WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rotterdam 2022 : Partie 1

Par Olivier Thibodeau

 

C'est le temps du festival de Rotterdam, mais puisque les Néerlandais ont fermé leurs cinémas eux aussi, ça va se passer en ligne. C'est moins fatiguant que de courir du De Doelen au LanterenVenster, mais c'est moins pittoresque. Je m'ennuie des bentos du iYUMi et des grosses Grolsch à deux piasses qu'on peut boire dans la salle... Je m'ennuie de voyager en fait, mais on peut voyager avec les films également. Et c'est ça qu'on va faire. Pour l'instant.

Comme toujours, la programmation du festival est excitante et singulière, mais sans le côté glamour de Berlin, où même les réalisateurs et les réalisatrices de premiers films ont droit à des opérations photo dignes de People. Pas de nouveau Claire Denis donc, de nouveau Rithy Panh, de nouveau François Ozon, de nouveau Hong Sang-soo ou de nouveau Denis Côté ici, mais un Llinás de confinement et une rétrospective Amanda Kramer, qui présente sa plus récente oeuvre, le délicieux Please Baby Please. De Hong Kong, on a droit au dernier-né de Clara Law (Drifting Petals), mais aussi de Chan Tze-woon (le désarmant et complexe Blue Island). Plein d'autres trouvailles nous charmeront également, incluant le jubilatoire Freaks Out, qu'on aurait déjà dû voir au grand écran depuis longtemps et Le rêve et la radio de Renaud Després-Larose et Ana Tapia Rousiouk, l'un des plus excitants films de fiction québécois depuis un bon moment.


prod. El Pampero Cine

CORSINI INTERPRETA A BLOMBERG Y MACIEL
[CORSINI CHANTE BLOMBERG ET MACIEL]

Mariano Llinás  |  Argentine  |  2022  |  100 minutes  |  Section Harbour

Il ne faut pas s’attendre à Historias extraordinarias (2008) ou à La flor (2018). Llinás utilise même le rack focus ici. Ô sacrilège ! La vérité, c’est que lui et son caméraman, Agustín Mendilaharzu, filment malgré des circonstances, contraints par les restrictions sanitaires que l’on connaît, désireux néanmoins de faire du cinéma. Le processus fait penser à celui de Shunji Iwai qui, avec The 12 Day Tale of the Monster that Died in 8 (2020) proposait une œuvre typique, mais obligatoirement minimaliste, où il explorait l’une des lubies sous-jacentes de son œuvre, soit la médiatisation des rapports humains. Il s’agit en quelque sorte d’une version pauvre de son cinéma, où c’est l’imagination de l’auteur qui permet à celui-ci de transcender les limites de la production. Chez Llinàs, c’est la chance de faire un pot-pourri patriotique, où son humour et son art aiguisé pour la digression deviennent ses armes principales dans l’absence des grands tableaux extérieurs qui distinguent ses films célèbres. Partant d’une mince prémisse, où il propose de filmer le « ré-enregistrement » de l’album de musique titulaire en guise de célébration de la fête nationale (le 9 juillet 2021), le film constitue l’occasion pour lui d’explorer de façon bordélique tous les recoins de l’histoire argentine relatés par les chansons qu’interprète Corsini, le 2e meilleur, pardon, LE meilleur chanteur de la nation.

