WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

RIDM 2023 : Partie 5

Par Sarah-Louise Pelletier-Morin, Dominic Simard-Jean et Olivier Thibodeau

1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | Palmarès


prod. Club Vidéo

L’ARTIFICE
Isabelle Grignon-Francke  |  Québec  |  2023  |  17 minutes  |  Compétition nationale 

Servant d’écho lointain au troublant Meezan (2023) de Shahab Mihandoust, L’artifice est un autre film dédié aux ouvriers, à leurs gestes et leur milieu de travail, produit en glanant des images évocatrices dans l’univers méconnu des forains ambulants, dont nous observons ici le quotidien, écartelé entre le fantasme de liberté et le prosaïsme du travail manuel. On crée ainsi une tension féconde entre l’idéal utopique de nomadisme qui caractérise le monde du carnaval, et le désir d’échapper à l’hygiène de vie harassante qu’implique cet idéal. La réalisatrice s’intéresse pour ce faire à un sujet tout désigné en la personne de Kim Lalonde, le «super-héros» qui gère le kiosque du roi du marteau, mais qui rêve en fait de devenir géologue, tels qu’en témoignent les petites pierres et les manuels scientifiques qu’on retrouve dans sa loge, mais aussi les balades qu’il effectue sur la plage à la recherche de labradorites. 

Le film se déploie aussi autour d’un charmant microcosme, au sein duquel la caméra s’immisce subrepticement, à la manière d’une camarade. S’attardant au travail de montage et de déboulonnage, d’installation et de transport des grandes roues et autres kiosques à toutous qui nous émerveillaient enfants, mais dont nous ignorions les efforts qu’ils en coûtaient aux travailleurs de l’ombre responsables de leur érection, le film met aussi en lumière les liens interpersonnels qui se créent en coulisses. Il nous invite donc à participer à des beuveries cathartiques dans d’étranges bars de région néonisés, où l’on boit des shooters dans des éprouvettes et où l’on se pardonne les écarts de la veille en s’étreignant virilement, mais aussi à des parties de vérités ou conséquences dans les auto-tamponneuses, ou des soirées à chanter en franglais devant le feu crépitant, démontrant ainsi avec éloquence l’esprit de corps rugueux qui règne entre les membres de la troupe… et qui lui permet de rêver ensemble. (Olivier Thibodeau)

Prochaines projections : Aujourd'hui, le 24 novembre à 20h45 (Cinéma du musée)
26 novembre à 13h00 (Cinémathèque québécoise)

 

prod. Les Films Invisibles

KNIT’S ISLAND
Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h  |  France  |  2023  |  95 minutes  |  Compétition internationale

« We have no weapons, we are pacifists. » Dans le monde imprévisible de Knit’s Island, les avatars d’Ekiem Barbier, Quentin L’helgoualc’h et Guilhem Causse, les trois cinéastes derrière ce véritable ovni cinématographique, arrivent comme un cheveu sur la soupe. Sorte d’hybride entre le documentaire, les longplays sur YouTube, les films de zombies et la comédie existentielle, leur long métrage portraiture l’univers ultraviolent de DayZ, un jeu PC en ligne publié en 2013. Dès les premières minutes, on se retrouve face à face avec cette violence, alors que la caméra va à la rencontre d’un groupe de sadiques cannibales des plus désagréables. Dans ce monde sans pitié, les joueurs doivent perpétuellement être aux aguets, et le temps qu’ils ont pour contempler la grandeur majestueuse du milieu virtuel dans lequel Knit’s Island nous plonge durant 95 minutes est donc souvent limité. 95 minutes, c’est d’ailleurs 642 fois moins de temps que les cinéastes ont passé dans le jeu, eux qui ont déambulé pendant 963 heures dans cette civilisation postapocalyptique. Sans protection, alors que tous les autres personnages sont armés jusqu’aux dents, le trio s’impose justement comme défi de prendre le temps de contempler les détails de l’univers de DayZ, et surtout d’aller à la rencontre des membres de cette communauté en ligne, en s’efforçant de mieux comprendre pourquoi ceux-ci ont choisi de consacrer leurs nuits blanches à ce jeu en particulier.

