WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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REGARD 2023 : Partie 2

Par Jimmy Beaulieu, Thomas Filteau, Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau

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Prod. Les Films de l’Autre

DES VOISINS DANS MA COUR
Eli Jean Tahchi  |  Québec  |  2021  |  15 minutes  |  Territoires

C’est en cultivant l’art de la juxtaposition qu’Eli Jean Tahchi déploie son histoire de la schizophrénie canadienne, comprise comme la simultanéité de deux vérités, de deux peuples, mineur et majeur, colonisateur et dépossédé, sur son territoire. Usant de tactiques simples, mais efficaces, il évoque ainsi un clivage systémique au sein d’une courtepointe culturelle où les gens vivent côte à côte, mais dans des cases rigoureusement délimitées par des clôtures et par des discours.

Le film s’intéresse à l’histoire de la barrière dressée entre le chemin Selwood et le boulevard de l’Acadie, qui « protège » les bourgeois de la ville de Mont-Royal des populations multiethniques du quartier Parc-Extension. Des voisins dans ma cour retrace la genèse de cette barrière vers la fin des années 50, grâce à des procès-verbaux d’assemblées citoyennes monteroises où d’éminents échevins discutent de la hauteur et de la longueur de la barrière à construire pour « protéger les enfants » contre les pauvres. Si ces seuls extraits suffisent à nous exposer l’absurdité et l’égoïsme historique des habitants de cette ville, qui imposent aujourd’hui unilatéralement l’abject Royalmount à toute la population nord-américaine, le réalisateur en rajoute une couche par le biais de la grossière — quoiqu’éloquente — technique de l’écran divisé (split screen).

Renforçant la barrière physique que constitue la clôture grâce à la barrière symbolique d’un cadre qui partage l’écran entre deux univers étrangers, l’auteur expose les distinctions urbanistiques et sociales qui règnent entre ceux-ci, opposant de façon systémique l’une et l’autre de ces deux solitudes irréconciliables. Il juxtapose des Indiens qui jouent au cricket et des joueurs de tennis monterois, des jeunes Noirs qui s’amusent sous les jeux d’eau dans des parcs asphaltés et des enfants qui nagent dans les belles piscines du royaume d’à-côté, les restos de la rue Jean-Talon et les restos du boulevard Graham, les jeunes qui traversent la voie ferrée au niveau du sol et ceux, plus fortunés, qui traversent la passerelle entre le chemin Canora et le chemin Dunkirk. Il oppose en somme le vain esthétisme banlieusard à l’urbanité crasse des quartiers populaires, le conformisme à la diversité, la fortune à la pauvreté. Fidèlement au souhait exprimé par les partisans de la ségrégation. (Olivier Thibodeau)

Version éditée d’un texte publié dans notre couverture des RIDM 2021

 


prod. Marie Chemin

LE FANTÔME DE MARIOUPOL 
Marie Chemin  |  Suisse  |  2022  |  10 minutes  |  Territoires

La réalisatrice Marie Chemin parcourt les images de villes ukrainiennes archivées sur Google Maps après l’annulation d’un workshop de cinéma qui devait se dérouler à Kyiv en 2022 et auquel elle devait participer. Une figure répétée attire rapidement son attention : un vélo, qu’elle suit d’image en image comme dans une impossible course-poursuite, son propriétaire seulement deviné par l’ombre d’un corps au sol, caméra à la main. Cette silhouette au vélo devient le guide permettant la visite d’une ville aujourd’hui dévastée, tout en se transformant progressivement en l’objet même d’une enquête. C’est toutefois dans le dispositif des photographies sur « Street View » que se trouve la pièce d’assise du projet, dans tous les manques et les imperfections qu’elles supposent. Des polygones noirs au centre des paysages jusqu’aux dédoublements des silhouettes, tant de défaut s’y dénotent, écorchant la prétention de l’image panoramique au déplacement comme si on y était. Le triomphe du Fantôme de Marioupol se trouve précisément là, dans son travail du manque à même la vision, en y situant l’une des rares façons de traiter avec minutie d’une guerre qui nous est éloignée. C’est seulement à partir de l’incomplétude de ce regard qu’on peut tenter de la comprendre. Puis par ses lacunes, le cliché converge vers son point mort et central : l’œil derrière la caméra, le visage du photographe, qui se défile à répétition, malgré les zooms qu’on tente d’effectuer sur les miroirs ou les vitrines, en tentant de distinguer les traits de celui qui fascine, précisément parce qu’il nous échappe. (Thomas Filteau) 

