WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rotterdam 2023 : Partie 4

Par Olivier Thibodeau

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prod. Kinoshita Group Co.

OFFICIAL FILM OF THE OLYMPIC GAMES TOKYO 2020 SIDE A
Naomi Kawase  |  Japon  |  2022  |  120 minutes  |  Section Harbour

C’est rare que je pleure dès le premier plan d’un film, mais ça, c’est Naomi Kawase, une réalisatrice qui te fouette de douceur jusqu’à l’allégresse. Il faut croire aussi que le spectacle de la neige drue qui tombe sur les cerisiers, c’est vraiment d’une beauté magnifique… Le problème, c’est que ça reste ici un documentaire commandité par le Comité international olympique, incapable donc, de véritablement remettre en question le caractère douteux des grand-messes pharaoniques du sport international que sont les Jeux olympiques et le concept intrinsèquement meurtrier de nationalisme qui sous-tend leur existence. On montrera bien quelques manifestant·e·s opposé·e·s à la tenue de l’événement en amorce, mais on ne les reverra jamais en entrevue. Et malgré tout l’humanisme charmant que le film recèle, malgré l’assimilation du plaisir provoqué par le spectacle de la flamme à une sorte d’émerveillement infantile, malgré les entrevues menées avec divers·e·s athlètes inspirant·e·s au parcours atypique (des mères allaitantes notamment, et des réfugiés), malgré l’idée « qu’il y a des choses plus importantes que les sports » dans la vie, force est de constater que le film fonctionne lui aussi sur la base d’une division catégorique des individus. 

Chacune des personnes interviewées est associée à une nation spécifique. La coureuse kényane reste une coureuse kényane, et pas rien qu’une coureuse, malgré le fait que le message qu’elle nous livre à propos de la parentalité est distinctement universel. Pire encore, et c’est vraiment là où le bât blesse, la mise en scène et le montage hyper dramatiques entourant le parcours des équipes nationales japonaises de judo et de basketball, dont résultent certainement les séquences les plus excitantes du film, participent directement au caractère clivant de la compétition sportive. En identifiant un parti spécifique pour lequel prendre, en provoquant l’affect par manipulation narrative, ne montrant toujours que l’un des côtés de la médaille (soit le parcours de Cendrillon des underdogs japonaises au basket ou l’impératif social de remporter l’or pour les praticien·ne·s du sport national), on nous invite ainsi à prendre part à un récit préfabriqué qui antagonise de facto les basketteuses états-uniennes et les judokas français (incluant le vénérable Teddy Riner). Cet Official Film reste une belle œuvre néanmoins, parce que Kawase est une belle réalisatrice ; ça reste un touchant compte-rendu, dont les limites, évidentes, résident malheureusement dans les intérêts partisans que représentent ses producteurs — on note d’ailleurs que le fin mot de l’histoire, sorte de mièvrerie utopiste, sera réservé au PDG du Service olympique de radiotélévision… Qu’à cela ne tienne, j’aurai rencontré ici plusieurs individus inspirants, notamment Gwen Berry, cette athlète noire états-unienne, dont l’existence même emblématise l’hypocrisie des discours inclusifs et humanistes du CIO, qui l’a blâmée pour avoir protesté l’hymne national de son pays, plaçant ainsi les droits démocratiques des individus derrière le pouvoir indiscutable des nations…

 


prod. Invasión Cine

MUDOS TESTIGOS
Luis Ospina, Jerónimo Atehortúa Arteaga  |  Colombie  |  2023  |  78 minutes  |  Section Harbour

Mudos testigos est avant tout un labeur d’amour, dirigé à la fois vers le cinéaste Luis Ospina, mort durant la production du film, mais aussi vers le cinéma colombien des premiers temps, que l’on découvre ici avec plaisir au gré d’un mélodrame échevelé, obtenu à partir d’un collage de sources disparates. Parmi ces sources, on compte d’abord une douzaine de films d’époque non restaurés, des films contenant des « wounded images », pour reprendre l’expression de Jerónimo Atehortúa Arteaga, des images abîmées, qui portent l’histoire en leur sein. L’œuvre inclut aussi des textes littéraires, retrouvés parmi les archives posthumes d’Ospina, et qui constituent l’inspiration pour certains des intertitres servant de ciment entre les différentes séquences.

