WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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RIDM 2019 : Partie 3

Par Mathieu Li-Goyette, Olivier Thibodeau et Maude Trottier


photo : La Distributrice de Films

LE CHANT D’EMPÉDOCLE
Sylvain L’Espérance et Marie-Claude Loiselle  |  Québec  |  2019  |  107 minutes  |  Comp. nationale longs métrages

Co-réalisé par le cinéaste Sylvain L’Espérance et par Marie-Claude Loiselle, autrice anciennement rédactrice en chef de la revue 24 images, Le chant d’Empédocle pourra être vu par les fidèles du cinéaste comme un pendant au Combat au bout de la nuit, documentaire de 2016 qui portait déjà un regard sur la Grèce actuelle. Ici, une réponse poétique se substitue à la réflexion politique entamée, lui préférant le chemin de traverse du flottement, en tournoyant autour des questions de l’origine, du vivant et de l’adéquation aux éléments. Sis dans l’aller-retour théorique entre l’autrefois et le maintenant, cette origine et ce vivant se cueillent brossés à travers des plans qui collent aux motifs de manière planaire ou effleurés par une caméra souple dont les mouvements épousent les humains et animaux qui s’infiltrent dans le poème. Quand bien même l’intensité jaillit d’une trame sonore parfois violente, mettant en exergue ce que L’Espérance appelle la « force tellurique » de la Grèce comme contrepoint à son « impossibilité politique », une tranquillité de ton prime, comme pour nous faire saisir l’impassibilité de cette force vive devant les conflits qui font échouer le pays. Puisant sa source dans cette extrémité, le projet prend son temps pour descendre dans les profondeurs de la survivance, s’attelant à la tâche de montrer des gestes de travailleurs du minerai, de l’olive, de l’élevage, dans divers temps de leur accomplissement et tels que plongés dans un montage où les plans d’ensemble de la mer écumeuse et huileuse, des vallées pierreuses, des carrières de marbre, des frondaisons flattées par le vent, viennent border les êtres en les inscrivant dans un espace-temps aux contours incertains d’être si vastes et continus. Une voix off épluche de la poésie philosophique ancienne et guide notre gémination cosmologique sur les pas d’un voyageur fantomatique, croisant des registres d’écriture alliant « sculpture de textes », comme en discutait le cinéaste, à partir des morceaux choisis et assemblés par Loiselle, montage de la répétition, adhérence photographique aux motifs, lenteur. « Je voudrais que mon écriture agisse comme la physique quantique ou les trous noirs qui laissent imaginer de multiples mondes possibles », consignait Loiselle dans son carnet de travail. C’est véritablement cette fusion de l’écriture cinématographique avec les éléments déployés qui fait le cœur de ce chant imagé. Et tel que « [l]a rêverie travaille en étoile » comme l’écrivait Bachelard dans sa Psychanalyse du feu, nous pourrions en dire autant de ce film qui étend le feu présocratique à la technè de la coulée et de la fonte, non pas dans l’héroïsme qui la constitue, mais dans la calme visée qu’elle étale, soit de redéfinir les humains à l’aune du vivant, en l’avènement d’un rite dionysiaque où l’œil de la créature transformée toise le spectateur moderne. (Maude Trottier)

 


photo : Burn the Film Production House

PRESENT.PERFECT.
Zhu Shangze  |  Chine  |  2019  |  124 minutes  |  Compétition internationale longs métrages

