WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Festival Fantasia 2021 : Partie 1

Par Olivier Thibodeau


prod. Nikkatsu, Riki Project

HOLD ME BACK (WATASHI WO KUITOMETE)
Akiko Ohku  |  Japon  |  2020  |  133 minutes  |  Sélection 2021

Ma connaissance du cinéma d’Akiko Ohku a beau se limiter à ses adaptations des romans de Risa Wataya, il m’est très cher néanmoins, comme les amours pures que dépeint si élégamment l’action concertée des deux autrices. Après Tremble All You Want (2017), qui m’avait séduit contre toute attente, je retrouve aujourd’hui dans Hold Me Back les mêmes qualités irrésistibles que celles qui m’avaient réjoui à l’époque. Les personnages sont tout aussi simples et attachants, excentriques, mais charmants dans leurs imperfections et dans leurs doutes, interprétés par des acteurs magnifiques, admirablement dirigés et toujours justes malgré tous les changements de ton. Sa finesse d’observation, le caractère pittoresque de sa mise en scène, son attrayante sensualité, son humanisme entier, bref tout le travail de synchronisation émotionnelle que la réalisatrice effectue entre les spectateurs et la protagoniste nous captive tout entier, au gré des déprimes et des joies de celle-ci, dont la vie douce-amère est partagée avec nous par procuration, mais aussi par correspondance.

Il y a un peu de nous tous dans le personnage de Mitsuko, en cela que son existence à l’écran est empreinte de l’essence même de cette douce amertume qui est le propre de la vie humaine (et plus spécifiquement de la vie japonaise) à l’époque contemporaine. La job de bureau a beau ne pas être satisfaisante, la routine journalière a beau ne pas correspondre à notre idéal de jeunesse, les traumatismes passés ont beau avoir laissé quelques traces indésirables, il est toujours possible de trouver un peu de bonheur dans l’action simple de confectionner des crevettes tempura décoratives le week-end, d’aller manger du yakiniku en solo, de renouer avec nos amis d’enfance, de voir des feux d’artifice dans le ciel de Rome ou de tenir la main de notre amoureux. Voici en somme le message central de cette comédie romantique lumineuse, qui s’avère surtout révolutionnaire dans son humanisme exacerbé.

Éprise des bonheurs simples de la vie, Mitsuko voit bientôt poindre chez elle un désir d’amour irrésistible. Comme la protagoniste de Tremble All You Want, elle s’engage alors dans une valse-hésitation entre deux hommes. Or, plutôt que d’osciller entre Ichi (Un), son béguin d’adolescente, et Ni (Deux), un collègue de travail un peu coincé, l’héroïne du présent film est tiraillée entre A, entité quasi immatérielle équivalente à son Ça qui lui prodigue des conseils de vie en voix off, et Tada-kun, un autre collègue de travail peu débrouillard pour qui elle cuisine sporadiquement. Comme dans Tremble All You Want, la psychologie de la protagoniste est étoffée à l’aide d’une voix off introspective, mais elle l’est aussi à l’aide d’un dialogue constant avec elle-même qui, d’une façon ludique, aide à en révéler les plus profondes vérités émotionnelles et mnémoniques. En fait, c’est un processus constant d’extériorisation de son intériorité auquel nous assistons et auquel semble contribuer chacun des éléments de la mise en scène, les plus prosaïques comme les plus déjantés. Qu’il s’agisse des gros plans sur la viande grillée (« grésille, grésille ») ou des ballets de ballons flottants dans le compartiment passager d'un avion, tout contribue ainsi à une forme de réalisme psychologique, laquelle constitue pour nous une passerelle privilégiée vers l’esprit enfiévré d’un des plus attachants personnages du Festival. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Aroma Filmes

KING CAR (CARRO REI)
Renata Pinheiro  |  Brésil  |  2021  |  99 minutes  |  Camera Lucida

