WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Festival Fantasia 2018 : Jour 21-22

Par La rédaction

arizone

ARIZONA

Jonathan Watson  |  États-Unis  |  2018  |  84 minutes  |  Sélection 2018
 
Jonathan Watson, second réalisateur de Eastbound & Down (2010-2012) et Vice Principals (2016-2017), offre aujourd’hui son savoir-faire télévisuel à cette comédie à numéros, paresseusement écrite par Luke Del Tredici. Le vrai problème par contre, c’est qu’il ramène aussi le personnage de Danny McBride, celui-là même qu’il interprétait dans les deux séries, à peu de différences près : le salaud égocentrique, délirant, cynique, maladroit et divorcé qu’étaient Kenny Powers et Neal Gamby. Or, malgré tous ses défauts, Neal/Kenny parvenait toujours à rester sympathique, ne serait-ce que par sa candeur quasi infantile, de sorte qu’il ne nous serait jamais venu à l’esprit qu’il puisse être un assassin sanguinaire. C’est pourtant ce que l’on nous demande de croire ici, alors que, suite à l’homicide involontaire de son agent immobilier, Sonny l’Arizonien se met à abattre tout le monde sur son chemin pour mieux couvrir ses traces. Ç’aurait pu fonctionner, si seulement le film ne transformait pas si abruptement son personnage de kidnappeur clownesque en prédateur psychopathe, mue inconcevable que Watson et Del Tredici tentent ici de nous faire avaler, comme toutes les invraisemblances du scénario, sous le couvert indu de la comédie. Le film aurait pu être beaucoup de choses en fait : une critique des artisans de la bulle immobilière des années 2000 ou une critique des politiques pro-armes en vogue aux États-Unis. Malheureusement, dans l’absence d’une quelconque subtilité dramatique ou d’une quelconque conscience sociale chez les auteurs, toutes ces considérations sociopolitiques ne constituent finalement que des rouages grinçants, visant à propulser le récit vers le mur de béton inévitable qu’en constitue la conclusion télégraphiée. 
 
C’est avec une nonchalance abracadabrante que les éléments du récit sont aboutés et avec une malhonnêteté crasse que le suspense est mené. Sonny tue son agent, devant les yeux de Cassie, la protagoniste. Pour s’assurer de son silence, il assomme donc spontanément celle-ci, d’un seul coup bien sûr, et la séquestre dans sa maison. Va toujours, puisque le film aurait alors pu dériver vers la comédie de situation ; il aurait simplement fallu que Rosemarie DeWitt, choix de casting étrange, fût une actrice comique. Or, c’est donc un thriller grotesque qui se profile sous nos yeux, engeance invertébrée nourrie par une causalité à la fois inconcevable et attendue. Comme dans un vaudeville, l’ex-femme de Sonny apparaît soudainement sur les lieux, rien que pour faire bouger les choses, et « forcer » celui-ci à l’abattre, comme il sera ensuite « forcé » de partir à la recherche de la fille de Cassie, idée d’abandonner cette dernière au dénouement de ses liens. La logique qui motive les personnages est toujours diffuse, obéissant moins aux impératifs élusifs de caractérisation qu’aux impératifs prosaïques de défilement narratif. Le scénario se présente donc comme une série de connexions molles entre des péripéties d’usage, ponctuées par une surenchère de percussions agressives visant à nous faire croire que c’est Kane Hodder, et non Danny McBride, qui est à la poursuite des personnages. Tout le monde court, comme des pantins désarticulés mus par un marionnettiste esbroufeur, qui rembourre le récit comme un vieux matelas, avec une poignée de ressorts rouillés : les maux de dos de Sonny par exemple, qui s’accentuent et se résorbent comme un ballon, le centre de gravité anormalement élevé de la fille de Cassie ou l’incompétence du personnage de Luke Wilson, qui erre interminablement dans le décor, faute d’avoir réussi à inscrire sa destination dans le GPS… Il semble finalement que tous les partis impliqués n’aient su quoi faire du temps supplémentaire alloué au format long-métrage, si bien que le projet aurait tout aussi bien pu constituer un épisode spécial de Eastbound and Down, une sorte de « Kenny Goes Crazy » peut-être, dont au moins on aurait pu apprécier la brièveté. (Olivier Thibodeau)
 
 
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BROTHERS’ NEST
Clayton Jacobson  |  Australie  |  2018  |  99 minutes  |  Sélection 2018
 