Tout y passe dans cet élan historiographique : revue des différents mythes nationaux, engueulades politiques avec Mendilaharzu et le chanteur Pablo Dacal, qui commentent au micro à la manière des YouTubeurs, lectures de textes, parades de livres, inspection de lithographies, visites des églises mentionnées dans les chansons… On se permet même de tenir un casting pour des actrices devant interpréter quelques héroïnes blombergiennes dans un photo-roman, lequel ressemble étrangement à un prétexte pour prendre une rafale de photos de Pilar Gamboa. Le résultat est un vrai bouillon de culture en ce sens où il constitué de carcasses, de rebuts et de gras. On garde TOUT ici au montage : les moments où les gens stationnent leurs bagnoles, les moments où ils planifient l’itinéraire de tournage, où ils répètent, où ils donnent des instructions aux acteurs ; on garde même les chutes, ainsi que des plans vraiment ratés d’églises à peine visibles. « L’église va apparaître à l’écran dès que nous allons tourner », déclare le réalisateur en hors-champ alors que Mendilaharzu filme tant bien que mal la route à partir de l’habitacle d’un véhicule en mouvement. « On tourne à gauche ou à droite », demande alors le conducteur. Ce dernier tourne finalement au bon endroit, mais la révélation n’en est que plus décevante : on ne voit qu’un bout de façade filmé à la va-vite. Les cinéastes finissent même par se moquer ouvertement de leur propre incapacité à capter des plans de qualité lors d’une séquence où ils tentent en vain de saisir une image satisfaisante d’une église dans le trafic, intimidés par un gros véhicule conduit par un terrifiant « type avec une barbe ». Ils capitalisent et ironisent alors sur des circonstances de production auxquelles ils ne parviennent jamais à échapper. Au final, on se marre bien ici par moments, mais surtout parce que les participants sont marrants, et que leur sens de l’autodérision nous aide à faire passer le temps en attendant la fin du confinement.

 


prod. Mirovision/Studio Bonanza

DROWN
Lim Sang-su  |  Corée du Sud  |  2022  |  100 minutes  |  Section Harbour

La question de l’idéalisme, dans son itération philosophique selon laquelle il n’existe pas de réalité indépendante de nos perceptions mentales, possède une place de choix dans l’économie du thriller cinématographique. De même, d’ailleurs, que celle du double, le « doppelgänger », dont les propres perceptions mentales s’additionnent à celles de son alter-ego pour créer une vérité schizoïde dont le réel est impossible à distinguer. Le réalisateur sud-coréen Lim Sang-su jongle assez bien avec ces deux questions dans Drown qui, malgré sa conclusion télégraphiée, constitue un galant premier effort pour lui, un film palpitant qui se déploie à la manière inexorable de l’écrou sous la clef d’un bourreau. Dénuée de la facture léchée qu’on retrouve dans les superproductions de genre coréennes, l’œuvre présente quelques aspérités qui s’harmonisent avec le délabrement des lieux et des personnages diégétiques, incluant un protagoniste qui rappelle avec nostalgie le grand-père des slashers, Norman Bates. Tenancier frigide d’un hôtel vieillot dans une petite ville de montagne, où viennent se pendre les âmes en peine, proche aidant d’une mère aux prises avec la démence, Dowoo vit une existence affligeante jusqu’au jour où la matriarche disparaît subitement, tuée vraisemblablement par le propriétaire élusif d’une Mercedes dont elle a brisé la vitre pour libérer un chien prisonnier. Des rumeurs se propagent ensuite dans la ville à l’effet que ce serait Dowoo qui l’aurait assassinée. Est-ce le cas ? Dur à dire étant donné la quantité stupéfiante de harengs rouges qui nagent aux alentours…

La mise en contexte du récit, que signe aussi Lim Sang-su, est particulièrement astucieuse. La présence non loin de l’hôtel d’un lac où des milliers de communistes sont engloutis est délicieusement pittoresque, surtout qu’elle nous lance d’emblée sur une piste funeste classique, que suggère déjà le titre. Quant à la faune locale, composée de militaires, de travailleurs migrants, d’une prostituée alcoolique, d’un quincaillier bourru, d’un jeune homme mystérieux, d’une esthéticienne exaspérée et de son mari irascible, elle nous amène un bel éventail de suspects, si bien que le scénario nous apparaît bientôt comme un labyrinthe inextricable. Or, c’est surtout la façon immersive dont Lim met en scène le quotidien abrasif de Dowoo qui frappe le spectateur, cette violence polymorphe qu’il déploie dans la démonstration des tourments de son existence domestique (les crises de sa mère, le mépris de ses clients, la plomberie qui coule et la découverte de cadavres dans ses chambres), usant d’un travail sonore exceptionnel pour accentuer la subjectivité de celui-ci face aux horreurs qui l’entoure. Le film vogue alors habilement dans un univers limitrophe entre la réalité objective d’un hameau hanté par des âmes en peine et l’oppressant monde mental du protagoniste, mais il finit bientôt par se coincer dans un cul-de-sac. Sitôt la révélation du mystère à savoir qui a tué, l’œuvre devient plutôt mécanique en effet, presque procédurale, ce qui sied au sujet sans pourtant maintenir en haleine le spectateur qui, compte tenu du caractère captivant de la proposition initiale, ressort finalement avec l’impression d’une rencontre manquée…

