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Children Who Chase Lost Voices From Deep Below (2011)
Makoto Shinkai

Voyage au coeur de la nuit

Par Guillaume Fournier
Dans la mythologie japonaise, c’est par l’arrivée sur Terre d’une paire de déités complémentaires que se joue la création du Japon ancestral. Loin de se douter que leur progéniture pourra se retourner contre eux, Izanami et Izanagi, après avoir créé le Japon géographique et avoir déterminé les éléments de sa culture et de son environnement, donnent naissance à Kagutsuchi - l’incarnation du feu -, qui se retourne aussitôt contre sa mère et la rejette dans le Yomi-no-kuni, le royaume des morts. Furieux, Izanagi - qui se sait condamné au monde des vivants -, tue son fils, puis se lance dans un périple désespéré dans le Yomi - le pays de la nuit et de la mort -, dans l’espoir de retrouver sa femme et de la ramener jusqu’à lui. Lorsqu’il la retrouve, Izanagi comprend qu’il est trop tard et que sa femme ne peut revenir dans le royaume des vivants. Contre son gré, il obstrue définitivement le passage entre les deux royaumes avec « une pierre si lourde que mille hommes n’auraient pas pu la porter », condamnant les morts et les vivants à habiter la même terre sans jamais pouvoir se rencontrer.

À la manière du mythe d’Orphée et Eurydice dans la mythologie grecque, le mythe d’Izanagi et Izanami est parfait pour réfléchir à la question de l’inéluctabilité de la mort et, par extension, à celle de la logique inviolable de la vie. En ce sens, il n’est pas surprenant que Makoto Shinkai, qui avait déjà effleuré la question du deuil dans The Place Promised in Our Early Days (2004) et celle de la mélancolie dans 5 Centimeters Per Second (2007), ait choisi de  réunir ces problématiques et de les réactualiser via une relecture du mythe fondateur, puisque ce dernier, en plus de se trouver à la croisée de ces préoccupations, se prête aussi parfaitement au jeu de l’adaptation.

Pour l’occasion, Makoto Shinkai met en scène une jeune fille prénommée Asuna qui, depuis la mort de son père, vit seule avec sa mère dans un petit village traversé par la modernité, mais pas encore totalement englouti par celle-ci. Dans ses temps libres, Asuna se rend sur la montagne où, à l’aide du transistor que lui a légué son père, elle écoute ce qu’elle peut capter sur les différentes fréquences. Un jour, en tentant de retrouver une musique qu’elle n’a entendue qu’une seule fois, mais qui l’a néanmoins bouleversée jusqu’au plus profond de son âme, elle rencontre un jeune garçon prénommé Shun, qui porte un étrange cristal à son cou.

Lorsqu’il lui confie qu’il vient d’Agartha, Asuna ne comprend pas de quoi il parle. Le lendemain, le garçon est retrouvé mort dans la rivière. Plongée dans une tristesse dévorante, Asuna revient sur la montagne pour découvrir un sosie de Shun : Shin, son jeune frère, venu en ce monde pour récupérer le cristal entrevu plus tôt. Attaqués par des mercenaires, Asuna et Shin plongent dans les profondeurs de la terre où ils sont bientôt rattrapés par Morisaki - le nouveau professeur d’Asuna -, qui souhaite désespérément se frayer un chemin jusqu’en Agartha afin de ramener à la vie sa femme morte depuis dix ans. Comme Shin s’éclipse dans l’autre monde, Asuna décide d’accompagner Morisaki dans son périple jusqu’au bout d’Agartha, où les attend la Porte de la vie et de la mort…

Cet autre monde, que nous découvrons avec Asuna et Morisaki, n’est pas tant le royaume des morts tel que relaté dans le mythe d’Izanagi et Izanami qu’un double anachronique et faussement utopique du nôtre (plus justement : du Japon ancestral). Épisodiquement contaminé par les hommes, cet autre monde est profondément marqué par les multiples guerres qui l’ont dévasté. Même s’il paraît féérique, il est néanmoins composé de ruines, de villages fantômes, de fragments abandonnés d’une gloire passée : c’est un monde crépusculaire, ultimement condamné à l’oubli - comme certains mythes, peut-être.

C’est surtout un monde qui, à la manière de ceux composés par le maître Hayao Miyazaki - incontournable, évidemment, lorsqu’il est question d’animation japonaise -, se retrouve posé comme le contrepoint du nôtre. Mais pour Makoto Shinkai - qui s’était tenu éloigné de Miyazaki jusqu’à maintenant, mais ne prend clairement plus la peine de voiler ses influences véritables -, la composition de ce monde fantastique vise autant à la construction de l’utopie qu’à sa destruction, autant à l’expérience du rêve qu’au réveil inévitable que cette expérience suppose. C’est la question du deuil qui est, en quelque sorte, symboliquement représenté par ce monde en perdition, beau mais dévasté, enchanteur mais désolant, tout à la fois.

Ainsi, la longue marche à laquelle s’exposent les protagonistes dans ces lieux ambivalents doit être considérée comme l’équivalent du processus intérieur qu’ils doivent accomplir afin d’accepter la réalité de la mort. Autrement, nous pourrions penser qu’ils sont à la recherche d’une harmonie originelle, d’une musique intérieure qu’ils ne sont plus capables de retrouver (comme Asuna), d’imaginer (comme Morisaki) ou de laisser éclater comme ils le devraient (comme Shin).

Isolés par leur douleur, ils trouvent finalement, en leurs improbables compagnons de route, des êtres de sentiments sur qui s’appuyer pour retrouver goût à la lumière et à la clarté de la vie. Leur solitude brisée par la proximité des autres, leur deuil devient, sinon facile, du moins envisageable. Et qu’importe si, pour comprendre cela, ils doivent se rendre jusqu’au bout des mondes et se confronter aux ténèbres puisque de toute façon, c’est toujours comme cela que se vit le deuil : dans le noir d’abord, dans la clarté ensuite.

À sa façon bien personnelle, Makoto Shinkai signe avec Children Who Chase Lost Voices from Deep Below, un film-hommage s’inspirant des traditions humanistes nippones afin d’offrir des réponses simples à des questions foncièrement universelles et intemporelles. L’épreuve du corps n’est autre que l’épreuve de l’esprit; confronté au défi du temps, ce dernier se voit divisé spatialement entre sa nostalgie (sous terre), son réel (sur la terre) et ses aspirations spirituelles (le ciel). La réponse de Shinkai se trouve en la récollection, idée tirée du passé pour servir le futur et devant ultimement permettre le présent.
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Critique publiée le 24 juillet 2012.