WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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La Semaine de la critique de Berlin 2019

Par Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau

 

Inspirée par celle de Venise, la Semaine de la critique de Berlin, la Woche der Kritik, en était à sa cinquième édition cette année. Événement de contre-programmation par excellence de la Berlinale, la Semaine ne fait pas partie de l’organisation du festival, même si tous ceux qui y sont accrédités le sont automatiquement à la Semaine. Il s’agit plutôt d’une porte de côté, située suffisamment en retrait de la Potsdamer Platz pour échapper, chaque soir de la semaine, à la cohue des grandes projections de gala.

En tant qu’exercice de programmation, la Semaine mise sur des programmes doubles et thématiques, alliant courts et longs métrages sous un sujet donné, qui n’a rien d’une poudre aux yeux : chaque projection est suivie d’un débat durement mené (on les retrouve ici), animé par un critique entouré des créateurs du film et d’autres invités complémentaires. Loin des habituelles séances de questions-réponses qui tanguent régulièrement entre le malaise public et le commentaire anecdotique, ces débats, parfois aussi longs que les films eux-mêmes, plongent leurs mains dans le sujet des œuvres afin de l’élargir, de mener les cinéastes invités à trancher, à se positionner sur des questions à la fois cinématographiques, sociales et philosophiques. En plus des débats, les spectateurs pouvaient aussi se procurer le deuxième volume bilingue de Koschke (du nom du charmant bar où se terminent ces soirées), un magnifique ouvrage à la reliure cousue, où l’on retrouve des textes sur les films du programme ainsi que des essais et des entrevues qui cernent avec une grande perspicacité la contemporanéité du cinéma mondial.

Ces questions de fond se trouvant ainsi mises en relief par l’aller-retour entre l’écran, la salle, la table ronde et le livre, c’est tout l’exercice critique qui s’en trouve régénéré, placé à nouveau dans l’arène culturelle où son discours devient un acte de production intellectuelle et énonciative, autorisé à créer un moment où la critique parvient, comme il n’est pratiquement jamais possible de l’imaginer ici, à produire un espace qui soit sien, où elle n’est plus « grincheuse », où elle n’est plus « opportuniste », où elle n’est plus le discours d’un « cinéaste raté ». Un espace pour exister. C’est ce dont la critique a le plus besoin aujourd’hui et en cela la Semaine de la critique de Berlin est des plus inspirantes. 

Excepté deux films qui nous ont échappés, ainsi que l’excellent Chained for Life de Aaron Schimberg que nous avions déjà couvert, voici notre couverture intégrale de l’événement. (Mathieu Li-Goyette)

 

NAKORN-SAWAN
Puangsoi Aksornsawang  |  Thaïlande/Allemagne  |  2018  |  77 minutes
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GULYABANI
Gürcan Keltek  |  Pays-Bas/Turquie  |  2018  |  35 minutes

Réunis sous le thème « Resisting Disappearance », Nakorn-Sawan et Gulyabani sont deux leurres magnifiques, le second constituant même une rare incursion en territoire expérimental, utilisant la matérialité du cinéma pour rappeler la matérialité (et donc la finitude) de l’existence terrestre. Le film d’Aksornsawang oscille quant à lui subtilement entre documentaire et fiction, prouvant simultanément les maximes contradictoires de Christian Metz et d'Éric Rohmer selon lesquelles « tout film est un film de fiction » et « tout film est un documentaire ». Posant l’objectif de sa caméra sur les membres de sa famille réunis lors de la cérémonie de « passage » de sa mère décédée, voguant sur une rivière avec deux moines en costume safran, la réalisatrice multiplie adroitement les références au flot primordial de l’existence, celui du cours d’eau bien sûr, de la vie humaine, se réincarnant ici dans les traînées de fleurs déposées sur les flots, mais aussi des sèves d’hévéas que cultive son père pour en faire du latex, contribuant ainsi à un saisissant treillis de natures mortes qui exemplifie parfaitement le pouvoir mnémonique et palingénésique du cinéma. Comble de pertinence, la démarche de la réalisatrice est également investie de l’idéal bouddhiste du devenir, lequel pourvoit à l’œuvre une couche discursive quasi inédite.