 


prod. Goon Films/Lucky Red/Rai Cinema

FREAKS OUT
Gabriele Mainetti  |  Italie  |  2021  |  141 minutes  |  Section Limelight

Généralement, je ne fréquente pas les festivals de films pour commenter ce genre de méga-productions, mais le Freaks Out de Gabriele Mainetti est tellement irrésistible, tellement euphorisant que je n’ai pas pu résister. Dès la première scène, où on assiste hébété au spectacle fantasmagorique livré par les quatre héros sous un chapiteau que viennent ensuite détruire les bombes nazies, le film nous happe et ne nous relâche que 140 minutes plus tard, électrisés et pantelants après une série ininterrompue de péripéties abracadabrantes dignes du cinéma des Golden Boys. On croirait presque effectuer un survol éclair de nos souvenirs d’enfance, passant de la douce féérie de Hook (1991) aux scènes d’action brutales de Saving Private Ryan (1998) en un seul instant, convaincu dès lors que Mainetti et compagnie vont nous en donner pour notre argent. Question de proposer une comparaison plus contemporaine, disons que la plastique somptueuse qui caractérise la production et l’énergie maniaque qui anime la mise en scène évoquent les meilleurs films de Guillermo Del Toro, particulièrement Hellboy (2004), avec lequel le présent film partage un groupe d’antagonistes nazis, dirigés par l’excellent Franz Rogowski (Victoria [2015], Happy End [2015], Transit [2018], Undine [2020]). Le personnage de Rogowski n’est pas qu’un simple officier nazi par contre. C’est un pianiste à douze doigts qui délecte les foules avec son interprétation du Creep de Radiohead et qui, entre les spectacles, consomme de l’éther pour voir dans l’avenir, dont il ramène des esquisses de téléphones intelligents et de manettes de PlayStation, de même que la certitude qu’Hitler mourra sous peu dans son bunker s’il ne parvient pas à rassembler les quatre freaks titulaires pour joindre son armée.

Comme c’était le cas pour Hellboy, on retrouve ici un scénario et des personnages qui, s’ils ne sont pas transcendants d’originalité — on sent fort l’influence de Marvel, particulièrement de la série ­X-Men —, se distinguent néanmoins par leur grande flamboyance et leur personnalité débordante. L’interprétation énergique que livre l’étincelante distribution est cruciale en ce sens. Force est d’ailleurs de constater la performance mémorable d’Aurora Giovinazzo dans le rôle principal, jeune beauté que l’on risque fort de revoir au grand écran, et qui donne ici la réplique avec fougue à trois adorables compagnons : Pietro Castellitto (en maître des insectes), Claudio Santamaria (en puissant homme-loup) et Giancarlo Martini (en nain magnétique à la bitte-aubergine). Pour faute d’un qualificatif plus évocateur, je dirais en outre que c’est le côté « italien » du film qui est garant de sa saveur distinctive, son caractère décomplexé, verbomoteur, lascif, complaisant et irrévérencieux, lequel se manifeste dans des échanges enflammés et dans de fréquents excès de violence et de sexe. Il n’y a qu’à penser à cette scène où les trois hommes du quatuor sont accueillis en rois au Zirkus Berlin, où l’homme-loup baise avec la femme-loup tandis que les deux autres s’amusent de façon grivoise avec des baigneuses aux gros seins pour qu’on se sente à une distance confortable des saucisses fades que produisent en série les rapaces de Disney. Les massacres de nazis sont pas mal sanguinolents également, et ça fait vraiment plaisir. Plaisir de voir leurs têtes défoncées, leurs corps déchiquetés et leurs oreilles arrachées, plus comme chez Tarantino que chez Spielberg, c’est-à-dire du bon côté de la bienséance hypocrite qui caractérise les méga-productions de genre états-uniennes.