Déités du cinéma et symboles ultimes de l’aliénation capitaliste, les automobiles prennent ici leur juste place du côté des monstres alors qu’elles contribuent à mécaniser et asservir les hommes censés leur servir de maîtres. Antagonistes d’un récit charmant et burlesque, sis à l’intersection de Christine (1983), Tetsuo (1989), Crash (1996) et Der Golem (1920), elles nous livrent par leur seule vilenie, par leurs suggestions insistantes livrées dans la voix suave des psychopathes, un message urgent à propos de l’anthropophagie machinique, message que complètent habilement les chorégraphies robotiques des acteurs humains. Et même si le film ne prétend pas réinventer la roue, se contentant surtout d’amalgamer quelques lubies ad hoc du cinéma d’horreur, la sensualité de sa mise en scène, son accent pamphlétaire et son imagerie étrange, entre science-fiction rétro et parodie sociale, en font l’un des titres les plus amusants et pertinents à voir au Festival cette année.

Né dans le véhicule de son père taximan en route vers l’hôpital, Uno possède la capacité innée de communiquer avec les automobiles, talent qu’il renie après la mort de sa mère au volant. Ayant choisi de se consacrer à l’agriculture communautaire, il renoue pourtant avec ses compagnons d’enfance juste avant d’entamer ses études universitaires afin d’aider son père, menacé par la loi des « zéro kilomètres » qui vise à interdire la route aux véhicules âgés de plus de 15 ans. Flanqué de son oncle névrotique (délicieusement maniaque Matheus Nachtergaele), le protagoniste s’affaire alors à rebâtir la flotte désuète de papa, tombant tranquillement sous le joug de l’abomination titulaire, prototype et leader d’une nouvelle « race » de bolides chromés, dotés de boîtes vocales et déterminés à réduire l’humanité en esclavage.

Ce qui frappe d’emblée lors du visionnage, c’est le travail sonore impeccable signé par Guile Martins et DJ Dolores. Non seulement le son sert-il d’ancrage sensuel dans la diégèse, mais il contribue à accentuer, puis à flouter le clivage thématique entre la nature et la technologie. La sérénité anesthésiante des scènes de campagne, où les bruissements d’herbe se mêlent aux tintements des cloches à vaches, s’oppose ainsi, puis s'incorpore au vrombissement des moteurs et aux accents électroniques d’une bande sonore jubilatoire que couronne l’impayable Automatic Lover de Dee D. Jackson, utilisée lors d’une scène de sexe mémorable. Les couleurs chaudes du dehors et les couleurs froides projetées par les néons du garage se mêlent également, comme les feuilles et l’asphalte, mais surtout les corps et le métal, au sein d’une vaste et astucieuse chorégraphie d’hybridation cybernétique. Le film ne partage pourtant pas la qualité viscérale des films de Tsukamoto ou de Cronenberg susmentionnés, privilégiant une approche fantaisiste et théâtrale de sa prémisse horrifique qui rappelle le cinéma d’avant. Il pâtit en outre de quelques dialogues et de quelques rebondissements convenus, mais rien que ne puisse faire oublier quelque autre dialogue ou rebondissement exubérant, rien surtout qui puisse gâcher la félicité qu’inspirent sa merveilleuse plastique et la fougue politique naïve de ses auteurs, énièmes prophètes d’un asservissement aux machines que nous acceptons de plus en plus volontiers. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Helsinki-Filmi, Tekele Productions

LOST BOYS
Joonas Neuvonen et Sadri Cetinkaya  |  Finlande  |  2020  |  99 minutes  |  Documentaires de la marge