« L’important, c’est ce que le latex peut devenir », déclare le père lors de la scène liminale, évoquant déjà le pouvoir transformatif de la vie terrestre, préfigurant en outre le devenir-fleur et le devenir-souvenir de la matriarche, mais surtout la métempsycose diégétique de cette dernière. En effet, bien que le film débute avec une cérémonie funéraire en son honneur, celle-ci se trouve subséquemment réincarnée dans les images filmées par la cinéaste, mais aussi dans la voix off qui accompagne les photographies de nourriture et de non-lieux utilisés en fin de parcours pour étoffer le leitmotiv de la vanitas, rappelant à sa fille de bien faire ses prières par l’entremise d’un enregistrement, comme dans un écho sempiternel au souvenir infantile qui sert ici d’origine au récit. Dans un effort de consolidation discursive supplémentaire, le processus documentaire de consignation mémoriel est même accompagné de superbes scènes dramatiques, lors desquelles une jeune femme et son ex-copain discutent de nostalgie et de deuil, permettant à la réalisatrice de cristalliser la beauté intemporelle d’un moment béni, où le visage magnifique de la nymphe, comme dans un écho mystique à tous les mécanismes affectifs de l’œuvre, nous rappelle que tout ce qui compte, c’est « la suite du monde ».

L’envoûtant et tempétueux Gulyabani, présenté en compétition lors de la dernière édition des RIDM, évoque lui aussi un processus de mise en mémoire, mais il constitue surtout une démonstration ludique du pouvoir alchimique de la mise en scène. À cet égard, il aurait très bien pu être jumelé avec le surprenant Fausto d’Andrea Bussmann plutôt qu’avec le film d’Aksornsawang. Énième offrande du talentueux cinéaste expérimental Gürcan Keltek, cette captivante symphonie visuelle, ponctuée par une voix off langoureuse et mélancolique, sert en apparence à illustrer le récit indicible d’une voyante turque au passé trouble, violentée par un père ultra-orthodoxe et mise en esclavage par un leader terroriste impitoyable, bref à matérialiser sensuellement les dires cafardeux d’un sujet élusif. En cela, le film est bien servi par une bande sonore hypnotique, où les gouttes de pluie moroses font figure de petites bombes funèbres, par la facture grisaillante et délavée des paysages forestiers, ainsi que l’aspect onirique des paysages minéraux, irisés de rouges végétaux et de bleus terre. Par-delà l’illustration du cafard inhérent au récit tragique conté ici, c’est pourtant dans l’incarnation cinématographique de l’entité titulaire que le film prend tout son sens, cette entité décrite comme un « esprit coincé dans les limbes », à l’instar de l’âme des jeunes révolutionnaires assassinés par les différentes juntes militaires s’étant succédé en Turquie lors de la deuxième moitié du vingtième siècle. C’est donc une mise en forme des processus mentaux individuels de la voyante que parvient ici à établir le réalisateur, via la fragmentation onirique des images et les raccords instinctifs entre elles, mais aussi un portrait sensuel du spleen social de la Turquie post-Kemal, auquel contribue notamment le mitraillage de vignettes modernes qui se mêlent au spectacle organique des branches tressées et des silhouettes évanescentes. Ceci dit, on aura beau décrire pendant cent ans la pertinence discursive de la démarche auteurielle, aucune louange ne saura vraiment évoquer le pur plaisir qu’on ressent en voyant le film, en s’abreuvant de ce pur objet de cinéma qui, comme les meilleurs exemples de l’art expérimental, s’immisce directement sous l’hypoderme, loin derrière la zone d’affect épidermique généralement réservée aux mécanismes dramatiques du cinéma narratif. (Olivier Thibodeau)

 