 


prod. Ana Tapia Rousiouk/Renaud Després-Larose

LE RÊVE ET LA RADIO
Renaud Després-Larose, Ana Tapia Rousiouk  |  Québec  |  2022  |  135 minutes  |  Compétition Tigre d’or

Constance (Tapia Rousiouk) se promène sur la berge avec sa perche tandis qu’Eugène (Després-Larose) sied dans l’herbe en train d’écrire. Les deux amoureux profitent d’un moment de sérénité pastorale acheté avec l’argent offert par leur amie Béatrice (la coscénariste Geneviève Ackerman), une itinérante anarcho-situationniste issue de bonne famille, pour s’adonner à leur « vrai » travail : faire le présent film. C’est à mi-chemin entre le rêve surréaliste et le réalisme social que se déploie cette scène, à l’instar de tous les tableaux réfléchissants et les énigmes perceptuelles que nous propose Le rêve et la radio, œuvre précieuse qui fait figure d’ovni dans le ciel gris d’un cinéma québécois où se distingue surtout (et toujours) la production documentaire. Ayant attiré l’attention de nos collègues européens, le film quittera bientôt Rotterdam pour Berlin, où il sera présenté à la Semaine de la critique. On lui souhaite un bel accueil et on se range fièrement derrière lui, surtout qu’il évoque et transcende avec plaisir les lubies d’une poignée de cinéastes issus de l’avant-garde du cinéma de fiction au pays, particulièrement Lavoie/Denis et Olivier Godin (qu’on retrouve au générique comme deuxième caméraman).

Teintée de surréalisme et pétrie de références académiques (on cite beaucoup ici : Debord, Rilke, Godard, Guattari, dont les voix et les textes peuplent la diégèse à la manière des traces laissées par une intelligentsia démiurgique), l’œuvre peut sembler rébarbative de prime abord. Or, c’est sans compter sur son exquise et hypnotique sensualité (que distille à merveille les images mystérieuses et fluctuantes de Després-Larose et l’excellent travail sonore de Tapia Rousiouk, qui nous envoûte également avec sa voix, « reconnaissable entre mille »). S’il nous laisse perplexes avec son récit liminaire de radios géantes, le film se referme ensuite sur nous avec une délicatesse teintée d’amertume, nous enveloppant d’un duveteux manteau de visions captivantes où se déploie une trame narrative qui demeure toujours très tangible, peuplée de personnages adorables, artistes rêveurs prisonniers le jour du monde aliénant du travail et libres la nuit de poursuivre leurs passions littéraires. Des idéalistes paumés qui rêvent de révolution, mais qui, en attendant, se contentent de distribuer des livres aux itinérants pour parfaire leur sustentation intellectuelle. Même le leader soupçonneusement charismatique des anarcho-situationnistes (Raoul Debord/Étienne Pilon) finit par nous séduire au sein de l’électrisante, mais subtile économie du désir qui pimente le film. S’attardant à une histoire d’amour à quatre personnages sur fond de lutte révolutionnaire, celui-ci ne manque pas d’évoquer Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau (2016) de Denis, Lavoie et compagnie, sauf que les auteurs troquent ici la crudité de leur cinéma pour un certain ludisme, qui, malgré une conclusion pessimiste, nous rappelle brillamment l’importance de la révolution. Révolution formelle, s’entend, puisque c’est ce qui caractérise le film, et qui le distingue de l’œuvre susmentionnée, alors que La radio navigue joyeusement à travers les eaux godiniennes (où retentit sans cesse une étrange musique jazzée et se déploient diverses techniques de cinéma primitives gaiement recontextualisées), en route vers l’Olympe du cinéma indépendant, qui surplombe les mille plateaux où gisent en lambeaux les âmes de mille universitaires.

 

PARTIE 1
(Corsini interpreta a Blomberg y Maciel,
Drown, Freaks Out, Le rêve et la radio)

PARTIE 2
(Géza, Infinity According to Florian, Malintzin 17, Please Baby Please)

PARTIE 3
(The African Desperate, As in Heaven, Petit ami parfait, Shari)

PARTIE 4
(Cahiers noirs, Diteggiatura [Fingerpicking],
Le mont Fuji vu d'un train en marche, Punctured Sky)

PARTIE 5
(Nosferasta: First Bite, Nowhere to Go But Everywhere,
The Plains, What Beat You Nothing)

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Article publié le 31 janvier 2022.
 

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