WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Rotterdam 2023 : Partie 1

Par Olivier Thibodeau

Prologue | Intro 1 | 2 | 3 | 4 | 5


prod. BIND

MASCOTTE
Remy van Heugten  |  Pays-Bas  |  2023  |  100 minutes  |  Section Harbour

Mascotte n’est pas un grand film. C’est un drame familial honnête, tourné à la manière intime et tumultueuse du cinéma d’aujourd’hui (avec ses plans rapprochés, presque intrusifs, et son montage haché). Malheureusement, le récit est trop échevelé, déployant ses multiples trames comme on énumérerait une série de symptômes du mal-être contemporain. Il est surtout trop simpliste d’un point de vue causal et psychologique ; il manque cruellement de nuances, développant un discours sur la masculinité toxique qui devient vite une excuse pour adopter une posture macho écœurante où on sent que les femmes ne sont toujours que des objets d’échange entre les hommes auxquels elles « appartiennent ». Au milieu de tout ça gît un épais sirop psychanalytique qui, malgré son caractère ridicule, demeure l’une des rares sources de plaisir du film, lequel opère toujours et vient nous chercher à un niveau très primaire.

Jeremy est amoureux de sa mère, voyez-vous. On le constate dès le premier coup d’œil qu’il lui jette à travers la fenêtre du centre pour personnes handicapées où elle travaille. Abandonné très jeune par un père mesquin, que rebutait sa dentition lacunaire, le jeune homme souffre d’un énorme complexe d’Œdipe. Tout au long du film, on le voit donc chercher de façon désespérée à devenir l’homme de la maison, ne vivant plus que de testostérone (de jeux vidéo violents, de vidéos violentes, de musculation, de grandes rixes organisées par les garçons de la ville, bref de tous les points d’ancrage d’une masculinité dont on conteste moins ici la construction que les manifestations superficielles). Jeremy déborde surtout de désir sexuel pour sa maman, Abbey, dont il reluque les seins à travers sa brassière translucide et dont il filme les ébats pour se masturber ensuite en la regardant, allant même jusqu’à jalouser et à interdire la présence de son nouvel amant, Joost, puis à se battre à coups de poing contre son père (sa sœur cadette viendra d’ailleurs l’enlacer tendrement suite au conflit, comme pour légitimer sa furie). Or, si la mise en scène et la production ne recèlent pas grand-chose de neuf, la relation ambiguë entre Abbey et Jeremy possède au moins l’attrait impudique et pervers de l’interdit, et c’est malheureusement sur ce désir tordu que carbure principalement le film.

Ce qui m’a le plus frappé par contre, étant donné les circonstances, c’est que le nœud du drame réside dans le licenciement abusif d’Abbey qui, un jour, après 12 ans de labeur, se fait foutre à la porte suite à la fermeture du centre. L’horreur de cette perte d’emploi se déploie dans toute sa puissance mélodramatique, forçant Abbey, qu’on voit fumer mélancoliquement devant la mer, à s’attacher le plus rapidement possible à un homme qui puisse la faire vivre « tandis qu’elle a encore de la valeur ». Or, on est en droit de se poser la question si le fait de profiter du renvoi sauvage d’un comité de programmation tout entier pour finir par sélectionner un film qui dénonce ce type de renvoi sauvage n’équivaut pas à exiger à la fois le beurre et l’argent du beurre…

 


prod. Filmska Produkcija Horopter

ANOTHER SPRING
Mladen Kovačević  |  Serbie  |  2022  |  89 minutes  |  Section Harbour

Je me souviens d’un film catastrophe intitulé Variola Vera (1982), que j’avais vu à Fantasia dans le cadre de la rétrospective Serbie subversive qui avait amené le troublant Serbian Film (2010) à Montréal. C’était un film de série B bien paniquant et paniqué, inspiré par l’épidémie de variole qui a sévi dans l’ex-Yougoslavie de 1972. Treize ans et une pandémie plus tard, je découvre aujourd’hui le penchant subtilement atmosphérique et sobrement didactique de cette œuvre tonitruante en celle de Mladen Kovačević, qui pour l’occasion relate minutieusement l’histoire de l’épidémie à l’aide d’images d’archives. Usant comme seule narration la voix du Dr Zoran Radovanović, qui se remémore le fil des événements avec une précision inouïe, Kovačević et sa monteuse Jelena Maksimović assortissent cette narration d’une manne de séquences triées avec astuce et doigté, complémentant les bandes spécifiquement tournées autour du drame d’une série d’images liminaires visant à étoffer le récit.