Heureusement, la grande majorité des sujets que l’on rencontre dans Knit’s Island ne sont pas des psychopathes, mais des gens très sympathiques, qui semblent fréquenter le monde de DayZ autant pour l’adrénaline que pour la camaraderie. À l’intérieur de ce jeu vidéo d’action peuplé de zombies, Barbier, L’helgoualc’h et Causse ont réussi à dévoiler une microsociété dans laquelle les joueurs peuvent laisser le champ libre à leur imagination. On y rencontre par exemple Chill Pilgrim, un Canadien résidant en Afrique de Sud, transformé en homme invisible par sa mauvaise connexion internet, Macro et Slug, un couple d’Australiens basés à Berlin, un peusolitaires, mais très charmants, et surtout Reverend Stone, le leader du groupe, un cowboy philosophe, grand prêtre du culte de Dagoth, qui aide les documentaristes à potentiellement élucider le sens de la vie, du moins le sens du monde virtuel de DayZ.

Parce qu’à travers les mille heures passées dans le jeu, caméra virtuelle à la main, les cinéastes ont amplement le temps de philosopher sur ce que peut représenter l’existence dans cet écosystème artificiel. Ils vont ainsi démontrer que la membrane qui sépare le jeu vidéo de la vraie vie est souvent beaucoup plus mince qu’elle le parait, surtout dans un contexte de pandémie, où les joueurs sont enfermés chez eux et laissent progressivement la réalité virtuelle prendre contrôle de leur existence. En consacrant autant de temps à décoder les ramifications de l’univers et de la communauté de DayZ, on sent vraiment que les cinéastes parviennent à pousser leur réflexion jusqu’à sa limite, et si les tirades existentielles deviennent un peu redondantes dans la dernière demi-heure, le tout se termine quand même dans la jouissance, avec une bonne grosse rave numérique, où tous les amis d’internet prennent des champignons magiques virtuels et dansent jusqu’au petit matin en se répétant combien ils s’aiment.  « If there was a real zombie apocalypse, I think I’d like to spend it with you guys », déclare Reverend Stone à ses comparses. Après avoir passé une heure et demie avec eux, j’aurais tendance à dire que moi aussi. (Dominic Simard-Jean)



prod.
 Daniel Kötter

LANDSHAFT
Daniel Kötter  |  Allemagne / Arménie  |  2023  |  96 minutes  |  Panorama - Contre-courant

Landshaft, ou landscape en anglais, désigne le «paysage», et nomme à point cette œuvre presque totalement dénuée de visages humains. Les montagnes du Karabakh sont les véritables protagonistes du documentaire. Ainsi la caméra ne les quitte jamais vraiment, et on sent inlassablement leur présence, d’autant qu’on s’en rapproche toujours un peu plus. Car Landshaft est un road movie doublé d’un film de guerre, la violence en moins. Le conflit du Haut-Karabakh, qui oppose l’Azerbaïdjan et l’Arménie, n’est jamais montré; il nous est raconté par bribes, à travers des entrevues rapportées en voix off, comme si on avait cherché à les déposer sur ce paysage. Ainsi, on découvre la guerre par un ciel sans soleil, on croise des troupeaux de bœufs, des routes mal définies et bosselées et, bien sûr ces montagnes immenses, qui, au loin, deviennent en quelque sorte l’écran de projection des hostilités. Car là-haut, raconte-t-on, des soldats tiennent la garde.

On rend hommage à un territoire sauvage, sans arbre, dont la terre ne fait pousser que des pommes de terre. Mais en avançant un peu, on y découvre aussi des mines d’or, où se sont jouées plusieurs scènes du conflit. On entend la soif de la famille Aliyev, qui mène une dictature depuis plusieurs décennies en Azerbaïdjan et qui cherche à accaparer ces terres. Notons d’ailleurs que le tournage précède le conflit de 2023, qui a forcé des milliers d’Arméniens à quitter leur territoire [NDLR : voir à ce sujet le Far from Michigan (2023) de Silva Khnkanosian]. 

La réalisation de Daniel Kötter laisse une grande place à la contemplation et à la réflexion, notamment grâce à l’évacuation des visages auxquels on se serait autrement attaché. Par ailleurs, on doute, dès la première scène, de la mise en scène, de l’aspect «scénarisé» des dialogues, où les questions et les réponses s’enchaînent d’une manière presque actée pour situer tous les éléments dramatiques: le lieu, les personnages (incluant leur âge et origine), le conflit qui se joue sur les montagnes devant eux. Plus tard, la police vient interrompre un long plan-séquence pour inviter les cinéastes au poste pour un interrogatoire. Tantôt, une femme questionne le réalisateur sur son film. Tout cela se déroule derrière la caméra, dans la simple présence de voix, et on en vient à se demander si ces séquences n’ont pas été mises en scène et ajoutées au montage.