 

 

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prod. Matthew Rankin

MUNICIPAL RELAXATION MODULE
Matthew Rankin  |  Québec  |  2022  |  6 minutes  |  Compétition 4

Opus supplémentaire travaillant à modeler une Winnipeg mythifiée (dans la lignée du Winnipeg Film Group et du notable My Winnipeg [2007] de Guy Maddin), le dernier court de Matthew Rankin est l’un de ces objets jouissifs dont l’économie de moyens est agilement voilée par une ingéniosité tordante. Le dispositif est simple : sur la boîte vocale d’un employé municipal se succèdent une file de messages laissés par un collègue, visant à conseiller ou à commenter l’emplacement d’éventuels bancs publics. La titulaire relaxation est pourtant rapidement détournée, d’abord parce que l’emplacement du banc sur lequel on s’attarde ne pourrait permettre que l’observation du trafic défilant sur l’autoroute, mais aussi parce que la voix qui s’efforce à l’autre bout de la ligne, sans espoir de réponse apparente, en vient à se tordre de frustration et à confier par la bande quelque détail intime excessif. Blague oh combien réussie sur la façon dont le regard bureaucratique peut vêtir l’anecdotique d’un poids outrancier, Municipal Relaxation Module devient l’exemple parfait d’un geste opposé, qui nous assure que l’observation d’évènements sans conséquences, de monologues sans réponse ou de voix sans corps peut encore générer des gestes de cinéma qui réussissent à fasciner. En répondant au sérieux insensé de son personnage par un travail aussi méticuleux du détail formel et du rythme vocal, Rankin compose un léger envoûtement qui saura me faire penser presque instinctivement, au cours d’une marche urbaine à venir : « Do we see a bench here or what? » (Thomas Filteau) 

 


prod. DFFB / New Matter Films / Uma Pedra No Sapato

NATUREZA HUMANA 
Mónica Lima  |  Portugal / Allemagne  |  2023  |  25 minutes  |  Compétition 3

Il ne s’agit pas que de la situation pandémique et ses couvre-feux qui campent Alba et Xavier dans une position d’attente immobile, d’incertitude devant la difficulté de réfléchir un avenir indéterminé, mais surtout le désir inassouvi d’avoir un enfant, qui génère des doutes quant à situer le moment où l’on peut choisir d’interrompre l’espérance. Alors qu’Alba patiente à l’intérieur de l’appartement, Xavier s’attarde au jardin, en y localisant toute son attention. Ainsi, tout Natureza Humana se compose comme un jeu sur la disparité de ces réactions, qui se rejoignent néanmoins dans la proximité de leurs gestes considérés (tour à tour dirigés vers soi, vers le domicile, vers la végétation) en ce que ceux-ci impliquent chacun une pensée implicite d’aménagement du futur. L’attente relève-t-elle nécessairement d’un aveuglement ? Comment, alors, prendre soin de ce que l’on imagine périr — le jardin, la terre, l’enfant à venir — dans un monde dont on observe à répétition les fissures ? Ces questionnements ne sont jamais utilisés ici comme l’occasion de joutes rhétoriques ou de tiraillements explicites, mais se déroulent plutôt dans l’arrière-plan de chaque image, comme la pensée travaillant à faire vibrer les corps calmes et silencieux auxquels s’attarde Mónica Lima. Le court se déploie alors comme un passage saisonnier entre espoir et inquiétude, en réfléchissant une alternative à ces deux pôles qui ne serait pas celle d’un réalisme rationnel, mais peut-être d'une patience soignée, aussi mélancolique soit-elle. (Thomas Filteau) 

 

 

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prod. Art et essai

PETITES MORTS 
Terence Chotard  |  2022  |  Québec  |  15 minutes  |  Compétition 3

