WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Festival du nouveau cinéma 2018 : Jour 3

Par Mathieu Li-Goyette, Jean-Marc Limoges, Anne Marie Piette et Olivier Thibodeau

ASH IS PUREST WHITE
Jia Zhang-ke  | Chine/France  |  2018  |  141 minutes  |  Les incontournables

Ash is Purest White est un titre abominable pour un film qui, par souci de fidélité à la version originale et de respect pour la démarche auteurielle, aurait dû être intitulé Les enfants des rivières (les enfants du « jianghu », qu’on peut traduire comme « rivières et lacs », mais qui a également comme connotation: « bandits », « guerriers nomades » et « marginaux » et qui est un terme culturel essentiel à la littérature wu xia). En effet, ce n’est pas tant la chute tranquille des cendres purifiées par le magma que capture ici le réalisateur, mais le flot effréné de ses protagonistes à travers le temps (élégamment distendu, puis recourbé) et l’espace (toujours somptueusement décrit), processus évident(s) dans sa mise en scène amoureuse, quoique familière, du parcours migratoire de Zhao Tao. Fidèle à son habitude, Jia Zhang-Ke filme sa star avec déférence, lui réservant un rôle magnifique de femme forte et déterminée, enchaînée malheureusement par son amour pour un homme qui, malgré une caractérisation nuancée, n’en mérite pas le dévouement. En bon humaniste, il nous expose ainsi, avec toute sa lucidité habituelle, les petitesses et les grandeurs de l’affection interpersonnelle, de même que ses assises et ses ornières temporelles, cadrées dans une perspective minutieusement réaliste qui résiste admirablement bien au sentimentalisme romantique et à une foule d’autres conventions scénaristiques. Le brouillage constant des attentes spectatorielles, liées notamment au cinéma de genre hongkongais (voir à cet égard les savoureuses références audiovisuelles à John Woo), lui permet ainsi de décrire un gangstérisme à échelle humaine, non-glamourisé, et libéré des idéaux relatifs au surhomme (tel qu’en font foi les excès de magnanimité, les défaites martiales et l’infirmité ultime du protagoniste masculin). C’est pourtant le défilement naturel du temps qui incarne le mieux cette idée de réalisme, tel qu’en fait foi la confondante transparence des ellipses et le spectacle de l’histoire en marche, fruit d’une mise en scène virtuose, qui dans sa complexité stratigraphique, son analyse subtile du geste révélateur, son exploration hypnotique des espaces physiques et socioéconomiques, sa grammaire éminemment variée, garante du maintien perpétuel de notre intérêt pour la diégèse, et sa maîtrise parfaite du flot narratif, confirme le talent indéniable d’un cinéaste menacé peut-être seulement par la redondance éventuelle de ses leitmotivs, laquelle risque de l’emporter à la suite de ses personnages, dans le tourbillon inexorable de la récurrence. (Olivier Thibodeau)

 

BURNING
Lee Chang-dong  |  Corée du Sud  |  2018  |  149 minutes  |  Les incontournables

Huit ans après Poetry, Lee Chang-dong nous revient avec un thriller, un premier dans sa carrière, où sa maîtrise de la mise en scène des sentiments et des relations humaines se met au service des incertitudes de l’enquête et du désespoir solitaire. Burning est une adaptation d’une courte nouvelle de Haruki Murakami, Barn Burningune de ses premières (1983) et de ses plus simples, que Lee va travailler à extirper de son schéma obsessif afin de l’élargir, d’y faire entrer certains constats sur la société coréenne contemporaine et sur ce qu’elle génère chez les personnages. Si Barn Burning était l’histoire d’un potentiel pyromane bourgeois, tenu à l’œil par son rival amoureux prolétaire, Burning en reprend la prémisse en ayant à cœur de montrer les différences économiques et sociales qui les séparent : ce n’est plus que les granges qui brûlent, c’est le pays en entier, voire le monde (où Trump règne, comme on le voit sur un téléviseur du film) qui brûlent.

Puisque les choses sont en train de brûler, Lee a l’intelligence de déployer son récit dans une structure bipartite, celle, en apparence, d’un avant et d’un après. Le point central, celui de l’événement, se déplie suite au visionnage comme un accordéon complexe, où les doutes de la seconde partie se replient sur les certitudes de la première. Non loin du Gone Girl de Fincher dans son ton mais pas dans ses manières, Burning raconte d’abord l’histoire de Jong-su, qui fait des petits boulots afin d’entretenir autant qu’il le peut la ferme familiale tombée en décrépitude (le père est mort, la mère est partie depuis longtemps). Accompagné d’une seule pauvre vache, Jong-su rêve de devenir écrivain, de lire sa vie (comme il trouve chez Faulkner une vie qui ressemble à la sienne). Un beau jour il tombe sur Shin Hae-mi, crieuse des marchés publics de Séoul. Jadis elle avait été sa voisine, lui la trouvait même « laide », mais c’était avant de la revoir, des années plus tard, ayant passé sous le bistouri de la chirurgie plastique — un premier dévoiement des apparences. À celui-ci s’ajouteront de nombreux détournements, une amourette rapide, une adoration à sens unique pour Jong-su, qui ira chez elle pour nourrir son chat (invisible) pendant qu’elle part s’oublier en Afrique. Quand elle revient du désert au bras de Ben (Steven Yeun), bourgeois inclassable, professionnel d’une profession « trop compliquée » pour Jong-su (« c’est un Gatsby », dira-t-il à son sujet), la relation passe au triangle amoureux et le film se complexifie brutalement, laissant le pauvre protagoniste dans la même position que le spectateur désemparé par ce saccage romantique. Tout semblait aller, ils s’étaient si bien trouvés.  

