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Mademoiselle Kenopsia (2023)
Denis Côté

Le miracle de la rencontre

Par Olivier Thibodeau

Vous me pardonnerez ce texte pas rapport. C’est le texte que Denis Côté m’a inspiré. Parce que le visionnage de Mademoiselle Kenopsia aux RIDM, c’est avant tout pour moi l’histoire d’une rencontre, une rencontre avec quelqu’un de si près et de si loin de moi, à la fois accessible et inatteignable. Un artiste dont je n’avais pas su jusqu’ici apprécier le travail pour ce qu’il est, trop pris à vouloir y coller une étiquette auteuriste englobante. Faut dire qu’il a fait 15 longs métrages jusqu’ici Denis, et que c’est un chouchou de la Berlinale, qui participe à la Compétition officielle à chaque fois. Il fallait bien une théorie unificatrice pour son travail ! Mais, on se fait chier à jouer ce jeu-là… Et on se perd. Parce que Denis, dans le fond, on veut juste le voir jouer, flanqué de ses fantastiques collaborateur·ice·s (il est gâté ici, avec Vincent Biron, Larissa Corriveau, Évelyne de la Chenelière, Terence Chotard, Philippe Léonard et Olivier Aubin, toustes en grande forme). C’est surtout déroutant d’essayer de le catégoriser parce qu’il fait dans tous les styles: le film de gangsters de campagne (Elle veut le chaos, 2008), le film de cimetière de chars (Carcasses, 2009), le film de muscle men (Ta peau si lisse, 2017), le drame social surnaturel (Répertoire des villes disparues, 2019)… 

Denis fait aussi dans le documentaire ! Comme le démontre sa présence aux RIDM cette année… avec ce film qui n’a absolument rien d’un documentaire. C’était ça le gag récurrent de la soirée du 21. « C’est un film qui joue avec le réel » constituait pour Olivier « Bill » Bilodeau une excuse à peine voilée, alors qu’en vérité, l’œuvre vient de faire l’objet d’une guerre d’enchères entre le FNC, CINEMANIA et les RIDM, qui ont remporté la mise en promettant au réalisateur d’organiser la venue du duo techno français Potochkine, dont le « Possédée » occupe une place de choix dans le film, en tant qu’hymne d’amour spontané entre les personnages de Corriveau et Aubin. « Ça n’existe pas le documentaire », déclarera d’ailleurs d’emblée le réalisateur, faisant ainsi référence au mythe de l’objectivité. Faut croire qu’il parle franchement le Denis, qu’il n’a pas peur de dire ce qu’il pense, et qu’il discute de son travail avec une aisance décomplexée, ce qui en fait un maître de cérémonie idéal. Il sait ce qu’il fait surtout… mais pas tout à fait ! Et c’est ça aussi la beauté de Mademoiselle Kenopsia, la beauté d’un film où tout le monde est appelé à « jouer le jeu »: les acteur·ice·s avec le réalisateur, le réalisateur avec ses acteur·ice·s, avec son monteur, avec son directeur photo, le film avec le public particulièrement, dont l’horizon d’attente est constamment chamboulé, mais aussi avec les critiques, qu’on invite à voir dans cet exercice formel ludique un traité métaphysique. 

C’est sûr qu’il est toujours tentant d’intellectualiser le film d’un auteur, de lui trouver un sens (et une place) très spécifique au sein d’une filmographie dont on prétend avec vanité saisir tous les tenants et aboutissants, et ce même si ça doit nous mener à des raisonnements saugrenus dont profiteront allègrement les grosses machines à saucisses (l’idée, par exemple, que Black Panther [2018] soit « un film de Ryan Coogler »). C’est particulièrement vrai pour une œuvre aussi mystérieuse, en apparence abstruse, où un personnage vaguement fantomatique erre dans un espace institutionnel abandonné dans lequel la radio débite un exposé à propos des espaces liminaires. Où Côté nous titille avec un titre énigmatique, dans lequel il accole un terme anachronique et un terme inventé (ce fameux « kenopsia » tiré du Dictionary of Obscure Sorrows de John Koenig, qui réfère à « l’impression qu’on ressent lorsqu’on pénètre dans un lieu qui a autrefois bourdonné de vie, mais qui est maintenant déserté » (entrevue avec le réalisateur dans Le Devoir du 12 septembre). Wow ! Ça a l’air vraiment scientifique comme définition, on dirait que ça sort tout droit d’un manuel de psychologie. Ça donne juste envie de savoir ce qu’il se passe vraiment dans le film, de lui donner un sens, question de participer à sa création de la seule façon dont on est capable, mais sans jamais, ô grand jamais, s’imaginer qu’il puisse s’agir d’un simple trip formel, un tout vaguement inspiré par l’expérience pandémique, mais dont le tournage constitue lui aussi une activité pandémique: se retrouver dans un espace clos, et jouer avec l’espace, l’espace plutôt que le temps d’ailleurs… Mais rien que pour le fun. Parce que c’est le fun de filmer, et que c’est le fun de se faire raconter une histoire un peu bizarre.