Une forêt des mal-aimés, gorgée de néons, d’hologrammes ; un cabinet de figures illuminées par leurs téléphones, par une technologie monstrueuse qui gronde, fait réagir une bande sonore dont la sensibilité est à fleur de cœur. Chaque bruit est un battement dans la poitrine, chaque bruissement dans cet entremêlement de rails de travelling et de branches est l’indice d’une plongée dans une artificialité délétère et déconcertante. Avec son protagoniste esseulé et son amie longiligne à la chevelure platine, Terence Chotard s’affiche ici dans les plates-bandes d’un cinéma de l’inquiétante étrangeté, fils de Lynch, mais aussi de la stylisation corporelle de Bertrand Mandico, de la narration déclarative de Denis Côté, avec un goût pour la magie inexplicable qui n’est pas sans rappeler Jennifer Reeder et les lois internes à ses univers. Petites morts, nommé ainsi pour la métaphore coïtale que le film implique par son récit d’homme impuissant trafiqué sur une table d’opération mystérieuse, n’est ni une méditation d’érotomane ni une grande analyse psychologique de la masculinité meurtrie. Il s’agit plutôt d’une recherche d’affect par l’effet, d’une succession d’idées visuelles fortes (comme ce match de soccer au ballon enflammé en pleine clairière), d’images qui se frottent entre elles et contre la rétine, de sons qui caressent les tympans en toute sensualité, afin de cerner cet état d’abandon que le titre implique après l’amour à l’instar de son dernier plan : une figure qui se relève dans l’après-coup, les yeux marqués par ce qui a été vu et ressenti, autrement dit une conception du cinéma de genre comme manière de faire l’amour aux sens et de briser la solitude des corps isolés dans toutes les forêts. (Mathieu Li-Goyette)

 



prod. Schuldenberg Films

SIRENS 
Ilaria Di Carlo  |  Allemagne  |  2022  |  13 minutes  |  Territoires

Plus que le ballet funeste de la machinerie géophage d’Anthropocène (Baichwal, de Pencier et Burtynsky, 2018), Sirens s’intéresse aux traces que laisse cette machinerie sur le territoire, probant avec mélancolie une nature qui n’est plus naturelle depuis longtemps, mais le pur fruit de l’intervention humaine. Tourné à l’aide de drones, le film débute au milieu du ciel, dans un amas cotonneux qui suggère un nuage. Ce n’est qu’en se déplaçant que l’objectif révèle la nature réelle de cet agrégat laiteux, qui provient en fait de la fumée dense qui s’échappe d’une centrale nucléaire. C’est un choc d’assister ainsi à la substitution du réel par l’artificiel, du vital par le toxique, et c’est précisément sur cette notion de trauma que le film échafaude son pouvoir d’évocation. La caméra se meut ensuite le long des cheminées de l’usine qui, sous le couvert d’une bande sonore sinistre et omniprésente, apparaît d’autant plus dystopique qu’elle domine sordidement le paysage désertique aux alentours. L’objectif s’intéresse subséquemment au sol trituré par des machines excavatrices dantesques aux mille pelles rotatives, qu’elle arpente avec insistance pour mieux démontrer l’étendue de ses cicatrices. Il virevolte alors de manière vertigineuse parmi des paysages industriels sans fin, effectuant des zooms hitchcockiens sur des dunes aux couleurs insolites, caressant leur surface à la manière d’un épiderme meurtri, d’une peau rouillée, lacérée, sinueuse, plissée, celle d’une terre qui n’est plus qu’un autre matériau à exploiter jusqu’à sa mort annoncée. Les compositions abstraites du soleil rougeoyant tapi derrière des lambeaux de fumée noire concluent ainsi parfaitement le sombre constat que fait ici la réalisatrice Ilaria Di Carlo. (Olivier Thibodeau)

 

 

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prod. Madame le tapis

SISTERS OF THE ROTATION (SAYDET EL BARMEH)
Michel et Gaby Zarazir  |  Liban  |  2022  |  15 minutes  |  Compétition 3