« Des pyramides de putes » : une image à la fois grossière et évocatrice, parfaitement digne de la crudité extrême de ce documentaire d’enquête incontournable, suite de l’œuvre-choc Reindeerspotting: Escape from Santaland (2010), sélectionnée à l’époque pour le festival de Locarno. Dédiée à l’observation des junkies dans les bas-fonds de Rovaniemi, capitale de la Laponie et demeure « officielle » du père Noël, cette dernière s’attardait surtout au personnage de Jani Raappana, petit voleur marginal, consommateur de buprénorphine par intraveineuse. Suivant le succès du film, Raappana et le réalisateur Neuvonen, accompagnés d’un ami nommé seulement Antti, se dirigent vers l’ex-Indochine pour célébrer avec des prostituées et du yaba (mélange de caféine et de méthamphétamine très populaire dans la région). C’est là que Raappana mourra quelques mois plus tard dans des circonstances nébuleuses, retrouvé pendu à un arbre après moult rencontres douteuses avec le monde interlope local, circonstances que tente aujourd’hui d’élucider Neuvonen avec son nouveau film, lequel constitue également une réflexion introspective et politique à propos de sa propre incarcération pour trafic de drogues en 2013.

Lost Boys
, titre parfaitement adapté, constitue un cas de figure quasi indispensable pour l’étude du cinéma documentaire contemporain. À mi-chemin entre le journal intime et le film d’enquête exotique avec une trame politique musclée en filigrane, il fait preuve d’un lyrisme envoûtant et d’une impudeur électrisante qui provoquent une fascination de tous les instants pour le spectateur et inspirent à ce dernier toute une série de questionnements éthiques face aux limites du voyeurisme et de l’objectification des sujets au cinéma. Il rappelle à ce titre le travail du brillant Khalik Allah (celui de Urban Rashomon [2013], Antonyms of Beauty [2013] et I Walk on Water [2020] plus spécifiquement), à la différence près que Neuvonen filme aussi en caméra cachée. Nombre de ses prises de vue ne semblent possibles, en effet, que grâce au caractère subreptice du tournage; on pense surtout aux scènes tournées dans les recoins mal famés de Phnom Penh et de Bangkok, à la rencontre de petits truands et de junkies, mais aussi à celle tournée auprès des agents frontaliers finlandais, durant laquelle le réalisateur pousse sa chance jusqu’à poser sa caméra allumée dans l’appareil de radioscopie pour en extraire un travelling inédit dans l’histoire du cinéma. Neuvonen est à la fois un artiste effronté, astucieux et instinctif, qualités enviables pour un chroniqueur du réel de son acabit. C’est à la vérité crue d’un monde inaccessible qu’il parvient ainsi à accéder, le monde de la dépendance, de la prostitution, des amours désespérées et de la maladie mentale (rendu à grand renfort d’images décapantes d’injection intraveineuse, de bras et de visages ravagés, de fellations payantes et de recoins sombres jonchés de déchets, mais aussi d’images cathartiques de confession, de compassion et de repentir). Neuvonen est bon surtout pour mettre en scène son propre univers mental, extériorisé par le biais d’un florilège de plans impressionnistes, capables de capter simultanément l’essence des lieux, ainsi qu’une pléthore d’idées de mise en scène surprenantes et une trame sonore glauque à souhait que couronne une narration en voix off brillamment rédigée, terre à terre, mais avec une saveur littéraire, rendue par la voix profonde de Pekka Strang qu’on croirait tout droit sorti d’un groupe de death metal. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Globe Studios, Epicmedia

MIDNIGHT IN A PERFECT WORLD
Dodo Dayao  |  Philippines  |  2020  |  92 minutes  |  Camera Lucida

