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Falstaff (1965)
Orson Welles

La trahison du mythe

Par Mathieu Li-Goyette
De tous les grands films de Welles, Falstaff demeure le moins considéré, le moins vu suite à un imbroglio de distributeurs qui, encore aujourd'hui, tient le film loin d'un plus large public. Coproduction entre la Suisse et l'Espagne, elle s'est déroulée sur un an, puis s'est montée sur une autre année où le cinéaste, isolé devant sa table de montage, parvint à affiner son style à des sommets qu'il n'allait jamais plus atteindre. Plus qu'une grande adaptation de l'univers shakespearien, Falstaff est le chef-d’oeuvre sombre, triste et longtemps incompris de Welles, une sorte d'ultime cri tragique, peiné par la trahison d'un système, entremêlant quatre pièces (Henry IV, Henry V, Henry VI et Richard III) sans aucune difficulté. Falstaff, ce lourdaud de la cour anglaise du XVe siècle, incarné ici par Welles lui-même, sert de fil d'Ariane pour relier les enjeux dramatiques des quatre pièces originales tout en leur proposant un angle inédit, une réalité qui n'est plus celle de la succession du trône, mais bien du tumulte qui se met en branle autour d'un héritage, puis d'une fourberie.

Que Welles ait d'abord écrit cette pièce à l'âge de vingt-quatre ans, qu'il l'ait joué à New York en 1939, puis en 1960 avant de la tourner en 1965, ajoute à cette mythologie de l'auteur qu'il s'est toujours plu à entretenir et qui teint encore aujourd'hui l'appréciation de ce point culminant. Voilà un film au bord du gouffre, réalisé sans le sous par un homme exilé de nouveau des États-Unis après un retour infructueux (Touch of Evil), un film tellement épuré, tellement pur, en un sens, qu'il ne lui suffit que d'avoir Welles en costume, quelques ruines et 200 soldats pour en faire 20 000. Le magicien est ici à son état le plus brut, démuni de tous les chapeaux trafiqués dont il avait joui en Amérique et même dans la production marocaine d'Othello. Dans les plaines d'Espagne, il fait construire des plates-formes de bois pour surélever ses régiments. Il pose sa caméra au sol, filme en premier plan un roi, puis nous fait découvrir ces soldats haut perchés, défiant les lois de l'optique pour réécrire celles du cinéma.

Ailleurs, deux doublures remplacent deux acteurs et Welles décide de filmer les pieds de ces non-acteurs avant de postsynchroniser des lignes de dialogue sur un plan de pantins. La rigueur budgétaire, il la respecte plus que jamais, se disant qu'il n'aura de chance de tourner de nouveau que s'il fait preuve d'une économie de moyens exemplaire (c'est pourtant ce qu'il s'était dit chez la Universal en 1958 - hélas, son film fut encore charcuté dès le premier plan). Mais en Espagne, avec de nouveaux amis dont le batifoleur Jess Franco, il s'entoure de techniciens capables, mais peu équipés, d'artisans qui l'admirent, mais qui n'ont pas les moyens qu'il lui faudrait pour capter dans toute sa force brutale l'affrontement des forces de Henry IV contre les rebelles de Henry Percy à la Bataille de Shrewsbury.

Dans ce climat accueillant, relativement serein, où il a su s'entourer de comédiens hors pairs (l'amie Jeanne Moreau, mais aussi John Gielgud, Keith Baxter, Norman Rodway et Alan Webb qui complètent une brochette éduquée au théâtre élisabéthain), Welles défit les contraintes et les plie à son goût pour la démesure, une aspiration d'autant plus forte et émouvante dans Falstaff qu'elle prend pied sur les techniques les plus élémentaires du cinéma, prouvant à nouveau le génie d'un maître, mais aussi les possibilités sans limites des décisions les plus banales de la mise en scène cinématographique.

Car contrairement à ce que l'on pourrait voir dans ce Falstaff - l'adaptation réussie d'une pièce réalisée avec peu de moyens -, jamais la théâtralité ne l'emporte sur l'image en mouvement de Welles (contrairement à ses adaptations de Macbeth et d'Othello), toujours là, à adorer la contreplongée, les travellings latéraux expéditifs comme les tortillements de la caméra à épaule dans une bataille qui débute dans la brume des romantiques et se termine dans la boue des réalistes. La scène a d'ailleurs inspiré Mel Gibson, mais aussi Peter Jackson et demeure l'une des plus époustouflantes de l'histoire du cinéma de par son utilisation des ralentis, des déplacements rapides et d'un montage qui, comble de l'illusion, décuple les soldats en manipulant les angles et les échelles de plan; au total : dix jours de tournage pour six minutes de film montées sur une période de six semaines.

Jamais depuis Citizen Kane, Welles n'est donc parvenu à accumuler autant de traits de génie. La présence de la caméra ne se fait plus sentir, la mise en scène vole en éclat, s'éloignant du style cartésien qu'il avait privilégié dans Le procès pour préférer cette combinaison savante de plans aux éclairages gothiques avec des extérieurs qui puisent dans la peinture anglaise autant que dans les grandes batailles qu'a filmées avant lui Eisenstein dans Ivan le Terrible et Alexandre Nevsky. C'est d'ailleurs de cette dynamique-là dont hérite Falstaff, de celle qu'avait développée l'auteur russe dans la période la plus tardive de sa carrière, pavant la voie à une certaine modernité de l'image et du montage qui allait désormais se référer à une mélodie visuelle et sonore plutôt qu'à une dialectique rationnelle.

Mais Falstaff, plus qu'un film magnifique, demeure l'adieu non prémédité de Welles, lui qui incarne dans ce rôle de bourru un personnage encore plus ingrat que celui qu'il avait joué face à Charlton Heston dans Touch of Evil. Obèse et malade, sa barbe grossière et ses joues écarlates de pinard, l'auteur semble aussi mal en point que son personnage. Après avoir été renié par son protégé, il meurt de chagrin, trahi, déchu comme l'a été Charles Foster Kane, Harry Lime dans The Third Man, Arkadin et bien d'autres figures tragiques qu'il a incarnées. Celle de Falstaff rappelle le parcours de Welles à travers l'Europe, pris à vagabonder de pays en pays, grappillant chez les artistes et les riches, cherchant du financement pour tourner avant de finir démuni, pris à mentir pour sauver le peu qui lui reste d'honneur. On repense à cet auteur défait, mythomane au possible, qui n'avait rien de plus que sa tête et ses souvenirs pour entretenir sa légende.

À la fin du film, son Falstaff meurt de chagrin après avoir été démasqué, comme si, en arrachant le masque, c'est le visage trop collé, trop pris à l'image, qui était parti, arraché d'un corps maintenant sans vie. Sans mythes, sans histoires, Falstaff n'était plus; celui qui l'a mené d'une pièce à l'autre, qui l'a si bien joué, ne pouvait que connaître le même sort, s'éteignant à petit feu au fil de la démystification qu'on allait lui imposer dans les studios, chez la critique et le public. « Je vaux la somme de mes mensonges », dit l'homme avant de disparaître au loin, après avoir vu ce nouveau roi qui le renie, après avoir entendu les cloches de minuit qui sonnent la fin du jour et le début d'un autre. Avec la page du royaume et du cinéma qui se tourne, c'était un géant qui, le pas lourd, quittait l'écran.
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Critique publiée le 22 mai 2013.