Enfin, la perspective est celle des frontières  celles imaginaires, celles fantasmées, celles réelles, celles disputées, l’absurdité de celles-ci. Il faut voir le film pour entendre ces Arméniens parler de la politisation du paysage: «Ce sont nos sommets!» Et on vient à penser, en écoutant leurs récits de guerre, que la période de l’Union soviétique durant laquelle tous circulaient à l’envi sur un territoire sans limites, durant laquelle l’entraide entre les peuples existait encore, n’avaient pas que des inconvénients. (Sarah-Louise Pelletier-Morin)

Prochaine projection : Aujourd'hui, le 24 novembre à 13h30 (Cinéma du Parc)

 


prod. Shahab Mihandoust

MEEZAN
Shahab Mihandoust  |  Québec / Iran  |  2023  |  72 minutes  |  Compétition Nouveaux regards 

« Meezan» signifie «balance», titre parfaitement évocateur pour un film sur le labeur  car d’un point de vue prosaïque, c’est bien le labeur que cadre ici le réalisateur de Zagros (2018), par-delà le stigmate de la guerre Iran-Irak au Khouzistan, qui marque le témoignage de certains intervenants, et l’ombre du colonialisme économique qui recouvre le tout de sa présence tentaculaire. La balance, c’est la mesure de la productivité, la mesure de l’effort, la mesure de la valeur individuelle au sein du secteur primaire de l’extraction des ressources, où reste obstinément attachée la caméra de Mihandoust, à l’affût de l’ouvrage des pêcheurs de poissons et des éplucheuses de crevettes de cette région limitrophe du golfe Persique. La balance, c’est ce qui vient quantifier la (maigre) rémunération de ces travailleur·euse·s infatigables, du haut de son trône sur le quai de Bahrakan ou dans le fond de l’usine d’Abadan, symbole monolithique de l’abstraction mathématique du capitalisme.  

Construit en trois actes, le premier s’intéressant aux hommes sur les chalutiers, qui triment en tanguant, le second aux opérateurs des bateaux qui sillonnent le rivage, le troisième aux femmes qui épluchent et déveinent les crevettes en milieu industriel, le film fait preuve d’une rare perspicacité dans l’observation de leurs milieux de travail (les plans sur les jambes pendantes des femmes du haut de leurs tabourets, avec les orteils cramponnés sur des caisses de plastique, disent beaucoup avec peu), mais surtout dans l’observation du geste. Car la besogne ouvrière, c’est avant tout le geste (la confection des nœuds, le rafistolage des filets, le tri empressé des poissons, le transvidage des paniers à la cale, la pesée, l’ouverture procédurale des boîtes, le décorticage effréné des crustacés), ce geste éreintant, obstiné, basique, mais qui dénote néanmoins un magnifique et indispensable savoir-faire. À ce titre, le film serait d’une beauté phénoménale si ce n’était de la logique esclavagiste dans laquelle sont inscrits ces rituels, si les hommes n’avaient pas à passer les deux-tiers de leur vie en mer, à la merci des intempéries, et si les femmes n’avaient pas à devenir des automates, bref si la main-d’œuvre et le travail étaient libérés de la notion de capital, et si l’alimentaire n’était plus une industrie.

Doté d’un montage tout aussi perspicace que l’image (signé lui aussi par Mihandoust, avec la collaboration d’Omar Elhamy), le film possède un bon sens du rythme, s’avérant tour à tour patient et dynamique dans sa façon de dépeindre la réalité vécue des gens à l’écran. La scène des bateaux la nuit près du port de Bahrakan est montée d’une façon énergique qui vise à évoquer le ballet bordélique des embarcations et des faisceaux de lumière ondulants sur l’eau, laissant parfois le rythme se déployer lui-même au sein d’un cadre statique ; c’est le cas de ce long plan emblématique où l’on observe, avec une admiration mêlée d’horreur, le mouvement frénétique d’une des éplucheuses, dont les doigts décortiquent et empilent les crustacés à une vitesse étourdissante. Le montage permet en outre de suppléer aux images quelques témoignages en voix off présentés sur fond noir, question de raffermir l’armature du récit, de nous éclairer sur les conditions de travail des sujets, mais aussi sur l’état de l’écosystème marin actuel, appauvri par l’activité industrielle. En cela, le film développe une critique parfaitement pertinente du colonialisme économique, système qui impose simultanément aux travailleur·euse·s une cadence endiablée et une pénurie de ressources, au sein du grand cercle vicieux de l’esclavagisme contemporain, imputable à la logique fantasque de pillage et de croissance infinis sur laquelle est bâtie notre civilisation… (Olivier Thibodeau)