FAUSTO
Andrea Bussmann  |  Mexique/Canada  |  2018  |  70 minutes

Bien qu’elle ait l’air de rien, œuvre minimaliste d’apparence ostensiblement anodine, Fausto recèle l’une des plus amusantes et des plus intrigantes propositions de cinéma des dernières années, livrant au spectateur une démonstration subtile, ludique et savante du potentiel divin de la mise en scène filmique. « Il y a quelqu’un dans le noir », déclare simplement l’auteur en voix off, lors d’un plan où se donne à voir un pan de mur la nuit, léché de ténèbres insondables. Moutons que nous sommes, il ne suffit que de ces simples mots pour stimuler notre appréhension, pour meubler le hors-champ et générer hors du vide le suspense. Y a-t-il vraiment quelqu’un dans l’ombre ou s’agit-il de simples paroles lancées en l’air ? Peu importe puisque l’idée germe déjà dans notre esprit et que le travail de narration produit d’ores et déjà son effet. C’est le principe de base du cinéma d’épouvante : suggérer au spectateur une présence qui se soustrait cruellement à son regard. Or, ce dernier sert ici une fonction supplémentaire de légitimation auteurielle. En effet, lorsqu’une figure se détache finalement de la noirceur en question, c’est là que la parole du narrateur devient souveraine : lui savait, mais pas nous, constatation qui nous pousse ici à redéfinir le rapport déjà problématique que nous entretenons avec la voix off démiurgique qui accompagne les images.

Tout débute plutôt innocemment, de façon presque ennuyeuse, alors que le narrateur décrit le contenu des images apparemment aléatoires tournées par le réalisateur, comme dans un film de voyage d’abord, puis comme dans un documentaire animalier. « Parfois l’écran d’ordinateur des touristes échoue à s’allumer », déclare sa voix sur fond d’images exotiques de plages mexicaines, « puisque le sable contient du fer, source de son coloris noir ». Didactisme fantaisiste ou fun fact ? Dur à dire pour l’instant. L’auteur se met ensuite à narrer les actions et les sensations des êtres humains à l’écran comme s’il s’agissait d’amis proches : untel vient de pêcher un poisson, l’autre a la poitrine tatouée et rêve d’une femme nommée Susanna, celui-là est en train de creuser la tombe de sa fille ou celui-ci est en quête de l’ombre perdue d’un touriste français. Vérité ou mensonge ? Dur à dire encore une fois, étant donné l’improbabilité des faits plaqués sur les images d’apparence documentaire à l’écran, accentuée par l’apport complémentaire de témoignages abracadabrants, où les intervenants livrent à la caméra des histoires de butins muraux et de femmes télépathes avec un stoïcisme confondant. L’auteur nous parle ensuite des animaux nyctalopes, de leurs habitudes et de leurs caractéristiques méconnues, profitant même de l’occasion pour en énumérer quelques-uns via un titre superposé : chats, hiboux, pieuvres se suivent alors à l’écran dans une parodie de scientificité servant à crédibiliser les paroles du réalisateur-dieu, et ainsi concrétiser sa capacité alchimique à transformer toute exagération factuelle en vérité diégétique.

En somme, c’est donc le potentiel inhérent du cinéma à créer le vrai qui sert ici d’objet d’étude, incarné dans un rapport délicieusement ambigu aux images héritées d’une économie simultanée du mensonge et de la vérité. La thèse exponentiellement foisonnante de l’auteur s’étoffe même encore, au gré des nombreux coups de théâtre subséquents, le doublage personnel et translinguistique des sujets par exemple, les interpellations transécraniques auxquelles ceux-ci répondent, l’illustration factice de leurs propos (tel que dans la dénaturation de La Nuit étoilée évoquée par l’un des intervenants), mais aussi les allusions explicites du réalisateur concernant le monde extérieur au cadre, où on imagine sans peine un monde de mèchanès prêtes à le catapulter vers l’avant-scène. (Olivier Thibodeau)

 

THE GREAT PRETENDER
Nathan Silver  |  États-Unis  |  2018  |  71 minutes
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MAMAN, MAMAN, MAMAN
Lucia Margarita Bauer  |  Allemagne  |  2019  |  37 minutes