Ça commence très bien, avec une mise en contexte historique parfaitement ­ad hoc qui nous amène dans la Serbie insouciante de 1969, que la musique d’époque et les images urbaines nous rendent palpable. Radovanović évoque alors un voyage vers l’Inde qu’il avait entrepris en voiture, mais il mentionne surtout le vaccin contre la variole reçu pour l’occasion. À la manière d’un guide ou d’un historien chevronné, il nous parle ensuite de la lutte au virus effectuée à l’époque en Eurasie, puis il décrit le périple des « hâjj » yougoslaves, soit les pèlerins musulmans quittant annuellement le pays La Mecque. En 1972, ces pèlerins se sont malheureusement arrêtés dans un marché de Baghdâd, en Irak, nation aux prises avec une épidémie de variole que les autorités auraient cachée par peur de voir leurs frontières scellées. C’est là qu’Ibrahim Hoti, le premier porteur serbe, aurait attrapé le virus. Tous les dires du Dr Radovanović sont alors illustrés à l’aide d’un savant treillis d’images variées en provenance de différentes sources (films de voyage, documentaires, films commerciaux et médicaux). C’est là d’ailleurs que brille le montage, qui crée du sens par réappropriation imagière, s’apparentant d’une certaine façon au cinéma (expérimental) des praticiens du found footage. Le film se trouve simultanément imbu de la puissance mystérieuse du cinéma d’horreur atmosphérique, alors que les oppressants silences habités et les angoissants paysages sonores conçus par Jakov Munižaba succèdent à la musique joyeuse des premiers instants.

Le reste du film est plus documentaire, puisque ce sont les images d’époque tournées spécifiquement autour de l’épidémie qui servent à illustrer son déroulement, incluant les images dantesques des pauvres victimes recouvertes d’éruptions vésiculo-pustuleuses (dont un bébé hurlant). Et si le film perd ainsi son caractère innovateur et singulier, il parvient néanmoins à insuffler au réel une touche dramatique supplémentaire via l’usage opportun de ralentis ; il se mue surtout en éclairant exposé sociologique, décrivant tout le processus de gestion de crise effectuée par le gouvernement yougoslave. Et si l’on suspecte à certains moments un pamphlet pro-vaccination à portée contemporaine, on réalise bien vite que l’encensement de l’efficacité sanitaire de l’époque est une affaire de fierté nationale (il n’y a qu’à voir à ce sujet les époustouflantes célébrations entourant la fin de l’épidémie). On a même droit à un récit épidémiologique complémentaire en épilogue, qui sert à la fois de bonus inattendu et d’ouverture humaniste ! Malgré sa sobriété, et le fait qu’il devient de plus en plus sec à mesure qu’il se développe, Another Spring demeure donc un film fascinant, qui mérite certainement le coup d’œil.

 


prod. Anomalous Films / Rhu Graha

MARYAM
Badrul Hisham Ismail  |  Malaisie   |  2023  |  103 minutes  |  Section Harbour