Ça commence dans le petit matin frais et bleuté. Une caméra paisible suit deux bougres en vélo. Ils arrivent devant une maison de campagne qu’ils ont l’air connaître. Sur le balcon, avant d’entrer, comme deux malfrats, ils vêtent des combinaisons orange qui contrastent avec le décor, enfilent des gants, se chaussent de couvre-chaussures, sans dire un mot. Dans ce silence, la caméra, fixe, capte tous leurs gestes, lesquels en disent long sur leurs intentions. Fin du prologue. Début du premier acte. Théâtral. Volontairement. Verbeux. De l’aveu même du réalisateur qui semble toutefois savoir ce qu’il fait. Les dialogues, que la caméra découpe à l’aide d’un classique champ-contrechamp, sont ciselés, drôles, punchés. Ils nous en apprennent, non seulement sur l’amont du sordide projet fomenté par le grand frère qui a convaincu le petit frère d’embarquer, mais permettent aussi de comprendre que le petit a bien du mal à sortir de l’ombre du grand. Moment propice pour que le soleil se lève et teinte la cuisine de ses couleurs chaudes. Moment idéal pour se rappeler les étapes grâce auxquelles on assassinera le beau-père et gommera les traces du carnage. On assiste à une autre « spirale infernale », doublée, cette fois, d’un enjeu éthique palpable (voire déchirant) tout de même teinté d’humour (noir). Délicat équilibre. Grande force du film. Au deuxième acte, rien ne va plus. Évidemment. Sinon, pas de film. Ce qui avait été prévu n’arrive pas. Ou arrive trop tôt. On doit changer les plans. Mais pas trop. La nervosité augmente. Les dissensions remontent. L’un veut quitter. L’autre veut rester. Mais il est trop tard. Dès lors que le beau-père arrive et que nous apprenons à le connaître un peu mieux, nous avons du mal à croire qu’on l’électrocutera dans son bain. Nos nerfs se tendent. Notre gorge se noue. Nous assisterons pourtant à sa mort, mi-tragique (le fil de la radio n’est pas assez long), mi-grinçante (le Requiem de Mozart sourd du poste). Le rythme s’est drôlement accéléré et l’heure n’est plus aux longs discours. Il savait ce qu’il faisait, le réal. Plus de classicisme qui tienne ! On nage en plein cinéma. L’étau se resserre. Les plans se rapprochent. Les coupes s’enchaînent. Les péripéties s’accumulent. Les vérités surgissent. On apprend que ce dessein, si bien orchestré (en théorie), n’était pas celui que l’on pensait. Un autre dessein se tramait (en pratique). Savante écriture. À ce point du récit, plus de morale ! D’ailleurs, elle a pris le bord, la morale ! Dès lors qu’on a commis l’acte fatal, on ne peut plus faire marche arrière. On ne peut qu’aller de l’avant… et s’enfoncer encore plus. Nous sommes maintenant en fin de soirée. La nuit tombe. Le troisième acte peut commencer. Les frères sortent alors de la maison pour régler leurs comptes dans le terrain jonché de cadavres de voitures. La nuit — et l’humour — se fait de plus en plus noire. Le jeu des acteurs, au début bouffon, devient plus grave. Jacobson sait tirer profit de ses éclairages et de ses décors pour donner une tonalité propre à chacune de ses scènes. La finale, sous la pluie, nous fait chavirer dans le film d’horreur. On ne rit plus. Ou plus autant. Épilogue. Nos frères (maintenant) ennemis auront connu chacun une transformation. Le scénario était bien composé, réglé comme du papier à musique. Les deux frères (à l’écran comme dans la vie) ont livré une performance riche et nuancée. Le film nous aura fait rire et frémir. Le rideau — sans égard au verdict — peut alors tomber. (Jean-Marc Limoges)
 

djxl5

DJ XL5’S OUTTASIGHT ZAPPIN' PARTY 
2018  |  95 minutes  |  18 films  |  Canada/Belgique/Nouvelle-Zélande/Australie/Royaume-Uni/Québec/États-Unis

DJ XL5 (nom d’artiste du co-directeur du Festival Fantasia, Marc Lamothe) célébrait cette année ses 15 ans de programmation de courts métrages avec une nouvelle offrande intitulée DJ XL5’s Outtasight Zappin' Party, un programme de 95 minutes de courts métrages minutieusement sélectionnés durant l’année et savamment placés dans un montage qui laisse aussi place à divers extraits de films et de clips musicaux qui viennent découper les segments tout en proposant des moments « wtf » mémorables. Le tout était en plus précédé d’un montage de plusieurs bandes-annonces rétro et autres extraits de publicités oubliées. Donc c’est un bon deux heures de propositions visuelles et sonores éclatées qu’a présenté DJ XL5 devant une salle comble en délire qui y réagissait avec le plus grand enthousiasme.