La structure narrative chorale de Great Pretender et la mise en abîme théâtrale du récit sont plutôt astucieuses quoiqu’elles se résorbent finalement dans une assimilation littérale et maladroite des personnages à leurs doubles. Or, malgré cette tare, il s’agit certainement là des plus intéressants éléments du film, lequel se présente autrement comme un exemple vieilli de mumblecore, où la fébrilité des mains filmantes correspond, dans un rapport d’équivalence exaspérant, à la fébrilité émotionnelle des sujets filmés. Sans doute pourrait-on arguer que, malgré leur laideur intrinsèque, le grain aveuglant, les travellings et les zooms névrotiques ainsi que les couleurs sursaturées contribuent à une atmosphère ad hoc pour décrire la confusion affective d’une certaine jeunesse étasunienne. Sans doute pourrait-on aussi arguer qu’il réside une certaine vraisemblance dans la sensibilité adulescente que promeut Silver et ses personnages… mais rien qui puisse finalement la justifier auprès d’un spectateur déjà blasé des films d’Adam Wingard. Ce qui se profile ici, c’est donc un drame amoureux crépusculaire, où tout l’idéal romantique classique du cinéma hollywoodien se résorbe dans une apologie complaisante du nombrilisme amoureux actuel. Le problème, c’est qu’il ne reste pas grand-chose pour les femmes dans cette nouvelle économie du romantisme, où les égéries exotiques n’ont plus rien d’autre à se mettre sous la dent que des losers mélancoliques (et autres mecs mentionnés au passage, circonscrits surtout dans les cauchemars jaloux des protagonistes mâles). Le problème, c’est que la rigueur de l’archétype féminin n’a pas d’équivalent masculin, que, malgré les deux chapitres consentis aux points de vue romancés des femmes, ce soient les désirs des hommes qui priment. Le problème, c’est la surdramatisation des relations banales entre les personnages, c’est d’assister à des scènes supposément émouvantes, où les protagonistes se rencontrent dans des parcs et dans des bars, saouls ou en train de manger des kebabs, où les hommes pleurnichent d’avoir été abandonnés par leurs amantes avant même d’avoir trouvé le courage pour leur avouer la gonorrhée infectieuse qu’ils trimballent, tandis que les femmes sont accusées de parler « excessivement » de leurs vies, targuées explicitement et implicitement de narcissisme, alors qu’elles ne sont finalement que des étalons fantasmatiques au sein d’une économie phallocentrique du malaise amoureux contemporain.

Maman, maman, maman est quelque chose de complètement différent, de plus bordélique mais de plus réjouissant, rappelant les singulières vanitas du programme « Resisting Disappearance » plutôt que la lourdaude nostalgie romantique du précédent film. Monument à la grand-mère décédée de la réalisatrice, la « maman de sa maman », celui-ci se présente comme une éclectique courtepointe transhistorique, fruit d’un assemblage spontané et humoristique de vignettes glanées lors de fêtes familiales, de photos d’époque, de gros plans sur des couvertures de livres, d’extraits de publicités télévisuelles, de photographies commentées, d’images d’archives, le tout complémenté d’une manne d’effets stylistiques excentriques, de ralentis, de surimpositions, de mises en garde signalétiques et de paroles de chanson défilantes. Formellement, ça a vraiment l’air d’un fourre-tout, mais d’un fourre-tout chatoyant, passionné et vivant, incarnation palpitante d’un processus mémoriel intégral qui se mue ici en stèle impérissable du totem matriarcal révéré, nous rappelant par son aspect ludique que le plaisir de la mise à scène n’est jamais incompatible avec la solennité d’une démarche auteurielle. (Olivier Thibodeau)

 

