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Enter the Void (2009)
Gaspar Noé

Connaissance par les gouffres

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Les drogues nous ennuient avec leur paradis.
Qu'elles nous donnent plutôt un peu de savoir.
Nous ne sommes pas un siècle à paradis.

- Henri Michaux

Le plus récent film de Gaspar Noé est un périple psychédélique qui, pour un instant, donne au spectateur l'impression qu'il détient une partie de cette vérité universelle à laquelle tous aspirent plus ou moins secrètement. C'est là sa plus grande qualité et, au final, le pire de ses défauts puisqu'il n'est jamais à la hauteur de ses délirantes ambitions, et déçoit des attentes qu'il a lui-même créées. Pour un moment, la virtuosité tape-à-l'oeil de son audacieuse mise en scène fascine et séduit - car Noé est un cinéaste doué, capable de happer notre attention afin d'exciter nos sens de manière inédite. Mais au bout du compte ses images sont aussi vides que ne le laisse entendre ce titre, Enter the Void, révélateur d'une perte de repères dont le film ne se remet jamais totalement. Tant et si bien que, tout comme un trip de drogues duquel on aurait perdu le contrôle, ce (très) long métrage, suite à l'illumination initiale, s'étire et s'étiole pour nous abandonner dans un état altéré auquel il n'arrive jamais à donner de sens. Nous avons bien quitté ces paradis dont pouvait parler Henri Michaux, mais jamais nous n'accéderons à ce savoir que fait miroiter l'expérience de telles hallucinations. Nous sommes perdus dans le mouvement, errant dans une masse informe de sensations qui dévoile peu à peu son absence de substance et de direction.

Évidemment, c'est exactement cette expérience que tente de recréer Noé à l'écran. Film aérien, planant, dérive d'un protagoniste libéré de son propre corps et ainsi libre de vivre le temps et l'espace comme il l'entend, Enter the Void élabore son discours sensoriel à partir de cette désagrégation progressive de l'entendement et d'une lente abolition des attaches matérielles. L'errance qu'il propose embrasse divers stades de la conscience, dissout la mémoire et la chronologie pour créer une temporalité intérieure que nous vivons subjectivement. Mais au-delà de cette intimité vécue avec une mort imaginée, dont la représentation est inspirée du bouddhisme pour faire plus vrai, le cinéaste n'arrive jamais à formuler une vision honnêtement intéressante des enjeux infinis qu'il a le culot d'évoquer. Pour provoquer, parce qu'il est conscient d'être un « cinéaste provocateur », il dissèque de manière crue l'existence qu'il réduit, malgré toutes les prétentions métaphysiques de son film, à une réalité extrêmement biologique : on naît du sperme, on vit dans la merde et on meurt comme ça, un peu par hasard, parfois trop abruptement pour avoir vécu véritablement.

Fruit d'un ingénieux découpage, le montage crée cependant l'impression d'un unique plan-séquence - sensation d'unité dans la rupture qui vient appuyer formellement le charabia cosmique du cinéaste, comme si « l'univers entier était lié dans sa constante oscillation » (ou quelque autre affirmation digne d'un gourou Nouvel Âge en pleine épiphanie). Tout cela pourrait effectivement être fascinant. Or Noé, après la rituelle dilatation rétinienne annonçant l'élévation, commence à se répéter sous nos yeux, tournant en rond comme un damné sans jamais déboucher sur cette profonde déclaration qui aurait structuré notre grand voyage, transformé par sa faute en bête vagabondage. Film exploratoire, Enter the Void se solde sur un échec pour la simple et bonne raison qu'il n'offre rien au-delà de cette pure expérience cinématographique de l'hallucination, un moment fascinante, mais finalement lassante, qui finit d'ailleurs par irriter, car le cinéaste, fidèle à son habitude, décide de se complaire dans le sordide - qu'il dépeint avec un malsain mélange de fascination et de mépris.

Voilà donc le problème fondamental du cinéma de Gaspar Noé, qui revient évidemment hanter son plus récent film : cette haine latente, pleine d'une violence sourde, qui se cache derrière sa manière de filmer à peu près tout. Pourquoi, d'ailleurs, Noé choisit-il de filmer telle ou telle chose? Pourquoi insiste-t-il sur cet avortement, sur ce foetus abandonné, sur cette fellation faite dans un ascenseur en échange, sans doute, d'un peu d'argent? Pour prouver, probablement, qu'il demeure extrême, dangereux, qu'il n'existe pas chez lui d'interdits et qu'il va là où les autres n'osent pas aller. Mais Noé ne fait jamais preuve, au bout du compte, de l'intelligence nécessaire pour jouer ce jeu-là. Il dévoile une immoralité fort banale lorsqu'il cherche à s'installer bien confortablement au-dessus de toute morale et subtilise à ses junkies leur dignité humaine tout en feignant pour faire parler de les dépeindre comme des êtres illuminés. Dans sa mise en scène sans compromis, sans pitié, les contraires cohabitant s'annulent constamment. Ne reste plus que sa vérité à lui, surplombant toutes les autres à l'image de cette caméra qui survole l'univers en faisant croire qu'elle voit tout, alors qu'elle n'est attirée que par le laid ou par le beau souillé.

Par conséquent, Noé nous apparaît au bout de son trip mystique tel le grand menteur qu'il est réellement, arrogant charlatan faisant apparaître des lumières alors que notre regard cherche désespérément le bout du tunnel. À force de tout vouloir dire en même temps, de nous envoyer constamment l'univers entier en pleine figure, Enter the Void s'étire inutilement et épuise la pertinence de son dispositif visuel pourtant formidable. Tant et si bien que, durant les quarante dernières minutes du film, au cours desquelles le cinéaste revient systématiquement sur ses pas dans l'espoir de trouver une solution à ce gigantesque bordel, le spectateur est quant à lui déjà habité par la déplaisante certitude qu'il ne la trouvera pas. Traversé par d'authentiques moments de grâce et de délicatesse, d'images fortes comme on en voit rarement au grand écran, Enter the Void est d'autant plus frustrant qu'il touche une corde sensible et simule avec brio le génie. Mais Gaspar Noé, au-delà de son indéniable talent de créateur d'images, est toujours trop confus et instable pour mettre au monde une oeuvre à la hauteur de ce don. Triste conclusion à laquelle il faut une fois de plus se résigner.
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Critique publiée le 26 octobre 2010.