Plusieurs cinéastes habitués revenaient proposer leur nouvelle création (on pense à Carnior avec son film de science-fiction minimal et humoristique Hypocondriaque, Lee Hardcastle avec ses animations stop-motion parodiant au vitriol les personnages de la pop culture tel The Simpsons Couch Gag: Reservoir Dogs ou Simon Tofield avec ses désormais cultes Simon’s Cat qui célébrait alors ses 10 ans avec un court métrage qui a fait s’écrier « miaow » à une foule habituée à ses propositions). Sans nécessairement revenir sur tous les films présentés, je m’attarderais plutôt sur trois d’entre eux qui ressortaient du lot.

Fire in Cardboard City du Néo-Zélandais Phil Brough démontre à l’aide de techniques d’animation multiples les diverses tentatives des pompiers pour éteindre un feu qui se propage dans une ville faite en carton. Beaucoup d’idées loufoques dans ce film efficace dont les scènes d’action, aussi carton-pâte soient-elles, n’ont rien à envier aux blockbusters hollywoodiens. Rémi Fréchette est quant à lui allé à fond dans la tendance nostalgique des années 80 pour mieux en rire avec une sorte de parodie des films/scènes d’aérobie typique de cette décennie, avec tout l’accoutrement vestimentaire et la sueur qui l’accompagnent. Vaguement inspiré du film de 1985 Perfect, avec John Travolta et Jamie Lee Curtis, Fréchette a même effectué un doublage francophone international qui ajoute au feeling 80’s de l'époque. C’est toutefois avec mon coup de cœur personnel que le programme s’ouvrait : le délirant pilote de 10 minutes d’une série (à venir ?) The Shivering Truth écrit et réalisé par Vernon Chatman qui est entre autres derrière une autre série délirante et atypique, Wonder Showzen. On y reconnaît tout son humour étrange et ses histoires où s’enchaînent des idées déstabilisantes tel un flot de pensées qui ne peut s’arrêter. On se retrouve dans un cauchemar éveillé où l'on passe d’une jeune fille victime de bullying à l’école, à un jeune homme travaillant dans un centre d’appel pour suicidaires, à un docteur qui découvre comment utiliser les papillons pour s’approprier le pouvoir de leurs battements d’ailes qui « changent le cours des choses ». Un beau délire incluant les voix de Jonah Hill, Michael Cera, Vernon Chatman et Starlee Kine.

Mais au-delà des films à l’écran, il y a l’expérience en salle. L’« expérience Fantasia » que beaucoup connaissent maintenant mais qui se fait comprendre particulièrement bien dans le contexte d’une programmation de DJ XL5. On y saisit tout de suite le lien fort qui perdure entre le public et l’artiste. Entre le public et son festival. Laissant aussi la place aux créateurs des films courts à venir prendre part à cet échange en montant sur scène. DJ XL5, comme plusieurs autres programmateurs du festival, est passé maître dans l’art de la fidélisation du public (qui est le cœur battant de ce festival). Ce public qui revient chaque année pour en avoir plus mais qui sait aussi se renouveller. D’ailleurs, l’énergie était plus forte que jamais lors de l’ouverture de ce programme du 15e anniversaire de DJ XL5 où le célèbre Daniel (Walther) du festival a fait un discours très touchant sur Marc Lamothe/DJ XL5 en soulignant l’amitié qui fait aussi partie de cet échange qu'il entretient avec ses collaborateurs et le public. Fantasia, c’est un festival de passionnés qui recherchent un écho à leurs passions. Et cet écho se faisait grandement sentir lors de cette programmation célébrant les noces de cristal entre l’artiste et le festival, entre l’artiste et son public. (David Fortin)
 

madelinesmadeline
 
MADELINE’S MADELINE
Josephine Decker  |  États-Unis  |  2018  |  94 minutes  |  Camera Lucida