ROI SOLEIL
Albert Serra  |  Espagne/Portugal  |  2018  |  61 minutes

Le cinéma d’Albert Serra est une sorte de créature privée et imprévisible, que certains peuvent considérer d’un aspect vieillot dans son formalisme figé, que d’autres peuvent trouver éculé dans sa manière de voir la Renaissance comme l’indépassable haut pic de l’esprit humain, et d’autres encore le penser d’une infinie prétention, pris dans la suffisance extrême de son opinion forte sur l’ensemble des choses qu’il faudrait savoir pour le comprendre. Déjà qu’il faille s’intéresser à ces questions (comme la tension entre le royalisme et la bourgeoisie, comme celle entre la vie privée et l’historiographie), Serra s’attend toujours à nous galvaniser par le biais de ses propositions théoriques. Il est, à l’instar du professeur le plus sûr de lui, celui qui sait que son public croit en son dispositif (le cinéma, la classe) avant d’avoir à croire (ou non) à ce qui s’y joue réellement. Parvenu-là, seul importe la construction, l’assemblage, la collection des références et la capacité à les déployer dans le bon ordre ; défiant les tenants de l’ennui, Serra est actuellement le seul cinéaste de qui l’on peut dire qu’il est à la fois universaliste et universitaire.

En soi c’est une bonne raison de croire en son travail, de chercher chaque fois à remonter le fil de sa mise en scène et des figures qu’il développe. Sa manière de tenir pour acquise l’Histoire, d’en dégager de ses sujets fétiches de la matière pour penser notre présent, est l’une des démarches cinématographiques les plus intègres et rigoureuses des 15 dernières années. Preuve en est, dans l’inévitable exercice de comparaison entre son film précédent La mort de Louis XIV (2016) et ce Roi Soleil, tout spectateur qui aura vu les deux (on ne peut que douter de l’intérêt de s’en tenir au second) retrouvera les thèmes qui sont chers à l’auteur, tour à tour dans le programme baroque du premier film qui mettait en vedette Jean-Pierre Léaud, puis dans l’épure abstraite, muséale, du second, où Léaud est troqué pour Lluís Serrat, acteur non professionnel abonné au cinéma de Serra depuis qu’il a interprété Sancho Panza dans Honor de cavallería (2006).

L’histoire est identique : Louis XIV est au seuil de la mort, mais à la mort tragique, cinématographique (c’était aussi Léaud qui mourrait devant nous), impavide, royale, du premier film qui le mettait en face de docteurs froids et calculateurs, le second en propose la déconstruction affective, en remplaçant la pénombre réaliste par des aplats de rouge sanguin et de blanc néon, dans un décor absolument lissé, formaliste, carré. Non plus prisonnier de son lit à baldaquin, ce Louis, plus gras, plus rond, plus pathétique parce qu’il roule sur le sol comme un matou épuisé par sa paresse, gigote lourdement autour d’un plateau de petits chocolats qu’il mange tranquillement. Et voilà tout.

Ou du moins, voilà tout ce qu’on voit dans Roi Soleil, jusqu’à ce que des visiteurs finissent par apparaître, quarante minutes après qu’on l’ait scruté sous tous les angles, à décortiquer chacun de ses plis qui entrave ses mouvements, chacun de ses efforts à fuir le champ de la caméra qui se solde par l’essoufflement, le soupir et une énième rebuffade échouée contre la gravité qui le pèse. Quarante minutes sur la mort et l’ennui, qui maintiennent pourtant toute notre attention, sans dialogue sinon des grognements et des gémissements, à force d’ausculter ce corps se faisant volontairement vulnérable à cette visite fatidique, qu’on assimile à la fois à son entourage, aux médecins et aux prêtres du premier film, ainsi qu’au public d’une performance qui descend dans cette cave rouge le temps d’en faire le tour, analysant cette œuvre comme une autre dans (on l’imagine) un grand labyrinthe d’œuvres où les gens s’amassent pour regarder des avatars de l’individualisme se morfondre. Rapprochant le temps intégral de la performance du temps exposé de la mise à témoin de celle-ci, Serra soulève la lourdeur de toute mise en dispositif (de la performance, du cinéma, de la classe) afin de mieux la balancer au visage du public qui s’en satisfait. Pour filer la métaphore académique, il joue ici à l’idéal du professeur blasé, se fâchant de ne trouver personne pour le contredire, évoquant lui-même une lassitude qui rappelle celle de son roi à l’agonie.