La métaphore du fruit durian (dont le craquement obsédant se fait entendre dès les premiers instants du film) a de nombreux usages ici. Non seulement sert-elle à décrire la protagoniste titulaire, qui derrière une façade rigide, âpre, inaccessible, cache une grande tendresse, mais elle s’applique aussi à la performance de Sofia Jane elle-même, qui oscille entre l’aplomb le plus détaché et la fragilité la plus déchirante. C’est une métaphore pour les jeunes hommes aussi, trop mûrs ou trop verts, et pour la sexualité féminine (les fleurs servent une fonction semblable, tandis que les verges des hommes sont assimilées au bois) au sein d’une satire sociale à la fois légère et acérée. Notre héroïne, Maryam, est une musulmane malaisienne ménopausée de sang bleu (d’où le titre « tengku » qui accompagne son prénom). C’est une femme superbe, élégante, professionnellement accomplie, mais désespérément libidineuse puisque célibataire depuis toujours (le mariage étant nécessaire chez elle pour s’envoyer en l’air tout en aspirant au paradis). Mais lorsqu’elle décide d’épouser l’homme qu’elle aime, un jeune artiste sierra-léonais, elle doit faire face à une opposition musclée dont les différents visages se succèdent au cours de l’éprouvante journée durant laquelle se déroule le récit du film.

Filmé de manière très classique, dans des plans statiques sobrement composés, le film s’avère plutôt théâtral dans sa façon de s’exprimer principalement grâce aux performances de ses interprètes et au déroulement de son scénario, qui s’avère parfaitement savoureux malgré son manque de subtilité. C’est une parodie grossière qui se déploie sous nos yeux, centrée sur un type de personnage qu’il est très rafraîchissant de voir à l’écran : une vieille fille musulmane dont l’appétit sexuel tardif se heurte à une piété encombrante, mais aussi aux écueils d’une société théocratique chez qui l’on considère que « l’homme est clairement supérieur à la femme ». Cette société, on la découvre via une parade ininterrompue de personnages colorés, pas toujours complètement engageants (l’avocate est un peutrop excessive dans la caricature), mais toujours pittoresques. On rencontre ainsi les méchants d’usage, dont le père aigri jusqu’à la moelle, élitiste et xénophobe, frustré par les infidélités de sa propre femme et qui juge le jeune prétendant de sa fille indigne de sa lignée. On découvre aussi des opposantes inattendues, comme la copine de sa meilleure amie Jennifer, qui, doutant de la fiabilité des Africains, suggère à Maryam d’opter pour un mariage « misyar » (où la femme peut vivre indépendamment de son mari)  ou un mariage « mut’ah » (où les époux sont liés contractuellement pour une durée limitée), termes dont le film m’a appris l’existence via un travail ethnographique étonnamment approfondi.   

Les critiques formulées contre le jeune Africain (qui n’apparaît incidemment jamais à l’écran) sont alternativement directes (« il est trop jeune », « il n’est pas noble ») ou détournées (« il est trop fringant », « il risque de te laisser tomber »), évoquant une intolérance simultanément hypocrite et assumée, liée à un racisme partagé par tous, mais qui s’exprime ici d’une façon singulière cadrant parfaitement avec la lubricité taboue qui anime l’œuvre. En effet, ce n’est pas tant la peur du métissage qui est si prégnante ici, mais celle de la puissance sexuelle noire, laquelle dévoile un pan peu discuté de la logique misogyne qui sous-tend le double standard inhérent aux doctrines ultra conservatrices comme la charia, c’est-à-dire l’insuffisance sexuelle des hommes qui la défendent, lesquels empêchent aux femmes mûres de se marier avec des hommes à l’outillage « incompatible » sans pourtant interdire aux hommes adultes d’épouser des fillettes… Maryam aura d’ailleurs de bons mots à ce sujet lors d’un échange jubilatoire avec un officiant à la mosquée. Du vrai bonbon !