[Voyelles Films]

Le tout commence avec un dix minutes de plans fixes, soigneusement composés, sur différentes pièces d’un grand espace institutionnel décrépi, à mi-chemin entre le monastère et l’hôpital. C’est pas mal austère, oui, mais c’est très ludique en même temps, parce que ça respire, et qu’il y a toujours une fenêtre ou une porte, voire une commode où faire pénétrer le regard. Moi j’aurais pris 80 minutes juste de ça, mais je savais qu’il y avait Larissa Corriveau là-dedans et les projections de Philippe Léonard. On m’avait même promis d’autres acteur·ice·s surprises — et quelles surprises, surtout Evelyne de la Chenelière ! Mais toute cette introduction n’est finalement qu’un jeu, puisque la fixité initiale de la caméra sert en fait à transformer le moindre de ses mouvements en événement. Oh ! Il y a un zoom ! C’est qu’il y a quelqu’un dans l’espace ! Oh ! Un travelling ! Il y a définitivement quelqu’un là ! Même chose pour le silence initial, qui accentue la moindre intrusion sonore. Oh ! Le bruit d’une bille sur le sol ! C’est sûr que l’espace n’est pas vraiment vide ! La vérité, c’est que le film n’est froid au début que pour se réchauffer ensuite, pour préparer le public à l’arrivée d’une « gardienne des lieux » errante (Larissa Corriveau, pleinement habitée par une étrange solennité), qui se promène sur le site et s’arrête à chaque téléphone, question d’entretenir un·e interlocuteur·ice dérobé·e à propos de la vie, de la mort, du souvenir… Et là, on sort le carnet pour tout noter, parce que LA clef du film doit bien résider dans la métaphysique de son discours, certainement pas dans le simple plaisir de voir jouer une bonne actrice cadrée dans un angle excentrique au sein d’un espace invraisemblable.

Car en effet, au-delà de la mise en scène subtilement fantomatique de l’espace impossible qui constitue la diégèse (amalgame de trois lieux de tournage) à laquelle contribue toute l’équipe (Biron à la photo, Chotard au montage et à la conception sonore, de même que Philippe Léonard, dont les projections de celluloïd livesur les murs, créent un amusant effet de présence surnaturelle), il s’agit également ici d’un film d’acteur·ice·s, dont les performances souvent improvisées nous galvanisent, au gré des rencontres fortuites du personnage de Corriveau. Evelyne de la Chenelière est particulièrement mémorable, dans une scène de sa composition où elle cabotine avec un sérieux admirable au gré d’un plan de plusieurs minutes où elle parle de gestes et de cigarettes, mais surtout de ruines et de souvenir. On se remet dès lors à tout noter de son texte un peu incongru, comme si toute notre interprétation en dépendait, et on s’empêche d’apprécier pleinement la simple beauté de l’art dramatique. Olivier Aubin est aussi parfaitement savoureux dans un rôle majoritairement improvisé, où il décrit les différentes pièces du site « comme un bonhomme » (c’était l’instruction de Denis), tandis que Corriveau hume son musc de bonhomme, au sein de l’histoire d’amour la plus brève et la plus inusitée qu’il nous ait été donné de voir depuis longtemps.

Ainsi donc, le miracle de la rencontre n’a pas seulement trait à ma propre illumination égoïste par rapport à Côté, mais à la réunion de toustes les artistes si talentueux·se·s, si dédié·e·s à leur métier dont les efforts se déploient ici à l’écran, et dont le travail concerté permet à un projet aussi humble, doté d’un dispositif aussi simple, d’exsuder un ludisme aussi irrésistible et de revêtir un si grand potentiel d’interprétation. Est-ce que Mademoiselle Kenopsia est un fantôme ? J’ai ma petite idée là-dessus, mais comme le dit le réalisateur lui-même : « Quand tu réponds à ça, tu perds le mystère. » D’ailleurs, le film fait beaucoup plus en nous forçant à chercher qu’en nous offrant des réponses, en flirtant avec le surnaturel et en proposant une énigme irrésoluble plutôt qu’une ennuyeuse vérité. Finalement, tant qu’à parler de rencontres, il incombe de mentionner la plus belle rencontre de toutes, soit celle entre l’adorable Bill Bilodeau et Denis Côté, à qui il a offert son rein plus tôt cette année pour pallier son problème d’insuffisance rénale. Réunis sur la scène, c’était l’occasion pour les deux hommes de s’étreindre, dans un spectacle aussi touchant que peut l’être l’étreinte de deux gars aussi mâles, et pour Bilodeau de nous éblouir de son humanité, incitant tout le monde à subir le petit désagrément de donner un rein tout en insistant sur le fait qu’il ne veut surtout pas « banaliser le geste ». Merci Bill d’avoir sauvé Denis, et de lui avoir donné l’énergie pour faire quatre films par année ! Et merci Denis d’être encore parmi nous ! Je sens qu’on va avoir beaucoup de fun à continuer à te regarder aller. 

 

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Critique publiée le 23 novembre 2023.