WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Berlinale + WdK 2023 : Partie 6

Par Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau

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prod. Studio Ruba

KIDDO
Zara Dwinger  |  Pays-Bas  |  2023  |  91 minutes  |  Generation Kplus

Emprunté au vocabulaire du détective de film noir, le titre annonce déjà l’américanité intrinsèque de cette œuvre candide, sise au confluent du conte initiatique et du road movie, sorte de version mère-fille de Thelma and Louise (Ridley Scott, 1991) ou de Bonnie & Clyde (Arthur Penn, 1967), auquel réfèrent abondamment les deux protagonistes, mais sans l’effusion de sang finale. Kiddo, c’est l’histoire de Lu, une jeune Néerlandaise qui rêve de sa mère, dont elle ne garde que le souvenir d’une silhouette sombre lui faisant ses adieux dans la rue, un soir, prétendant devoir se rendre à Hollywood. Convaincue qu’elle est depuis devenue une star, la fillette est enchantée lorsque celle-ci vient finalement la visiter dans son foyer d’accueil afin de l’emmener en balade dans sa vieille Chevrolet rouillée. S’ensuit alors un périple rocambolesque qui les amènera jusqu’en Pologne, à la recherche d’un trésor caché dans la cuisine de la grand-mère.

Avec ses images granulées hyper lumineuses et colorées, le film reproduit assez bien l’esthétique du film de voyage traditionnel — où il ne pleut jamais et où l’Americana brille de toute sa facture pop art —, transmuant ainsi la campagne européenne en simulacre d’Interstate en y grapillant les tableaux classiques du genre (la station-service, le motel, le snack routier et les champs de maïs) qui filent à la vitesse de l’éclair, gracieuseté d’un montage et d’une caméra hyper dynamiques qui exsudent l’énergie de la jeunesse que partagent les deux personnages. La quête du trésor enfoui constitue aussi un incontournable du cinéma américain, tout comme la posture de hors-la-loi qu’adoptent gentiment nos puériles héroïnes, qui dévorent le cadeau d’anniversaire d’autrui dans la cuisine de leur hôtel et mélangent les souliers des autres client·e·s, qui volent les pétards d’un jeune Polonais et s'enfuient sans payer après avoir mangé des pierogi dans une cantine. Mais le film ne fait pas simplement que ressasser l’iconographie du genre, mais réfléchit sur ses propres obsessions en auscultant celles des personnages, dont l’esprit est entièrement parasité par l’imaginaire cinématographique états-unien.

Dans la tête de Lu, sa mère est devenue cascadeuse, de sorte que ce sont des images d’automobiles capotantes du cinéma des années 70 qui lui apparaissent lorsqu’elle en parle. Et durant la longue attente qui précède son arrivée, ce sont des inserts montrant des horloges de dessins animés qui marquent le passage du temps et des extraits d’émissions où l’on voit des visages grimaçants qui viennent exprimer sa tristesse. Car en plus de dynamiser le récit, le montage sert également à matérialiser la psyché des deux personnages par le truchement des objets culturels qui ont façonné leur paysage mental, et qui les gardent dans un état d’enfance, mais aussi d’émerveillement perpétuel. D’ailleurs, quand la matriarche arrive finalement, c’est une incarnation caricaturale et exubérante de la star qui nous fait face, avec son parler calqué sur quelque film de gangsters en noir et blanc. On note d’ailleurs que ce genre de vieux thrillers apparait sur chacune des télés de motel que croisent les protagonistes, renvoyant à un motif récurrent du cinéma hollywoodien, où il y a toujours un film classique qui joue en background, comme pour rappeler l’inexorable pouvoir de pénétration du septième art dans la vie quotidienne des Américains. Mais aussi de tous et toutes les rêveur·euse·s de ce monde. (Olivier Thibodeau)


prod. PFF Partners

REMEMBERING EVERY NIGHT (SUBETE NO YORU WO OMOIDASU)
Yui Kiyohara  |  Japon  |  2022  |  116 minutes  |  Forum