Après plusieurs films sur la mort et les césures structurantes qu’elle provoque dans l’Histoire, Serra met son cadre historique en porte-à-faux pour la première fois. Brandit en accessoire de théâtre, il devient ridicule, grotesque et pointe du doigt la force morbide de son cinéma, celle qui fige et fragilise ses personnages, qui les a toujours tant confrontés au poids de cette Histoire et à ces chamboulements qu’ils n’arrivaient pas à y échapper, faisant peser sur le cœur de ses films, au moins depuis Histoire de ma mort (2013), l’annonce du trépas comme seule conclusion possible à un cinéma obsédé par l’héritage.

Or Roi Soleil convainc par la vie qu’il agite à partir du plus ascétique des dispositifs cinématographiques (celui de la performance captée qui se prend pour un film). Il aligne les efforts de son comédien avec la prédétermination mortelle de sa caméra (qui n’attend donc que sa mort), tout en la rendant miraculeusement complice du comique burlesque qui grandit à l’intérieur du film, désamorçant sa lourdeur jusqu’à le mener à une forme d’improvisation libre, cabotine, qui s’avère une belle nouveauté, salvatrice, dans le style sévère du cinéaste. En cela Roi Soleil a tout, non d’un film expérimental, mais d’un film à expérimentations, un condensé clairsemé d’observations physiques et intimes portant sur la représentation du corps et sur l’humiliation qui lui en coûte parfois pour raconter ce qu’il a à dire en face d’une caméra et surtout d’un public. (Mathieu Li-Goyette)

 

MAGIC SKIN
Konstantinos Samaras  |  Grèce  |  2018  |  90 minutes

Largement méconnu ici, le cinéma de l’absurde vague grecque (traduit de Greek Weird Wave, telle que l’a pointé Steve Rose en recensant le cinéma de Yorgos Lanthimos pour le Guardian en 2011) n’est pas mort avec le départ de Lanthimos vers les grandes coproductions européennes. Localement, l’influence du réalisateur de Canine (2009) et de The Lobster (2015) a fait des petits, qui s’en distinguent tout en devant au chef de file un attrait marqué pour l’humour noir et encore davantage pour l’humour si noir qu’il en devient absurde, comme par excès de méchanceté ou d’apitoiement réciproque. Les personnages y hurlent leur mal-être à tue-tête, passent de la marche à la danse à la marche, de la solitude accablante dans les grands espaces labyrinthiques et inhabités à la présence encombrante qui les dérange dans tout espace, aussi grand soit-il. Les personnages de cette vague sont à l’image de sa mise en scène, obsessive, focalisée sur un énième objet bigarré, totémique, placé au centre d’un fatras (d’individus comme d’objets) qui ne fait sens que dans l’accumulation maladive des références, des filiations et des traditions qui se demandent que leur faut-il léguer pour ne pas être oubliées.

Dans ce cinéma des références fluides et agiles (parce qu’elles sont arrachées à l’Histoire et à toute volonté réaliste), l’impression de bric-à-brac peut paraître encombrante, voire dilatoire. Or si l’ex-critique devenu cinéaste Konstantinos Samaras s’en tire si bien, c’est d’emblée parce qu’il trouve à ce chaos un fil d’Ariane qui suffit à justifier ses écarts de conduite. Suivant Nikos (Haris Fragoulis), un pauvre écrivain sans le sou ni la gloire pour les compenser, Magic Skin se calque librement sur La Peau de chagrin de Balzac, où un jeune rendu confus par le malheur d’avoir tout perdu mettait ses espoirs dans une peau de chagrin qu’un vieillard lui confiait. Pacte faustien doté d’un compte à rebours, la peau se rapetissait à chaque vœu exaucé jusqu’à disparaître en même temps que la vie de celui qui en avait profité. Dans le film de Samaras, la peau permet à Nikos d’imaginer d’autres possibles pour son destin d’écrivain, se déclinant en relations, en passions, en espaces, qui, pendant le temps du pacte, le font chavirer entre le réel et le fantasme, entre la tentation de tout larguer par désir de liberté créative (et s’y brûler) et celle de se retrouver à travers la stabilité (et s’y languir). Au fil de l’épuisement de ces trajectoires divergentes, la mise en scène de Samaras accentue la présence encombrante du doute à travers des plans à la fois ludiques et confondants.