Prochaines projections : Aujourd'hui, le 24 novembre à 19h30 (Cinémathèque québécoise)
25 novembre à 13h15 (Cinémathèque québécoise)

 


prod. Les Films de la Caravane / Merveilles Production / Imedia

OR DE VIE
Boubacar Sangaré  |  Burkina Faso / Bénin / France  |  2023  |  85 minutes  |  Compétition internationale

Le réalisateur Sangaré raconte un peu son propre récit à travers celui de Rasmané (dit Bolo), un jeune orpailleur burkinabé dont il relate ici trois ans de la vie quotidienne, dans ce qui ressemble, par la force des choses, à un conte initiatique tiers-mondiste. On aperçoit d’ailleurs le cinéaste vers la fin du film, dans un épilogue sympathique où il raconte sa propre expérience à ses intervenants lors d’un match amical de babyfoot. Il avait 13 ans lorsqu’il a commencé à vendre des bidons d’eau sur les sites d’extraction semi-organisés qui pullulent dans son pays. Or, c’est à peu près l’âge de Bolo, que l’on voit s’éveiller sur un lit fait de bâches posées au sol dans un abri encombré lors des tous premiers plans de l’œuvre.

Sans introduction paratextuelle, sans voix off ni cartons, Sangaré nous plonge alors in media res dans l’univers du travail minier, qu’il cadre dans tout le prosaïsme terreux de son exercice, au gré de plans soignés au grand potentiel d’évocation. Alternant entre les images consacrées aux gestes (à la fois mécaniques et artisanaux) des mineurs et les plans d’ensemble de leur environnement fourmillant, le film nous happe directement dans un monde dangereusement moite et poussiéreux où l’on se brise l’échine dès 15 ans. Les corps ruissellent ou revêtent de poudreux manteaux; leurs bouches aspirent la fumée de cigarettes ou le «S» nécessaires pour l’anesthésie passagère de leurs maux sous le bruit constant des génératrices pétaradantes qui assurent le pompage des eaux dans les galeries troglodytes où s’effectue l’extraction. On pousse même l’intimisme jusqu’à suivre les travailleurs jusqu’au fond de la mine, lors de la descente périlleuse dans de longues chutes improvisées aux bords protubérants, puis dans les alvéoles souterraines détrempées où l’on pioche frénétiquement à la torche avec des outils que l’on doit sporadiquement réparer avec des bouts de plastique.  

Réunissant plusieurs années de rushes, le montage du film repose sur un travail d’ellipse assez adroit, où l’alternance constante du jour et de la nuit, de l’aube et du crépuscule, suggère un cycle implacable où l’on vieillit subrepticement, où les corps mûrissent plus vite que les esprits, dont le contenu grivois s’épanche dans moultes discussions juvéniles à propos des filles. Le format elliptique permet en outre de cadrer un labeur, axé certes sur la répétition, mais dans une perspective relativement linéaire visant à exposer la lenteur et la nature pénible du processus qui mène du bord du puit jusqu’au sous-sol, au transport des sacs de roches, leur broyage, le tamisage de la poudre, puis la vente d’une pépite à un acheteur qui en détermine unilatéralement le prix. On n’assistera d’ailleurs à la vente que d’un seul morceau d’or ici, malgré toutes les heures de travail accumulées par les mineurs. Étrangement, malgré cela, et malgré le contenu parfois dantesque des images, c’est donc tout autant le paupérisme du peuple africain que le film vise à cerner que sa résilience candide et obstinée, particulièrement dans l’absence d’une exploration plus vaste du système d’exploration qui régit la vente et la revente de la matière extraite, comme c’était le cas dans Olanda (Bernd Schoch, 2019), par exemple, ou dans Au-delà des hautes vallées (Maude Plante-Husaruk et Maxime Lacoste-Lebuis, 2021). À ce titre, Or de vie est bien à l’image de son réalisateur, lucide mais animé d’un espoir de rédemption qui en ce lieu paraît irréel. (Olivier Thibodeau)

 
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 24 novembre 2023.
 

Festivals


>> retour à l'index