Durant les deux premiers actes, on narre ainsi une histoire d’amour tragique entre Efraín et Alicia, fiancée à un riche homme nommé Uribe, via le raboutage de scènes en provenance de différents films de fiction… lesquels mettent heureusement en vedette les mêmes interprètes. Or, si l’idée de produire une trame narrative mélodramatique de la sorte ne semble pas être la façon la plus créative ou éloquente de faire les choses, c’est sans compter sur le caractère rocambolesque que permet l’ajout d’autres genres, comme le film de gangsters ou le documentaire. Grâce à l’usage de ceux-ci, le récit déborde de partout et des tueurs à gages envahissent soudain la diégèse, la virée qu’effectue Efraín au cinéma se déploie sous nos yeux comme un newsreel d’époque et le feu que provoque Uribe pour tuer les deux amants finit par engloutir toute la ville, gracieuseté notamment d’une bande empruntée aux archives canadiennes intitulée The Great Toronto Fire (1904). La troisième partie, basée sur le journal intime d’Efraín alors qu’il part à la recherche d’Uribe et d’Alicia dans la jungle est encore plus éclectique, mêlant images de travelogues, de documentaires ethnographiques, de documentaires animaliers et de films de propagande, montrant tour à tour les paysages naturels, la faune, la flore, les ouvriers des champs, les autochtones, les paysans révoltés et les marins locaux. C’est un morceau extrêmement dense d’histoire sociale et cinématographique colombienne.

Bien qu’elle conserve les blessures contenues sur les images, l’œuvre n’obéit donc pas moins à un noble idéal de réjuvénation. En effet, si elle vise à redonner vie au travail et aux archives de Luis Ospina, elle sert simultanément à raviver le matériau filmique qui sert ici de pierre d’assise. En plus du simple acte de ramener ces images perdues à la mémoire contemporaine, on note en effet le superbe travail sonore effectué pour accompagner celles-ci, constituant une sorte de faux son synchrone qui les affuble d’une nouvelle dimension, complémentaire à celle que propose déjà la musique, elle aussi excellente. D’une façon étrange et rafraîchissante, on entend ainsi les foules muettes s’acclamer, on entend les insectes bourdonner, les pieds frapper le sol, les pagaies pagayer et les gants de boxe claquer contre la chair, autant de manifestations d’une vie neuve, injectée par le truchement d’un amour déférent qui éclaire tout. Même le réemploi des films de propagande d’époque permet ici de se réapproprier l’histoire sous le signe de cet amour, dirigé vers nos héros, vers la nation, mais surtout, vers le septième art.

 


prod. Beo Starling

SUPERPOSITION
Karoline Lyngbye  |  Danemark  |  2023  |  105 minutes  |  Section Limelight

Malgré une brève allusion à la théorie des univers parallèles, l’idée du double se cantonne ici à sa fonction de base dans le cinéma d’épouvante ; il s’agit d’un simple mécanisme scénaristique, utilisé de façon assez astucieuse et maximaliste néanmoins, au sein d’un thriller efficace qui, sans être exactement mémorable, possède définitivement une certaine valeur sur le marché international du cinéma de genre. Le film débute de façon assez usitée, avec un plan symétrique où une forêt verdoyante nous apparaît en réflexion miroir sur la surface d’un lac. Le leitmotiv du doppelgänger s’établit dès lors, et se décline ensuite dans une poignée de symboles commodes, incluant la surface réfléchissante des vitres du pavillon isolé où viennent s’installer les trois protagonistes. Même la mise en scène de la balade en voiture qui amène ceux-ci au cœur de la forêt suédoise paraît obligée. Là où le film se distingue, c’est dans son intrigante progression dramatique, dans sa maîtrise du suspense et son utilisation rusée du concept central.

Stine et Teit sont un couple de Copenhague qui, désireux de quitter le tumulte de la grande ville, décident de venir passer un an dans un « chalet » isolé en forêt avec leur fils Nemo, expérience qu’ils comptent relater dans une série de baladodiffusions que produit Teit tandis que Stine tente de compléter son second roman. Le contexte semble idyllique, mais le portrait est entaché d’emblée par un problème latent qui persiste entre les deux partenaires, qui même sous un air romantique dans l’herbe chaude gorgée de lumière, n’arrivent pas à faire l’amour. Une semaine passe, et les choses s’enveniment, le calme cédant à la violence, alors que les parents commencent à s’entredéchirer au sujet d’un couple de figures mystérieuses aperçues de l’autre côté du lac, et qu’ils peinent à gérer le trop-plein d’énergie de Nemo. Mais lorsque celui-ci disparaît en forêt sous la garde de Stine, puis réapparaît sans être tout à fait lui-même, les choses se dégradent encore plus, menant à la rencontre avec les vrais parents de ce nouveau Nemo, soit un couple de personnes identiques, homonymes de Stine et Teit. Mais existe-t-il aussi une autre version de leur garçon aussi ?