Midnight in a Perfect World
est vraiment un film d’anticipation. Pas tellement parce qu’il rappelle certains auteurs classiques de la science-fiction dystopique (Dick et Orwell notamment), mais surtout par sa structure narrative et sa mise en scène énigmatique. À l’aide d’une série de travellings langoureux au dessein mystérieux, cette dernière place le spectateur dans une position constante d’expectative au sein d’un monde dont l’apparente familiarité recèle en fait de nombreux mécanismes obscurs. L’objectif glisse le long d’un tronc d’arbre et révèle un homme seyant au sol; il ausculte la forêt et y repère un humanoïde couvert de piquants; il s’approche d’un homme assis de dos et révèle sa paume remplie de cachets; il se détache d’une jeune femme au visage anxieux afin que nous constations, avec l’apparition de son corps dans le plan, qu’il s’agissait en fait de son image miroir. Rien ne nous prépare jamais pour la suite des choses, et c’est peut-être ainsi que le film tente d’émuler la perspective des protagonistes qui, dans l’ombre de forces répressives inéluctables, sentent que tout peut leur tomber sur la gueule à tout moment. Il en va de même pour son récit insubstantiel, dont les péripéties nous semblent de plus en plus étranges et insaisissables au gré du temps, symboliques et non causales. Dayao ne nous donne pas de réponses faciles en somme, autres qu’un sentiment écrasant d’angoisse obtenu par divers procédés impressionnistes. Sa suite spirituelle à Violator (2014), si elle ne plaira pas à tous, a donc au moins le mérite de constituer une expérience cinématographique unique.

Il suffit de connaître un peu l’histoire politique actuelle des Philippines pour comprendre que le récit dystopique à l’écran émane quand même d’une réalité sociale tangible. On y fait la connaissance de quatre jeunes Manillais (Tonichi, Jinka, Mimi et Glenn), des jeunes ordinaires qui aiment sortir le soir et prendre des drogues récréatives — ce sont de bien beaux drogués, cela dit, rien comme les accrocs au visage troué de Lost Boys (2020). Coincés à l’extérieur après le coup de minuit, ils doivent composer avec le black-out complet qui s’ensuit et trouver un sanctuaire coûte que coûte afin d’échapper aux policiers assassins qui patrouillent dans les rues, assimilés ici à des monstres capables de voler la lune. Des deux commentaires politiques qui sous-tendent le scénario, le premier touche à la guerre sanglante que livre le despotique Rodrigo Duterte aux consommateurs de drogues depuis son arrivée au pouvoir en 2016. Immortalisés dans le troublant documentaire Aswang (2019), les effets pervers de cette guerre impitoyable (menée contre les toxicomanes indigents et les petits vendeurs plutôt que contre les grands trafiquants) se font ressentir ici par une tranche plus aisée de la population, plus apte peut-être à véhiculer le message auprès des amateurs de genre nord-américain. On aborde aussi l’appréhension locale d’un couvre-feu tel que celui imposé sous la loi martiale mise en place par Ferdinand Marcos dans les années 1970, puis brandie aujourd’hui comme menace constante par Duterte. Le résultat de cette approche critique du gouvernement est un grand ballet d’ombres, les ombres fugitives aux contours nocturnes diffus qui servent de sujets exclusifs au réalisateur dans la dernière ligne droite, mais aussi les ombres en devenir que sont les protagonistes, menacés d’exécution sommaire à chaque tournant. (Olivier Thibodeau)

 

INTRO

PARTIE 1
(Hold Me Back, King Car, Lost Boys, Midnight in a Perfect World)

PARTIE 2
(The 12 Day Tale of the Monster that Died in 8, Brain Freeze,
Satoshi Kon, l'illusionniste, Tin Can, We're All Going to the World's Fair)

Septet: The Story of Hong Kong

Beyond the Infinite Two Minutes

PARTIE 3
(Baby, Don't Cry, Opération Luchador, The Slug, Under the Open Sky)

PARTIE 4
(Agnes, Fils de plouc, Ora, Ora Be Going Home,
The Righteous, The Story of Southern Islet)

PARTIE 5
(Dr. Caligari, Frank & Zed, It's a Summer Film!, When I Consume You)

PARTIE 6
(L'inconnu de Shandigor, Midnight, The Sadness, Sexual Drive)

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Article publié le 7 août 2021.
 

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