À cette première moitié consacrée à une réflexion sur les relations interpersonnelles, thème de prédilection de Lee qui s’est toujours intéressé à ces choses, à ces objets, à ces lumières qui nous reliaient au monde et aux autres, la seconde, marquée par la disparition subite de Shin, bascule dans la conspiration et la peur. « Les protagonistes ne sont-ils pas tous fous ? », dira l’écrivain, avant de subir lui-même cette folie qui grimpe en lui, qui fait son millage sur le mépris tranquille du riche Ben, de sa philosophie à deux balles et de sa perception réduite des apparences et du bien-être. Dans les faits, les protagonistes de Burning sont tous fous à leur manière, comme Shin, dont le passe-temps était la pantomime, qu’elle pratique dans une des premières scènes du film — la plus importante — quand elle épluche une tangerine imaginaire. Pour performer l’illusion, « il ne faut pas croire que la tangerine est là, mais il ne faut pas non plus oublier qu’elle n’y est pas ». C’est là la plus belle phrase pour résumer le cinéma de Lee Chang-dong, qui passe avec Burning dans une obscurité terrifiante, celle qui suit de près le jour, qui guette au coucher du soleil, prête à s’étendre, comme dans la scène centrale — qui, elle, est la plus belle – où Shin danse en contre-jour, enivrée d’herbe et de vin, dernière célébration au crépuscule avant qu’il n’y ait plus que le feu de la destruction pour nous éclairer dans la nuit. (Mathieu Li-Goyette)

 

DOGMAN
Matteo Garrone  |  Italie  |  2018  |  102 minutes  |  Les incontournables

La trame narrative est éprouvée : un homme passe du bonheur au malheur par une faute qui n’est pas entièrement la sienne (en fait, sa trop grande bonté est la cause de tout son mal). Les personnages nous sont déjà connus : Marcello (attachant Marcello Fonte) roule sa misérable entreprise de toilettage pour chiens tout en vendant un peu de poudre sua slide afin de payer un voyage à sa fille, tandis que Simoncino (détestable Edoardo Pesce), un douchebag de la pire espèce, abuse de sa naïveté pour sniffer ses économies en toute impunité. Tout le monde — personnages comme spectateurs — trouve le premier trop bon et le second trop con. La mécanique scénaristique est parfaitement huilée : notre homme ne cessera de commettre, sous nos yeux, tout ce que nous n’aurions pas eu la maladresse de faire à sa place, et continuera de s’enfoncer irrémédiablement dans sa poix en enchaînant les mauvaises décisions. Le traitement est efficace : une caméra à l’épaule suit notre pauvre hère et ne le lâche pas d’une semelle, faisant de nous les témoins privilégiés des malheurs et des injustices qu’il subit sans arrêt. Le rythme est soutenu : une péripétie attend le spectateur toutes les dix minutes et le laisse, après le climax cathartique, sur une finale ouverte et troublante à souhait. La direction artistique est maîtrisée : la déliquescence des lieux et le temps bruineux plombent joliment l’ambiance de ce petit bled de province. Même la métaphore est limpide : l’homme est un chien pour l’homme. En bref, tout est éprouvé, connu, huilé, efficace, soutenu, maîtrisé et limpide dans ce captivant petit film de vengeance qui parvient, en évitant par ailleurs tous les pièges dans lesquels des tâcherons seraient tombés, à nous faire grincer des dents, crisper les poings et oublier le temps. (Jean-Marc Limoges)

 

THUNDER ROAD
Jim Cummings  |  États-Unis  |  2018  |  91 minutes  |  Compétition internationale