Travellings arrière et travellings avant provoquent des allers-retours indécis, eux qui insistent à tirer l’œil de la caméra d’un bout à l’autre d’un espace bondé de richesses, comme si le réel et le rêve s’arrachaient consécutivement leur souveraineté ontologique sur l’image — « Désire-moi et j’exaucerai ; filme-moi et j’existerai ». Preuve en est, ces auditions impromptues qui font imaginer à l’écrivain d’autres acteurs pour jouer son propre rôle ainsi que celui de son amante, à la recherche d’autres configurations, d’autres souhaits à exaucer, d’autres films à tourner et d’autres histoires à raconter. L’image en rajoute. Dans des effets surprenants de surimpressions qui décalent les mouvements, les gestes et les décisions, une chronophotographie des devenirs jaillissants s’institue, avec cette belle morale balzacienne qui déjà comprenait qu’à tout avoir on n’avait souvent rien du tout (d’autant qu’ici les images déportées par la surimpression finissent toutes par se rapporter à l’originale).

Pour ces raisons, Magic Skin est un premier film formidable, celui d’un jeune auteur à suivre parce qu’il a fait de son indécision maladive l’incubateur d’une audace formelle qui dérange et surprend, sachant se moquer des craintes chères aux premiers films, à commencer par celle d’avoir à vendre son âme afin de survivre et ensuite à celle d’avoir à la vendre afin de rester intègre, redoutant un jour de n’avoir plus rien à vendre. Délaissant formellement ce paradoxe qui hante son protagoniste, Samaras s’en émancipe ainsi, reléguant le tapage, la rébellion, l’anarchie, la beauté et la grâce à des possibles possibilisés par un écran en fête. Si Samaras trouve enfin sa liberté dans cette construction au conditionnel, c’est parce qu’il nous fait réaliser que son film porte au fond sur la peau de chagrin du processus créatif, celle qui se rétrécit au fil de sa soumission à l’épuisement des récits éventuels mais avortés, filmant ces murs invisibles qui encerclent et condamnent les « J’aimerais ». (Mathieu Li-Goyette)

 

PRETTY GIRLS DON’T LIE
Jovana Reisinger  |  Allemagne  |  2018  |  29 minutes
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DAS MELANCHOLISCHE MÄDCHEN
Susanne Heinrich  |  Allemagne  |  2019  |  80 minutes

Pretty Boyz Don’t Die (2016), Mad Girls Don’t Cry (2018) et Sad Boyz Get High (2018) forment les trois autres pièces de cette exploration formaliste et critique qu’est Pretty Girls Don’t Lie. Avec quatre films complémentaires déjà dans son baluchon, Jovana Reisinger développe à Munich un cinéma pince-sans-rire, axé sur la représentation du corps féminin sans que celui-ci n’en devienne pour autant une victime. Au contraire, le dispositif narratif de la réalisatrice est implacable : une voix off semblable à celle des pages de téléachat ringardes (pensez « ShamWow ! ») met à distance les péripéties que doit affronter une jeune barmaid au fil de sa rencontre avec une masculinité invasive et pitoyable. À ce titre, la mise en scène de Reisinger est élégante, cohérente avec cette écriture qui dédouble constamment la beauté plastique des images ringardes (avec les robes à paillettes des femmes, avec les reflets ondoyants provoqués par l’éclairage feutré) et l’acidité de sa représentation de l’objectification de la femme aux mains des hommes qui cherchent à en déterminer la valeur (le film s’ouvre sur un concours de beauté, le Super Blond 3000).