Sisters of the Rotation est une satire religieuse un peu grossière mais savoureuse, pittoresquement tournée sur les sommets enneigés de la réserve de cèdres de Tannourine (au nord du Liban), où les frères Zarazir se permettent même une scène de course-poursuite entre deux lugeur·euse·s cloîtré·e·s. Accumulant les tableaux drolatiques d’atrocités pieuses (dont l’accrochage des moines orthodoxes en vue de l’empaillement), le film est doté d’un montage comique saisissant, axé sur la révélation des dogmes incongrus de la communauté titulaire. Il se présente ainsi comme une série de vignettes surprenantes, dévoilées au détour d’un raccord ratoureux, sur les pratiques qui ont lieu dans cet endroit reculé où habitent les sœurs, retranchées de la société et du bon sens, observant une interprétation littérale du concept de « faire tourner le monde ». Ça commence par un cantique relaxant, chanté par une nonne à l’accoutrement ridicule, qui précède le dévoilement d’un colombarium reconverti en cellule d’écoute pour les habitantes du couvent, qui doivent entendre la voix de Dieu avant leur 12, 775e jour, sans quoi elles seront jetées dans le puits. Ça se poursuit par un plan hilarant où on révèle la cible de la carabine tenue par l’une des nonnes comme étant un moine orthodoxe coincé dans un piège. Il découle de cette scène une confrontation entre factions religieuses qui forcera un parallélisme fécond en vue d’une critique de l’absurdité des luttes doctrinales entre les différentes fois judéo-chrétiennes. Se dessine ainsi une parodie opportune d’un enseignement dogmatique obscurantiste qui, sous prétexte de faire avancer le monde, le fait plutôt tourner en rond. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Virgile Ratelle

SUMMER NIGHTS
Virgile Ratelle  |  Québec  |  2022  |  14 minutes  |  Compétition 3

Il y a quelque chose du magnifique À l’ouest de Pluton (2009) dans ce portrait perspicace d’un groupe de skaters adolescents, écartelés entre le prosaïsme de l’existence quotidienne et l’onirisme passager des nuits d’été suburbaines, captés dans un cadre documentaire direct qui les tisse inextricablement. Le caractère anodin des dires et des actions s’épanche ainsi constamment dans quelque chose de plus grand, ne seraient-ce que les couleurs mystiques de l’horizon irisé par le soleil couchant. « Le goal de l’été », dira l’un des jeunes, calé sur les sièges de roche au-dessus du parc du Mont-Royal, « c’est de faire plus de switches », alors que le but de l’été se trouve également devant lui, dans cette scène urbaine pittoresque où les pastels de la voûte céleste se mêlent aux lumières de la ville pour former un paysage que seuls les gens qui se donnent encore le temps sauront apprécier. Tout ici contribue à évoquer la posture de l’âme adolescente, pour qui le rêve se trouve partout à l’orée de l’univers banlieusard où elle s’épanouit tant bien que mal, dans les vastes salles de bain, les garages exigus et les stationnements déserts qui recèlent pour elle une fonction imaginaire en tant que scènes de ses excentricités capillaires, musicales et sportives. On note d’ailleurs avec ce film subtil et généreux que la planche à roulettes (même 57 ans après le Rouli-roulant [1966] de Claude Jutra) constitue toujours l’engin emblématique d’une certaine jeunesse rebelle, coincée entre les règles de la bienséance bourgeoise et le désir de liberté, entre l’asphalte des villes et le scintillement des astres. (Olivier Thibodeau)

 

 

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Illustrations: Jimmy Beaulieu




 

Partie 1
(Collines et montagnes, Fairplay, 
Le matelot volant, La théorie Lauzon,
Simo, When You Left Me on That Boulevard)

Partie 2
(Des voisins dans ma cour, Le fantôme de Marioupol, 
Municipal Relaxation Module, Natureza Humana,
Petites morts, Sirens, Sisters of the Rotation, Summer Nights)

Partie 3
(An Avocado Pit, La Sixtina, Les oiseaux du paradis,
Maale Akravim, Notes sur la mémoire et l'oubli,
Milikᵘ tshishutshelimunuau, Pa Vend)


Partie 4
(À la vie à l'amor, The Debutante, Madeleine,
Neighbour Abdi, Notre-Dame-du-Jambon, Paloquemao)

Partie 5
(Abyss, Bergen Norvège,
Marie. Eduardo. Sophie, Nid d'oiseau)

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Article publié le 24 mars 2023.
 

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