Je ne pensais jamais dire ça*, mais en termes de films sur les vlogueurs chinois, j’ai beaucoup préféré People’s Republic of Desire (2018), ne serait-ce pour son excitante structure dramatique et sa surenchère bordélique d’emojis et de bruitages criards, qu’on aurait sans doute préférées à la facture noire et blanc archimorne du présent film. En fait, je lui ai même préféré l’horrible Going South (2018) de Dominic Gagnon, un autre film de salon, doté au moins d’une certaine recherche esthétique, où un réalisateur bien calé dans son sofa prétend faire l’autopsie d’une nation de 300 000 000 d'habitants et plus en entremêlant une poignée de vlogs jugés significatifs, aboutés dans une perspective de freak show plutôt que dans celle d’une analyse sociologique fouillée. Ici, l’échantillonnage est non seulement très restreint, compte tenu de la quantité ahurissante de matériel disponible, mais guignolesque également. Entre les petites personnes aux bites sectionnées, les mendiants handicapés, les mères de familles ouvrières qui vloguent en cousant, les grands brûlés, les praticiens de l’automutilation, les femmes en chaise roulante et les danseurs de rue, on peine en effet à retrouver la vraie nature d’une Chine contemporaine qui ne soit pas peuplée que d’excentriques exhibitionnistes, énumérant platement sur internet les aléas de leurs existences hors normes. C’est dommage, puisque le montage est initialement très prometteur, formant un accolage de courtes séquences montrant des vlogueurs au travail, réunies selon une logique rythmique qu’on pourrait presque assimiler à celle des films symphoniques de la belle époque (ou de celle des Qatsi). Cette séquence est malheureusement très succincte, et c’est ensuite une langueur pénible qui s’installe, nous accompagnant jusqu’à la conclusion du film, langueur d’extraits qui s’éternisent, ininterrompues même par le sens commun du monteur, pour qui sans doute le procès du voyeurisme doit se faire par émulation du processus de voyeurisme inhérent à la consommation ininterrompue de vidéos interactives. Alors quoi ? Que tente de nous montrer Zhu Shangze, elle qui cite Wang Bing dans ses remerciements ? La vacuité des handicapés chinois ? La vacuité de l’existence contemporaine ? Celle du monde des vlogueurs ? L’autrice, par le biais d’une autre vidéo, compare éventuellement les humains à des blattes ; serait-ce là que réside sa grande métaphore thématique ? À la fin, on s’en fout un peu puisqu’aucune logique ne semble pouvoir justifier le potentiel de plaisir infinitésimal que l’œuvre propose au spectateur, surtout celui qui souhaite voir autre chose au cinéma que les litanies interminables des prisonniers de la Toile… (Olivier Thibodeau)

*Critique publiée une première fois dans notre couverture du Festival international du film de Rotterdam 2019

 


photo : Headframe Fims
 

WORKHORSE
Cliff Caines  |  Canada  |  2019  |  82 minutes  |  Histoires naturelles

À ceux qui se sentent concernés par le sort des chevaux du Vieux-Montréal comme à ceux qui ont grandi avec des cahiers aux motifs chevalins douteux, Workhorse a des airs de révélation tarrienne, de spin-off du Cheval de Turin qui aurait porté sur ses chums de cheval, tous très préoccupés par le sort du rachitique personnage titulaire. Car Workhorse est un film de cheval, portant plus précisément sur le travail des chevaux et sur le travail des humains qui ont décidé de passer leur vie à travailler avec des animaux, à apprendre comment en prendre soin, à en faire des collaborateurs plutôt que des esclaves. Au bois, à la ferme et sur le ranch, les chevaux du film de Cliff Caines sont dociles, stoïques même, et agissent en témoins tranquilles de l’ardeur des individus qui persistent à les préférer à la machinerie.

En cela la beauté du film de Caines repose dans l’éloquence de ses images, tournées dans un noir et blanc contrasté, qui lui sert à homogénéiser les trois contextes de travail qui sont captés, comme pour rappeler qu’il s’agit d’un film sur la collaboration interespèce au travail, pas d’un film sur le retour à la terre ou sur la glorification compensatoire du travail rural. Au contraire, Workhorse est un habile film d’observation, qui commence par une esthétisation, au ralenti, du mouvement du cheval devant une caméra et qui s’inscrit en quelque sorte dans la lignée des mouvements de cheval capté par Muybridge et son chronophotographe au 19e siècle. Pas seulement parce que leur sujet est le même, mais parce que leur désir d’observation débute dans les deux cas par une observation du corps du cheval dans la multiplicité de ses muscles qui se contractent et se détendent sur toute sa grandeur (le cheval est si cinématographique car il bouge de toutes parts, qu’il a des « vitesses », une mécanique organique à muscles ouverts à travers laquelle le cinéma peut réfléchir quand les trains commencent à l’ennuyer).

Workhorse tient donc sur toute cette force musculaire, animale, dont ses chevaux font preuve pour tirer leurs charges et le faire au doigt et à l’œil de leurs partenaires humains avec qui ils ont développé cette incroyable complicité. Par sa vision qui refuse le dogmatisme précédant habituellement toute posture contemporaine face aux animaux, Caines signe un film dont la quête de beauté est, en soi, une réflexion ouverte sur la complexité de ces rapports et sur ce qui, après des millénaires de coopération, nous émeut encore de celux-ci. (Mathieu Li-Goyette)

 


photo : Front Productions

LES YEUX DE MON AMOUR
Rui Silveira  |  Portugal/Québec  |  2019  |  74 minutes  |  Compétition nouveaux regards

Les yeux de mon amour est un film de village comme on dit d’une fête ou d’un marché qu’il est « du village » : cela implique que tout le monde s’y connaît, que l’esprit communautaire est à l’avant-plan des traditions (il est ce qui les maintient en vie) et qu’en dépit des aléas émotifs, des facettes touchantes car elles sont pittoresques et de celles dérangeantes parce qu’elles témoignent d’un provincialisme avéré, ce que nous donne le village est à prendre ou à laisser. On ne discute pas avec le village. On l’observe à travers sa singularité, on décèle ses particularismes, on fait le tri dans ses produits réellement bons et on se tait sur les exagérations qui deviennent les attrape-touristes nécessaires à sa prospérité.