Le cinéma, dit-on parfois, serait handicapé par rapport à la littérature pour traduire la vie intérieure d’un personnage : alors qu’un écrivain peut nous donner à lire directement les pensées de tout protagoniste, le cinéaste, à moins d’utiliser ce procédé souvent maladroit de la voix off, ne peut que filmer ses acteurs de l’extérieur. Mais cette « limite », c’est celle avec laquelle tout être humain vit quotidiennement, une « limite » pour quiconque possède un corps et doit l’utiliser pour s’exprimer, ou pour comprendre les corps des autres ; une limite, bref, qui n’est pas imposée par le cinéma sur ses sujets, mais bien une limite qui existe en nous, et qui est l’un des sujets de prédilection du cinéma. Le dernier film de Josephine Decker (après le remarquable Thou Wast Mild and Lovely) pose cette « limite » dès son premier plan : « What you’re experiencing is a metaphor. You are not the cat, you’re inside the cat », nous dit un personnage, vu en caméra subjective ; la caméra de Decker n’est pas Madeline, d’autant moins que l’actrice jouant Madeline (sublime Helena Howard) demeure le sujet privilégié de la caméra, mais elle peut exprimer quelque chose de l’expérience de Madeline, elle peut, en quelque sorte, jouer le rôle de Madeline.

C’est par une esthétique sensorielle pour le moins déstabilisante que Decker approche ainsi son personnage, en nous plongeant dans son monde intérieur à force de gros plans, de flous, un montage elliptique et un travail sonore empilant les voix (parlées ou chantées). Une esthétique volontairement inconfortable, éprouvante par moments, qui nous place en position d’intimité avec Madeline tout en nous rappelant que nous ne sommes pas à notre place, ou qu’il ne faut pas s’approprier ces images et ces sons (il s’agit, après tout, d’une métaphore). La professeure de théâtre (Molly Parker) de la troupe où joue Madeline se présente d’ailleurs comme un mauvais double de la cinéaste, prête à exploiter les émotions de son actrice, Decker posant à travers cette mise en abyme par le théâtre une réflexion prenante sur l’empathie, l’acteur, et le rapport de la caméra au corps humain. Drame existentiel, coming-of-age, Madeline’s Madeline se présente finalement comme un récit d’apprentissage de l’altérité, où pour devenir Madeline, Madeline doit d’abord jouer l’Autre sans s’y confondre, le performer de l’intérieur depuis sa perspective d’actrice, de même que la caméra de Decker joue le rôle de Madeline pour exprimer sa vie intérieure de la seule manière qu’elle le peut, en reconnaissant d’abord son altérité fondamentale. C’est bien là toute la force émouvante du film de Decker, véritable leçon d’empathie par le cinéma, rappelant en quoi le cinéma demeure l’art par excellence pour réfléchir notre rapport à l’Autre et au monde. (Sylvain Lavallée)
 


mandy
 
MANDY
Panos Cosmatos  |  Belgique, États-Unis |  2018  |  121 minutes
 
Huit ans après Beyond the Black Rainbow, Panos Cosmatos revisite l’an 1983, berceau d’une nouvelle aventure new age-apocalyptique esthétisée, avec son second film Mandy. Le cinéaste canadien d’origine italienne, grecque, et suédoise, a pensé ses deux productions comme un ensemble complémentaire qui devait d’abord s’inscrire dans une trilogie. Le fils de George Pan Cosmatos (Rambo 2, Tombstone) pense maintenant en avoir fini de cette série, et de l’année visée en question. Mieux, selon lui, avec cette double sensibilité, son diptyque de films dits « de transe », films expérience, représente un tout symbolique semblable à l’équilibre et la dualité du yin yang.À l’égal de sa spiritualité nouvel-âge, Mandy est un bricolage d’influences fantaisistes, de parenthèses psychédéliques, de genres mixtes et d’effets fumeux. Le film qui a déjà été comparé avec raison à un composé de David Lynch, Nicolas Winding Refn, auquel j’ajouterai les vidéoclips d’antan de Peter Gabriel, raconte l’histoire du bûcheron Red Miller (Nicolas Cage) et de sa petite amie, illustratrice amatrice, et caissière au tabac du coin, Mandy Bloom (Andrea Riseborough). Il y a le prologue du bel amour : tous deux s’aiment d’un amour transcendant, pur et profond. Ils vivent paisiblement, en harmonie avec la nature, dans leur maison type feng shui, isolée en montagne, en parfaite communion avec l’environnement. Puis l’énergie authentique que dégage l’inextricable Mandy attise l’attirance obsessionnelle du gourou Jeremiah Sand (Linus Roach), le maître spirituel risible d’un culte diabolique des environs. Ce serpent méprisable est l’initiateur d’une Manson Family bassement caricaturale sous le joug de laquelle Mandy viendra à mourir. S’ensuit l’épilogue : le délire cauchemardesque, la vengeance de Red. La fascinante direction photo de Benjamin Loeb mimant les effets de drogues hallucinogènes, faites d’images voilées, de surimpressions d’opacités, de formes, et de visages ; et la musique du regretté Johann Johannsson, — qui signe avec le thriller de Panos Cosmatos l’une de ses dernières musiques originales —, s’approprient l’attention du spectateur et le détourne naïvement de toute narration pour un temps, — infiniment long — avant que le récit ne parvienne à perforer son enveloppe formelle et ne prenne son envol, toujours en battant de l’aile. Comme l’occasion fait le larron : réunir Cosmatos et Cage, c’est cette association prophétique, syncrétiste, imprévisible et scabreuse que l’on attend 121 minutes durant. Nicolas Cage y est heureusement bouillant, sincère, charismatique. Il n’a certes pas de veste en peau de serpent, mais a forgé une hache de guerre des plus insolites, empoigné arbalète et scie mécanique : il est prêt à envoyer la sauce d’une mémorable vendetta rouge ketchup qui mettra un terme définitif à cette dérive sectaire. Mandy est à ne pas prendre au premier degré. Son ton de franche dérision vous décroche ici et là quelques sourires. Pourtant, l’humour roturier, appuyé à force de courbettes, et une saturation du maniérisme général de la structure occultent l’expérience hypnotique. Vous êtes sur le point de vous lancer dans un autre grand voyage sous acide, d’une absurdité certaine, signé Cosmatos. Reste une série B tape-à-l’œil, fofolle, fidèle à son esthétique : le récit prospère dans une lumière écarlate, inquiétante, et sensuelle ; aux images empourprées, « comme les lampes infrarouges sur les reptiles », disait Cage en entrevue. Reptiliens, archaïques, grégaires et primaires : Red les détruira tous. (Anne Marie Piette)
 