« La joie d’assister à la naissance d’un artiste ». « L’arrivée d’une comète qui suscite les rires et les pleurs avec une singularité bluffante ». C’est dans ces mots que Sandrine Kiberlain, présidente du 44e Festival du cinéma américain de Deauville, s’exprimait avant de remettre le prix du jury à l’acteur et réalisateur Jim Cummings, révélé par un talent multifonctionnel teinté d’audace. Crédité également comme producteur, scénariste et compositeur sur le film, Cummings est régulièrement comparé à un Vincent Gallo doué et polyvalent — attitude et ego gonflés en moins. Sélectionné à l’Acid du Festival de Cannes, grand prix du jury à South by Southwest, Thunder Road est un film abouti, qui a d’abord pris la forme d’un court métrage, lauréat du grand prix au Festival de Sundance de 2016. Cummings fait le choix de l’adapter en long métrage, voyant un potentiel dans le long monologue qu’offrait le plan séquence de 10 minutes qui fait maintenant office de scène d’ouverture au film. Celui-ci donne le ton au style du réalisateur en herbe, qui a depuis signé pour le magazine Topic une trilogie de courts métrages construits en plans-séquences (Still Life), et rend illico attachant son protagoniste : le personnage non conventionnel de Jimmy Arnaud (Jim Cummings). Venu témoigner, lors du service funéraire de sa mère, et composant difficilement avec les émotions, ce policier Texan porte fièrement la moustache et l’uniforme… ainsi qu’une radiocassette rose appartenant à sa fille Crystal (Kendal Farr), avec l’intention d’interpréter le morceau qu’aimait tant sa mère : Thunder Road de Bruce Springsteen. S’ensuivra une dérape sur pas de danse, d’un pathétisme bouleversant.

Un jour où il fut saisi par le sens de ses paroles en l’écoutant à la radio, la chanson thème qu’il connaissait pourtant par cœur marqua le réalisateur de façon particulière. Pour le paraphraser, il en eut soudain une compréhension adulte l’émouvant aux larmes, fouetté par la réalité de gens vivants dans de petits bleds, marqués par la stagnation et l’échec. Cette chanson leur martèle de détaler, d’aller voir ailleurs pour enfin vivre leur vie. Tout comme les instigateurs de cette chanson, Jimmy cumule les épreuves. Le type, en instance de divorce, craque littéralement, dans un mélange tragi-comique très tendancieux et charismatique qui invite d’abord à la méfiance, mais dont la performance sincère vient sublimer l’excès, atténuer les ratés, et attendrir jusqu’au plus coriace des préjugés. Cummings a grandi à la Nouvelle-Orléans. Il confiait en conférence de presse avoir évolué avec le mythe de la virilité à la John Wayne. Ce qu’il appelle la masculinité toxique est aussi une pression sociale forte contribuant au taux de suicide des hommes de la région. Un mythe dans le mythe quand on remet en contexte le fait qu’aux dires de plusieurs, loin d’Hollywood, la star qui incarnait cette image de virilité unilatérale hétérosexuelle béton était officieusement gaie, un antagonisme aux convictions de l’époque. Le film rappel cocassement qu’il y a plus d’une façon de vivre son deuil, et de vivre sa vie, parallèle altruiste aux multiples formes du soi, et de la légitimité à exprimer sa sensibilité de façon toute singulière d’un individu à l’autre, et ce peu importe son sexe.

Toujours est-il qu’avec Thunder Road Cummings voulait également présenter aux hommes s’inscrivant dans ce mode de pensée conservateur une sorte de Charlie Chaplin maladroit, crève-cœur, duquel ils se moqueront d’abord abondamment, pour ensuite se sentir concernés, séduits, et gagnés par l’émotion, parvenant à ouvrir une brèche insoupçonnée, irrésistible, intelligente. Joli pied de nez aux comportements genrés, sujet chaud d’actualité. Incapable de gérer ses émotions, ses sensations, à la limite de la névrose, Jimmy nous rappelle affectueusement tels ou tels ami, voisin, copain, oncle, père, cousin, homme comme femme, parfois en situation de faiblesse. On se dit en sortant de la séance, tiens, je vais suggérer ce film à un tel, une telle, ça le/la touchera également. Les fera sourire. Du cinéma qui réussit le pari de brasser les idées, de nommer des moments, de nommer de réelles émotions, non seulement reconnaissables, mais transposables, sans filtre, avec humour et sensibilité. (Anne Marie Piette)


 


JOUR 1
(If Beale Street Could Talk, A Land Imagined)

JOUR 2
(Die Tomorrow, Killing, Sharkwater Extinction)

JOUR 3
(Ash is Purest White, Burning, Dogman, Thunder Road)

JOUR 4
(Anthropocene: The Human Epoch, Going South, The Guilty)

Le Livre d'image de Jean-Luc Godard

Au poste! de Quentin Dupieux

JOUR 5
(In Fabric, Sheherazade, Une affaire de famille)

Too Late to Die Young de Dominga Sotomayor Castillo

JOUR 6
(Birds of Passage, Drvo The Tree, Roulez jeunesse, Sticks and Stones)

 JOUR 7
(Holiday, Season of the Devil, Touch me Not)

JOUR 8
(La casa lobo, Fugue, Mishima: A Life in Four Chapters)

Entrevue avec Quentin Dupieux (Au poste!)

JOUR 9
(The Gentle Indifference of the World, Phantom Islands,
 
Tourism, Woman at War)

Grass de Hong Sang-soo

Un couteau dans le cœur de Yann Gonzalez

JOUR 10
(3 Faces, All Good, Hommage à Robert Todd, Lemonade, Vision)

This Changes Everything de Tom Donahue

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Article publié le 6 octobre 2018.
 

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