l’éclairage extérieur se cache un système complexe de surveillance qui se répercute jusqu’aux habitations. Celles-ci s’engagent par leur stature dans une démarche menaçante de façon à contrecarrer les entailles faites aux érables. Elles se resserrent tel un étau afin de piéger les contrevenants. La jeune Anishinaabe subit le ligotage redoutable d’un des filets orange qui subitement s’anime et l’empêche de bouger. Elle se voit secourue par les âmes de l’ancien monde, celui qui existait encore il y a peu et a disparu. Renvoyant à notre façon actuelle de vivre, comme un effet miroir, Bibaadan jette un regard lucide sur notre devenir qui envisage la dissipation des liens de communion, de respect et de spiritualité avec le milieu naturel. Aux allures dystopiques et teintées de bleu, cette animation regorge de petits détails du quotidien travaillés avec soin, jouant habilement avec les reflets, les ombres et la lumière dans un halo d’espoir afin de toucher notre conscience.

 


photo : Instituto Catitu

QUENTURA
Mari Correa  |  Brésil  | 2018  |  30 minutes

Récompensé par le Prix du meilleur court-métrage international par le jury de Présence autochtone, Quentura (Cagnard) nous entraîne dans une aventure humaine, spirituelle et touchante au plus près des répercussions des dérèglements climatiques au Brésil. L’urgence déclarée depuis longtemps en Amazonie se voit renforcée en 2019 par un record de feux déclarés, anéantissant en quelques heures à peine des milliers d’hectares, qui provoquent l’expansion à vitesse grand V du réchauffement que nous sommes tous en mesure de quantifier. À l’heure où les communautés indigènes et la faune voient leur habitat partir en fumée, Quentura nous montre l’histoire de ces groupes de femmes qui vivent dans la forêt, en dépendent et constatent avec déchirement les bouleversements néfastes à la pérennité de leur communauté matriarcale. Ces égéries de la culture qui ne craignent ni les moustiques, ni l’humidité ambiante, ni la boue, parcourent régulièrement les chemins escarpés qui mènent à leurs plantations 100 % bio et naturelles. Elles qui tissent et conçoivent leur propre panier, entonnent chants et incantations lors des semis d’arachides, pratiquent la polyculture assurant un rendement optimal. Elles qui connaissent les secrets des arachides, du maïs, de la banane plantain et du manioc, savent où l’ananas et les feuilles de tabac s’épanouissent. Travaillant d’arrache-pied en symbiose avec les éléments annonciateurs des saisons et des récoltes, elles se transmettent mutuellement l’habileté, la technique et la clairvoyance, une conception juste et équilibrée de la terre nourricière. Par la parole, elles s’abreuvent de fadaises et de rires tout en étant aux premières loges des chamboulements qui se manifestent de plus en plus régulièrement : les enfants deviennent malades et souffrent du paludisme qui ne les atteignait pas auparavant, les poissons qui grouillaient avec force et vigueur dans les filets ont bien diminué en nombre et les plantations pourrissent avant même d’avoir atteint leur maturité. La chaleur qui ne fait qu’augmenter les rend extrêmement vulnérables et met en péril leur coexistence avec la jungle. Qu’arrivera-t-il aux futures générations ? Arriveront-elles à survivre malgré tout ? Au plus proche des dires et des visages féminins de l’Amazonie, les images de Mari Correa se veulent représentatives de la simplicité et de l’authenticité qui y règne. Elles nous rappellent que l’humilité et l’humour font partie intégrante de ces peuples logés au cœur du poumon vert qui leur assure protection et bienveillance.

 