Comme toutes les belles œuvres qui cherchent à nous faire comprendre par nous-mêmes leur système de mise en scène plutôt que de nous l’enfoncer dans les yeux à coup de prouesses auteuristes, la première scène de Remembering Every Night échafaude la clé de voûte esthétique du film à venir. Des musiciens, disons d’apparence pas bénis par le talent, traînent dans un parc et s’amusent de leurs instruments aux sons synthétiques. La caméra accomplit un lent panoramique vers la gauche, puis vers le haut, puis repart vers la droite, s’adaptant à la hauteur des personnages, à leur morphologie, à deux d’entre eux qui repartent vers le fond du cadre avant de continuer sa vrille. L’objectif finit par parcourir latéralement tout l’espace du parc, tranquillement, révélant par le même geste des figures isolées, un homme qui s’étire les mains sur un banc de parc, dans une chorégraphie naturaliste qui démontre aussi la magnifique aptitude qu’a la réalisatrice Yui Kiyohara à révéler à l’intérieur d’un seul cadre à la fois la proximité et l’éloignement, à la fois la relation instinctive et l’incommunicabilité infranchissable.

Alors que les musiciens deviennent des éléments esthétiques, rejoignant la bande sonore du film qu’ils interrompent par des couacs artificiels, sorte de coryphée doux dénué de tout jugement, la suite du métrage se consacre tour à tour à trois personnages féminins qu’on découvre dans une sorte de solitude que Kiyohara déplie peu à peu. La première semble toujours déphasée, à la recherche d’un nouveau poste dans un centre de réinsertion qui n’a que du travail de triage dans une usine de recyclage à lui proposer. C’est son anniversaire, elle le dit et l’employé du guichet, l’air de rien, se contente de lui faire remarquer qu’au moins c’est une belle journée. Partant du centre d’emploi avec la météo en consolation, elle croise enfin la seconde protagoniste, une releveuse de consommation électrique, — ou plutôt c’est cette dernière qui la croise à son insu, Kiyohara faisant montre d’une belle agilité à venir engoncer ces trajectoires féminines les unes dans les autres à travers un jeu de la distance entre l’avant et l’arrière-plan, comme s’il s’y jouait aussi toute une idée de l’éloignement humain qui se perd dans un paysage qui ne réagit pas à l’affectif, au relationnel, mais seulement à leur potentielle ergonomie. Ces femmes gagneraient sans doute à se rencontrer plutôt qu’à se croiser, mais leurs trajectoires, déjà historicisées par un scénario qui lentement nous les dévoile, montre bien qu’elles suivent des lignes directrices déjà profondément engagées, déjà articulées par la promesse d’un membre de la famille qui aurait déménagé pas trop loin (mais qui finalement est déjà parti) ou par un vieux film photographique utilisé par une ancienne fréquentation décédée que la troisième protagoniste souhaite faire développer (mais en vain, car le magasin ne l’a pas conservé).

Alors les trajectoires, qui demeurent parallèles même quand la cinéaste les croise par la similitude de leur abandon et par leur partage d’un même espace (la Tama New Town, quartier résidentiel de l’ouest de Tôkyô construit dans les années 1960, représentatif de l’essor de la classe moyenne japonaise d’après-guerre), résonnent les uns face aux autres à travers un travail d’écho musical qui enjoint celui des échos narratifs : l’anniversaire de la première femme préfigure le travail d’export vidéo du copain de la seconde qui est aussi celui qui n’a plus le film que recherche la troisième ; la première aura au moins ses bougies lors d’un feu d’artifice nocturne que la troisième lui donne une fois la nuit tombée sur cette journée de hasards. Remembering Every Night est une magnifique succession de marivaudages d’apparences anodines, mais qui pourtant font réverbérer, par leur travail musical, par leur utilisation du son et de leurs déclencheurs (la tasse comme le musée), ces corps esseulés qui s’animent à la recherche de vibrations, humaines comme esthétiques, pour ranimer leur joie et adoucir leur présence au monde. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Sanaz Sohrabi