Les plans sont encombrés par les hommes, statiques parfois jusqu’à en devenir morbides, des sortes de forces en présence qui ne bougent guère et autour desquels les femmes doivent s’agiter, chercher l’attention de la caméra dont le cadrage participe sans cesse à renforcer cette moquerie réflexive. C’est ce double jeu d’ironie critique qui fait tenir tout le film autour d’une protagoniste esseulée qui parvient toutefois à s’en relever, à passer outre sa déception envers les hommes et à trouver, dans un mélange de dépit et d’intégrité morale, un équilibre qui est tout à l’image du film. Dans la lignée de ses films précédents, Reisinger confirme avec Pretty Girls Don’t Lie qu’elle est une réalisatrice à surveiller, non seulement parce que son style est fait d’écarts qui permettent à des nuances discursives de se déployer, mais aussi parce que son discours féministe récupère les codes qu’elle condamne sans toutefois leur donner un nouveau tour de roue.

En ce sens, la démarche de Reisinger est à l’extrême opposé de celle de Susanne Heinrich, car quand l’irrévérence déborde dans la prétention, quand l’esthétique se transfigure en publicité, cela doit donner un film aux allures de Das Melancholische Mädchen, « La fille mélancolique » (ou Aren’t You Happy? de son titre international), le premier long métrage de cette romancière allemande, jeune vedette littéraire (un premier roman primé à 20 ans) et féministe engagée (son film la célèbre).

On y découvre d’abord Marie Rathscheck, actrice charismatique qui joue la désinvolture avec beaucoup de talent comique, et qui occupe ici la place centrale, indélogeable, de la quinzaine de chapitres d’un film en pièces détachées. Les saynètes sympathiques qu’elle habite s’en prennent au masculinisme endormi des gentils garçons, aux dialogues creux des intellos trop sûrs d’eux, aux séances de yoga postnatal des yuppies, au machinisme sexuel des rencontres Tinder, à la désinvolture attirante des vieux restés si jeunes qu’on les découvre pathétiques, bref, à une série de stéréotypes sectaires auxquels les différents personnages se moulent sans la moindre résistance possible.

Das Melancholische Mädchen est un film bonbon au discours impitoyable (et donc pratiquement pitoyable), à l’esthétique léchée, immensément soignée, comme très peu de premiers films peuvent se vanter d’être des réussites plastiques aussi frappantes (à ce titre, le nom de la directrice de la photographie Ágnes Pákózdi est à retenir), parvenant à concevoir autant de dispositifs scéniques qu’il y a de chapitres. Le hic, c’est qu’au-delà de l’allure et du dire, le film de Heinrich refuse catégoriquement toute forme de vie sentimentale à ses personnages, à la pauvre fille mélancolique du titre en premier lieu, prenant le pari de livrer un film-objet qui utilise les codes publicitaires les plus éculés afin de critiquer la marchandisation du féminisme contemporain et les vanités liées aux discours de la libération sexuelle. Certes, Heinrich a souvent raison, certes, le progressisme niais qu’elle pourfend avec cynisme mérite quelques claques anarchistes, mais qu’il faille un tel encodage du réel et des émotions, émotions qui sont toutes prisonnières de la plasticité du film, rappelle que la déconstruction du cinéma narratif s’arrête aux limites des formes qu’il subtilise pour s’en échapper.

Autrement dit, les plus beaux moments de liberté que s’offre Heinrich ont souvent plus à voir avec le vidéoclip et l’exercice de style qu’avec un quelconque souffle cinématographique, tellement qu’on en vient à se demander de quelle réalité la cinéaste parle-t-elle, de quelle suffisance individualiste se fait elle la critique autoproclamée sinon celle qui a justement inspiré son film. Étonnement, on remarquera le nom de Philippe Bober au générique, important producteur européen au travail très, très sélectif (il produit Ruben Östlund, Gaspar Noé, Ulrich Seidl et Roy Andersson) et dont les productions partagent aussi cette esthétisation outrancière qui finit souvent par cannibaliser leur discours. Reste que, à l’instar de ces autres productions, Das Melancholische Mädchen est esthétiquement fascinant, bordé par des tons pastel à la douceur réconfortante, par un sens de la beauté et du style qui font de Susanne Heinrich une réalisatrice qu’il faudra talonner de près, le jour où elle se réconciliera avec la narration. (Mathieu Li-Goyette)

 

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Article publié le 29 avril 2019.
 

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