photo : Nordisk Film Production Sverige AB

SAMI BLOOD
Amanda Kernell  |  Suède  |  2016  |  110 minutes

Alors que la majorité de l’espèce humaine a cessé de cohabiter en harmonie avec la nature tout en vivant à ses crochets, il est de ces destins, comme dans Sami Blood, qui se voit ébranler par le choix entre la modernité et la tradition. Elle, Marja, quatorze ans, est une Sami, éleveuse de rennes qui vit des tourments émotionnels en lien avec son lieu de provenance et le poids imposé de sa culture qui lui semble si restreinte et dépourvue d’un avenir prometteur. En pleine rébellion, l’adolescente ne rêve que d’une chose : échapper aux contraintes de son peuple et au racisme ambiant pour s’évader dans le monde moderne et ainsi changer d’identité. Envoyée avec sa petite sœur à l’école du pensionnat, elle prend conscience du traitement particulièrement cruel et infondé colporté par la vision colonisatrice suédoise qui les considère comme une sous-classe. Elle endure railleries, agression physique et humiliation lors d’un examen corporel public qui fait d’elle une bête de foire et la plonge dans le puits sans fond de la honte. C’en est trop pour elle qui veut s’affranchir une bonne fois pour toutes de cette condition qui lui colle à la peau et l’empêche de vivre comme bon lui semble. Refusant d’abdiquer devant les obstacles qui s’opposent à sa naturalisation, elle s’armera de courage et de détermination face à la froideur de ses camarades et à la raideur des adultes qui l’entourent. Son combat incessant pour sa reconnaissance portera finalement ses fruits et elle finira par s’intégrer pleinement dans la société en devenant une professeure. Bien des années plus tard, elle apprendra le décès de sa petite sœur et sera confrontée de nouveau à ses racines, écartelée entre sa décision sur laquelle elle ne pensait jamais revenir et son amour pour sa sœur qui l’a toujours attendu. Seule dans sa chambre d’hôtel, elle finira par renouer avec son passé douloureux et ainsi apaiser son âme tourmentée. Inspiré de la vie de la grand-mère de la réalisatrice, Sami Blood est une fiction remarquablement bien menée et portée par une éminente comédienne, Lene Cecilia Sparrok. Son jeu tout en mystères et en sensations fortes invoque avec une force incroyable le désespoir, tout autant que le rejet, l’anxiété, l’amertume ou encore la soif de liberté. Captivant d’images d’une subtilité enchanteresse, le film se voit cristalliser par des plans exacerbant l’état d’âme de ses sujets. En l’élevant ainsi à un niveau supérieur, notre esprit est durablement marqué par la mise en scène qui fait de l’histoire d’Elle Marja, la nôtre.

 

HUAHUA
Jose Espinosa  |  Ecuador  |  2018  |  68 minutes

Sur une note plus contemporaine et moins radicale, Huahua (signifiant l’enfant nourri au sein), est une autofiction sur l’intimité d’un couple qui, suite à l’arrivée surprise d’un enfant, se retrouve face au dilemme suivant : doivent-ils ou non inclure leur identité indigène dans l’éducation à lui donner ? Face à la peur d’élever son enfant dans les remous de la ville de Quito en Équateur, Citlalli et José se posent la question d’un développement possible ancré dans la collectivité, les croyances et les rituels, éloigné des distractions urbaines. Ils passent leur futur au peigne fin et cet état d’incertitude provoque une multitude de réflexions et une profonde introspection personnelle. José s’attarde sur la signification de la représentation et son interprétation. Il interroge ses amis, collègues de travail et artistes qui l’entourent. « The most sad and profound thing that has been lost and the most valued is the language, dit un jeune de l’entourage du réalisateur,to be able to investigate without dominating Kichwa. Simply put, the elders can’t give you that information. There isn’t a contact or deep link so that you can reach and obtain their wisdom. To be a Kichwa, Runa or native person, whatever we want to call ourselves. What is it that matters? What matters are the hair, language, attire and cosmovision. What really matters is what one feels about the essence of their roots. Because anyone can have long hair, anyone can dress our attire or learn Kichwa. But not anyone can feel that they belong to a first nation. »

Quant à Citlalli, elle recueille les propos de ses amies vêtues de la tenue traditionnelle ainsi que de sa maman. L’une d’elles viendra d’ailleurs nuancer pour nous la définition courante des racines identitaires, en fendant son essentialisme : « And to say that a native is that or that, that is exclusion. In other words, anything being categorized is exclusion….. I think that teaching them for example how to live in community, not to kill one another, not to only want money, to take care of their plants and animal is more important. Well I don’t know if it’s more important but for me it’s more feasible to do so. And I think it will help us to live better. » Le pour et le contre déstabilisent le balancier qui chancelle. Tous deux s’engagent, et à leur manière, dans une véritable enquête afin de récolter les éléments indispensables à la prise de décision. Arriveront-ils à s’accorder ? Sont-ils suffisamment à l’écoute ? Leurs regards se croisent remplis d’inquiétudes, de doutes et d’incompréhensions. Les larmes coulent et la tendresse se lit sur les expressions de leurs visages. Les procédés utilisés restent classiques, comme le témoignage, ou l’entrevue. Parfois la caméra personnifie un point de vue narratif, posé là comme une chaise qui s’agence autour d’une table. La mise en scène, lorsqu’elle se manifeste, reste ordinaire. Et pourtant les paroles échangées sont chargées de contenance, les émotions exprimées à vif et le choix d’une culture ou d’une autre demeurent délicieusement inavoués jusqu’au bout et imprégnés d’une prise dans le réel qui lui confère une assise et une assurance peu commune.

 

*

 

Ainsi l’on retiendra de toutes ces destinées leur caractère insondable et inexorablement lié au doute. Force est de constater que consécutivement à la remise en question s’ensuit un juste retour des choses, un certain équilibre dans la conception que nous nous faisons de la terre mère. Et que de ce fait, ce cinéma nous somme de la considérer comme étant notre propre corps, veillant à la respecter, la nourrir et la protéger.

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Article publié le 26 septembre 2019.
 

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