SCENES OF EXTRACTION (SAHNEHAYE ESTEKHRAJ)
Sanaz Sohrabi  |  Québec  |  2023  |  43 minutes  |  Forum Expanded (Programme #9)

Avec cette deuxième partie du triptyque amorcé en 2020 avec Une image, deux actes, la réalisatrice Sanaz Sohrabi complémente et transcende le propos amorcé précédemment, poursuivant avec une intelligence poétique et analytique redoutable l’extraction créative des archives de British Petroleum, anciennement Anglo-Iranian Oil Company. Se servant presque exclusivement des images photographiques et cinématographiques consignées par la compagnie durant ses efforts de prospection du sous-sol iranien au début du 20e siècle, dont elle découpe les contours pour en faire un véritable scrapbook d’une histoire géologique volée et triture l’iconographie raciste à l’aide de sa voix off pénétrante, la réalisatrice interroge et déconstruit la notion d’archives en tant que réalité objective. Elle offre ainsi une relecture critique précieuse et foisonnante d’un matériau qui pourrait passer pour un portrait d’époque s’il ne s’agissait pas en fait d’une construction d’époque.

Le titre, Scenes of Extraction, réfère déjà à une forme de mise en scène du réel, au fait que les images captées par la compagnie sont des fabulations dès leur création. Fidèlement à l’idée voulant que le documentaire soit intrinsèquement subjectif, un produit de la perspective de l’œil qui regarde — Gilles Marsolais parlait de « subjectivité assumée », on pourrait plutôt parler ici de subjectivité coloniale — Sohrabi propose une relecture rétrospective extrêmement fouillée et pertinente de chacune des images qu’elle nous présente. Usant d’une variété de techniques anticolonialistes  (incluant l’utilisation de la langue farsi en contrepoids à l’influence historique de la langue anglaise, mais aussi le découpage électronique et la libération subséquente des figures d’ouvriers que la réalisatrice qualifie de « méthode de criminologie visuelle »), elle nous démontre ainsi comment les archives de la BP contribuent en fait à un récit hégémonique occidental. Mais il ne s’agit pas que de montrer les images les plus lisibles de cet état de fait, soit les photos où les Britanniques posent comme des maîtres devant leurs subalternes étrangers. Il s’agit aussi de prouver comment le culte technologique qui sous-tend l’entreprise de la compagnie (dont on assiste à de nombreux documentaires techniques sur les processus de cartographie tridimensionnelle des sites pétrolifères) tend à supporter une « vision binaire du progrès » et une appréciation qualitative subséquente des peuples dont découle une perception héroïque des Occidentaux, venus « civiliser » des êtres inférieurs (dans ce cas-ci les autochtones montagnards qui habitent les régions visées par l’exploitation pétrolière, et par extension tout le peuple iranien, mais aussi le peuple birman, dont les terres constituent le « banc d’essai » pour la transition énergétique du charbon vers le pétrole brut).

La réalisatrice s’attaque ainsi à la violence symbolique que constitue la représentation étrangère de ses compatriotes, mais aussi à la violence matérielle inhérente à la destruction de leur géographie (les explosions poussiéreuses abondent), qu’elle assimile astucieusement à l’histoire locale via la notion de stratigraphie raciale. Le discours à ce sujet est particulièrement dense, recelant de nombreuses perles de sagesse dont mon poignet, pourtant fort bien entraîné, n’aura pas su noter intégralement. Plus prosaïquement, cette violation géologique s’exprime par l’apparition à l’écran de parcelles de sol éclatées, extraites des images coloniales comme autant de fragments brisés d’un territoire que le culte de la ligne et du calcul aura su abstraire complètement pour mieux le détruire, selon une logique paradoxale d’exploration scientifique dévastatrice. Finalement, c’est toute une logique de l’abstraction qu’accuse Sohrabi, celle du territoire et de ses habitants, fruit de la pensée capitaliste et de la pensée colonialiste qu’incarne simultanément BP. Maintenant, il ne reste plus qu’à voir jusqu’à quels faîtes analytiques et poétiques elle pourra amener son argument lors de la suite !  (Olivier Thibodeau)