Débordante de promesses, la prémisse n’est virtuellement pas exploitée ici dans ses potentialités surnaturelles ou métaphysiques, mais avant tout sentimentales. Et c’est parfait comme ça. En effet, la méfiance qui règne initialement entre les deux paires de doubles cède bientôt à des complicités franches (entre les deux Stine par exemple, qui analysent avec une gamine bonhomie leur relation foireuse avec Teit), mais aussi des jeux de séduction risqués, alors que les problèmes psychosexuels clivant le couple sont exacerbés par la présence d’une autre paire d’amoureux. Le film culmine d’ailleurs avec une scène mémorable où le duo de femmes danse lascivement sous le regard hébété de l’un, puis de l’autre Teit, qui éprouve un mélange d’euphorie et de renfrognement face à ce spectacle étrangement érotique. Et qu’en est-il de Nemo dans tout ça ? Voici une autre question qui plane en filigrane, et dont le film profite pleinement sans la régler tout à fait, usant finalement de façon inspirée et singulière d’une prémisse qui ne l’est pas tant.

 


prod. Onoma Productions

THE STORE
Ami-Ro Sköld  |  Suède  |  2022  |  143 minutes  |  Section Harbour

Après huit jours de festival, alors que la fatigue s’installe et que la motivation s’évanouit, The Store fait l’effet d’un coup de massue sur ma carcasse et mon esprit fragiles, me laissant vide et larmoyant. Parce que le film me rappelle un monde que je connais trop bien, que j’ai fui depuis peu en laissant beaucoup de gens derrière, et qui semble tristement vraisemblable à l’écran : le monde du travail de commis en supermarché. Pur produit du capitalisme, le supermarché obéit parfaitement à ses lois : appropriation stricte du temps de travail des employé·e·s, impératifs de productivité inhumains, culture de compétition entre collègues, gaspillage alimentaire, coûts de main-d’œuvre sacrifiables au vu d’un objectif de croissance infinie... Ce sont d’ailleurs tous ces monstrueux processus que le film met en scène via le récit choral d’une équipe de travailleur·euse·s à la solde d’un magasin grande surface suédois fictif nommé Smart, processus qui opèrent ici à la manière des engrenages d’une machine anthropophage inexorable et qui nous entraînent à leur suite dans un parcours dantesque auréolé d’un mince rai d’espoir.

Les cadrages rapprochés, s’ils offrent au film une facture intime, quasi documentaire, créent une atmosphère suffocante particulièrement adaptée au sujet, notamment lors des scènes de labeur dans ce temple de la consommation anonyme où les personnages sont coincés, contraints d’obéir à des règles insoutenables rien que pour survivre. On est sur appel chez Smart, et on doit se présenter au magasin dans les 30 minutes pour ne pas perdre sa priorité sur la liste, on est forcé de remplir les étalages à vitesse grand V sous les insultes de notre superviseure, on doit supplier pour aller aux toilettes, on ne travaille que deux heures avant d’être remercié pour la journée — je suis d’ailleurs très surpris d’apprendre que ce genre de pratique est légal en Suède alors qu’il ne l’est pas au Québec. Qui plus est, on a aussi affaire à des client·e·s, qui agissent envers les commis comme les enfants gâtés qu’en a faits la culture consumériste. La caricature cynique qu’Ami-Ro Sköld fait de ces gens (qui se battent entre ielles pour obtenir des produits en promotion, harcèlent les employé·e·s pour quelques sous de rabais et les invectivent pour avoir osé appliquer les règlements de la maison) est d’ailleurs parfaitement juste. Notons à ce sujet que les interactions avec le public, de même que plusieurs scènes se déroulant sur le plancher sont montées à l’aide de figurines en stop motion, horreurs prosaïques dont l’aspect svankmajerien ajoute un caractère distinctement grotesque à la parodie.

Tout est violence ici, sauf les quelques percées d’humanisme contenues dans le récit domestique des personnages, d’Aadin et ses filles, de Jackie et son enfant en gestation ; même Eleni, la superviseure rigide du supermarché nous apparaît parfois sensible en coulisses. Mais pour la plupart, ce sont des récits calamiteux auxquels le film nous confronte, des récits de fausses couches, de désabusement, d’échec du régime d’aide sociale, nous accablant d’un misérabilisme éreintant qui trouve une certaine raison d’être en tant qu’illustration candide du calvaire réel que vivent désormais les « petits » travailleurs. Compte tenu du pessimisme ambiant, l’ouverture positive que propose le film via le communautarisme d’un groupe de marginaux établis dans un campement de fortune près du magasin, où ils s’approvisionnement en récupérant les légumes jetés à la poubelle, semble bien naïve, surtout qu’elle garde les personnages en question dans une position de dépendance alimentaire vis-à-vis de l’entité titulaire…

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Article publié le 4 février 2023.
 

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