 


prod. Ludwig Wüst Works

I AM HERE!
Ludwig Wüst  |  Autriche  |  2023  |  70 minutes  |  Section Harbour

Ce film minimaliste et poignant fait preuve d’une intelligence hors du commun qui se déploie tout en subtilité. Pensons d’abord à son titre surprenant, mystérieux, doté d’une profondeur insoupçonnée; celui-ci réfère simultanément à la présence de l’humanité dans un lieu (« je suis ici »), mais aussi à l’existence de ce lieu indépendamment des êtres humains qui l’arpentent (« je suis ici »). En effet, malgré son caractère verbeux et un poil mélodramatique, I AM HERE! possède une mise en scène qui n’est pas tout à fait anthropocentrique, s’attardant beaucoup à la forêt qui sert de lieu de rencontre entre les deux protagonistes. Cette forêt précède leur arrivée dans le champ, comme elle prédate leur existence terrestre. Elle est parfois même l’objet central de l’objectif, qui relègue alors la parole humaine en arrière-plan, allant tantôt jusqu’à utiliser celle-ci comme un simple complément de la mise en scène forestière (c’est le cas notamment lors des chants hommage à la« verdure » qu’effectue la voix lancinante de Martina Spitzer). La forêt possède une vie propre, indépendante de notre regard, s’étendant bien au-delà de sa portée, et c’est elle qui semble ici gracier l’humanité de son luxuriant théâtre, plus que l’humanité qui la gracie de sa présence. C’est un lieu-clé pour Monika et Martin, qui s’y retrouvent après des décennies d’absence, et dont on découvre bientôt que le seul dessein à l’écran est de renouer d’amitié.

Nous voyons deux personnes entrer dans la forêt avec une pelle, et nos réflexes de cinéphiles s’emballent tout de suite, imaginant que le duo vient y entreprendre quelque action funeste ou se lancer dans quelque aventure fantasque. Mais que fait exactement Martin avec cette pelle ? La vérité, c’est qu’il est venu déterrer (pour mieux enterrer) les souvenirs de sa jeunesse. Or, voilà d’ailleurs la raison d’être du film, qui sert avant tout à immortaliser la réunion des deux ami·e·s, séparé·e·s depuis l’enfance, de même que le partage des événements traumatiques de leur vie récente (incluant la mort de leurs mères respectives). Prenant la forme d’un atelier d’art dramatique, usant d’un cadre ouvert et de longs plans où les personnages s’incarnent, se développent et se laissent gagner librement par l’émotion, l’œuvre respecte tout autant ses sujets végétaux qu’humains. D’ailleurs, on note ici que le recours à une trame narrative improvisée insuffle un surplus de vraisemblance aux récits des personnages, qui dans leur banalité, mais surtout dans leur caractère extrêmement détaillé et dans l’émotion sincère qu’elle provoque chez les interprètes, nous semblent toujours parfaitement vraisemblables. C’est un instantané de l’insoutenable lourdeur de l’être que capte ainsi Wüst, mais avec une ouverture salutaire sur quelque chose de toujours plus grand que la misère individuelle, qu’il s’agisse de l’empathie d’autrui, de la puissance du partage interpersonnel, de la catharsis cinématographique ou du potentiel libérateur d’un ailleurs auquel le cinéma donne accès d’une façon presque thaumaturgique. Le « je suis ici » réfère ainsi à deux lieux simultanément, soit le décor familier de l’enfance des personnages et le décor exotique de leurs rêves, dans ce cas-ci l’Égypte mystérieuse où l’on nous catapulte subrepticement vers la fin du récit pour échapper à la triste domesticité de l’Autriche rurale. Parce qu’au cinema, « I am here » est rarement synonyme d’« I am stuck here ».

 

 

PROLOGUE
(Mike Hoolboom)

INTRODUCTION

PARTIE 1
(Mascotte, Another Spring, Maryam, I AM HERE!)

PARTIE 2
(If We Burn, Under the Hanging Tree, 
2551.02 — The Orgy of the Damned, Trenque Lauquen, Clementina)

PARTIE 3
(La noirceur souterraine des racines, Suddenly,
Three Sparks, Okiku and the World, La Sudestada
)

 PARTIE 4
(Official Film of the Olympic Games Tokyo 2020 Side A,
Mudos Testigos, Superposition, The Store)

PARTIE 5
(La mala familia, A primeira idade, Malin TV,
Interdit aux chiens et aux Italiens, Faces of Anne)

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Article publié le 29 janvier 2023.
 

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