 


prod. CoMix Wave Films

SUZUME 
Makoto Shinkai  |  Japon  |  2023  |  122 minutes  |  Compétition

Le nouveau film de Makoto Shinkai poursuit la lignée de son œuvre centrée sur le rapport à l’environnement social et spirituel, sur la coexistence de mondes parallèles se faisant révélateurs, par surimpressions négatives, par jeu de décalque, d’une condition humaine qui ne cesse de chercher des manières d’être reconnue dans toute sa complexité émotionnelle. Dans Children Who Chase Lost Voices (2011), l’écoute d’ondes radio surnaturelles en provenance d’un monde caché permettait de guérir le monde ; plus tard dans Weathering With You (2019), il se rapprochait plus d’un discours environnemental sur les interactions entre relations individuelles et la stabilité des écosystèmes qui subissent sans cesse les chaînes causales de nos hubris respectives. Et quand il ne s’intéresse pas aux relations entre l’individuel et l’environnemental, c’est au hasard, à la destinée, qu’il aime confier ses personnages, comme dans Garden of Words (2013)ou encore Your Name. (2016), qui mettait en scène cette part d’aléatoire qu’il y a dans l’amour à travers la superposition d’univers parallèles, d’une manière bien plus fine et bien plus avant-gardiste que la récente mode des multivers en bouillie.

Autrement dit, Shinkai est le cinéaste du hasard et du contexte affectif, de l’écoute empathique et du cœur qui fait confiance à la dérive. Et en cela, Suzume, malgré ses quelques défauts décelés dans une structure narrative qui perd en agilité au fil de sa seconde partie, a tout du film-somme, réunissant en une seule aventure sous forme de road trip Sud-Nord, des îles Kyûshû vers le Tôhoku au nord de Tôkyô, l’ensemble des thèmes qu’il avait jusqu’ici travaillés, les mettant tous au service de l’immense tragédie du Japon contemporain qu’est celle du triple accident de Fukushima-Daiichi survenu en 2011. L’écolière Suzume, sorte de magical girl qui s’ignore, sera transportée dans une pérégrination à haute vitesse par Sota, grand brun ténébreux aux cheveux longs que le récit métamorphosera bien assez vite… en chaise à trois pattes. Récupérant les traits d’un yokai, ces esprits japonais qui, dans leur folklore, habitent les animaux et les objets et veillent sur les humains, le récit du film est adroit dans sa manière de saboter l’amourette du shojo classique. Shinkai empêche ainsi tout rapprochement idyllique entre Suzume la fille et Sota la chaise, évacuant la présence masculine du récit et permettant à cette épopée routière, balisée par des portes interdimensionnelles que l’héroïne doit refermer à clé mais seulement après en avoir trouvé la force grâce à l’écoute des ruines, de respirer dans une sororité insoupçonnée composée d’une série de personnages féminins indépendants qui prendront soin de la protagoniste au fil de son voyage.

Au service d’un devoir de mémoire destiné à une nouvelle génération de Japonais·e·s qui n’ont pas tout·e·s connu la catastrophe de 2011, Suzume est au fond un film, non pas sur l’éternelle résilience (devenue un peu clichée) du peuple japonais, mais bien sur l’importance du souvenir et de la commémoration dans la guérison des plaies du passé, proposant une lecture humble et douce de la survivance et du deuil, portée, comme toujours, par une animation qui sublime la lumière et les mouvements rapides en une élégante tempête de douleurs enfin réconfortées. (Mathieu Li-Goyette)

 

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Article publié le 1er mars 2023.
 

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