L’image du village, image carte postale, souvent clichée, est l’image à partir de laquelle Les yeux de mon amour est échafaudé, le cinéaste Rui Silveira nous proposant de l’accompagner à travers les six mois nécessaires à la préparation des fleurs et des guirlandes de papier qui décorent, une fois tous les quatre ou cinq ans, les rues de Campo Maior, son village natal situé dans la région chaude de l’Alentejo au Portugal, à la frontière espagnole. Débutant à l’intérieur de l’ossuaire municipal, le film s’ouvre sur ces plans rappelant les vanités du 17e en peinture, où la représentation de la fragilité de l’existence allait de pair avec une représentation allégorique de la fragilité qu’imposait le temps à toute vie. Ainsi le film débute par son thème dominant, qu’il décline ensuite à travers la présence de la grand-mère du cinéaste (décédée après le tournage, le film lui est dédié) et celui de la confection de ces décorations fragiles qui agrémentent les vieilles veines de la municipalité de 8000 âmes.

À chaque rue ses couleurs, son style, gardés jalousement secrets jusqu’à l’installation des décorations, mais gare à la pluie, même dans cette région chaude et sèche, car elle frappe brusquement et fait virer une journée de fleurs de papier en une nuit de sacs-poubelle prestement installés, avec ces ornements qui s’imbibent, se décolorent et se désintègrent en chiffonnades. C’est dans ces scènes, celles de la mise en place de la fête, des chants nocturnes et de l’appréciation qu’en ont les gens du village que le film canalise le mieux son titre, inspiré d’une expression locale au sujet d’une rue escarpée que l’on gravit pour voir les yeux de notre amour, et qui représente bien le labeur et la déférence dont il faut faire preuve pour maintenir en vie cette fête, unique à cet endroit.

Or c’est le pari sociologique du film qui souffre de cette célébration commune, l’impression de communauté ayant une certaine difficulté à se matérialiser car la caméra de Silveira s’intéresse à tout le monde avec une forme d’uniformité qui trahit à la fois son amour profond pour Campo Maior, mais aussi une affection qui s’avère parfois encombrante en ce qu’elle l’empêche de façonner des personnages auxquels la narration pourrait s’attacher durablement. En résulte une impression parfois vague, imprécise, sur des enjeux qui sont pourtant aperçus dans le cadre (le travail intergénérationnel, les retombées écologiques, l’invasion touristique) sans faire l’objet d’un développement capable d’appuyer, d’insister, ne serait-ce que gentiment, sur ce qui permettrait au film de sortir du village et d’en faire un sujet universel sur les différentes morts que connaissent les traditions.

Les qualités comme les défauts des Yeux de mon amour sont dans cette fragilité, à la fois dans cette caméra complice qui capte ce qui avait été gardé secret jusqu’à présent, mais aussi cette mise en scène communale qui jongle avec de nombreux tons (le festif, le nostalgique, le tragique) qui produisent des ondulations qui ne se matérialisent pas complètement à l’écran. Un film de village, donc, à l'appellation d'origine contrôlée, soumis aux impératifs de l’amour, et qui nous permet de découvrir le travail d’un cinéaste dont le naturalisme et l’intégrité annoncent une démarche à surveiller de près. (Mathieu Li-Goyette)

 

PARTIE 1
(Belonging, Chèche Lavi, 
Mother, I Am Suffocating. This is my Last Film About You.,
Nomad: In the Footsteps of Bruce Chatwin,
Symphony of the Ursus Factory, Wilcox)

PARTIE 2
(143 rue du désert, El Laberinto,
Exodus, Sans frapper)

Ne croyez surtout pas que je hurle

PARTIE 3
(Le chant d'Empédocle, Present. Perfect.,
Workhorse, Les yeux de mon amour)

PARTIE 4
(Adolescentes, Anatomie d'un rapport,
Le fond de l'air Pirotecnia, Searching Eva)

PARTIE 5
(à venir...)

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Article publié le 21 novembre 2019.
 

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