oilymaniac
 
THE OILY MANIAC
Ho Meng-Hua  |  Hong Kong  |  1976  |  89 minutes  |  Rétro
 
Shen Yuan, un jeune homme mélancolique qu’une poliomyélite oblige à se déplacer en béquilles, travaille comme secrétaire pour un avocat corrompu. Ce « set up » est parfait pour un film qui, remettant au goût du jour un vieux conte nanyang, veut montrer que « La justice doit prévaloir ». Car il en connaît un bout sur la justice celui qui voit la pègre s’approprier sans vergogne l’entreprise familiale, son oncle se faire expéditivement exécuter, son amoureuse incessamment le repousser et la maladie, pour toujours, le handicaper. « Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter ça !? », doit-il maugréer. Mais le « bon Dieu » le dotera d’un pouvoir aussi discutable que soudain : dès qu’il s’immergera dans l’huile, il retrouvera l’usage de ses jambes, sera mû par une étonnante force de caractère et jouira d’un invincible pouvoir. Le seul hic, c’est qu’il se transformera en bête immonde. Dès lors, il sévira contre toute forme d’injustices (concussion, prostitution, corruption, conspiration…), qu’elles soient l’œuvre d’hommes sans morale ou de femmes sans scrupules. Le problème, c’est qu’à force de passer par-dessus la loi et de rendre justice soi-même, d’infliger toujours le même châtiment — la mort — à tous les gredins poursuivis, notre gluant justicier applique tout de même de l’huile dans l’engrenage (dont la caméra cadre d’ailleurs plus d’une fois les rouages) d’un système qu’il combat et condamne. Est-il vraiment mieux que les juges ? Les criminels l’ont-ils vraiment tous mérité ? Leurs méfaits appelaient-ils tous la même sentence ? Ne pratique-t-il pas, lui aussi, une forme de justice expéditive ? Ne va-t-il pas un peu trop vite en affaires ? Faisant tache d’huile sur sa conscience, les meurtres qu’il ne peut s’empêcher de commettre l’acculent alors, devant le carnage qu’il constate lorsqu’il retrouve sa forme humaine, à souhaiter sa propre mort. Si on fait fi des innombrables « zoom in » et « zoom out », des constants ralentis, des sauts en rembobinage, des « green screen » approximatifs, des « dummy » qu’on garroche et du « suit » trop « slack » — tout autant d’effets propres à ce genre de film d’exploitation et qui déclenchent aujourd’hui amusement plutôt que frayeur —, le conte récité par Ho Meng-Hua donne tout de même à penser. À force de se liquéfier en tache d’huile devant les malheurs du monde, notre héros ne fait qu’en jeter sur le feu. Et c’est d’ailleurs ainsi qu’il périra, par un feu allumé de la main de cette collègue qui — ironiquement — brûlait secrètement pour lui. « La justice doit prévaloir »… même sur l’amour. (Jean-Marc Limoges)
 

onecutofthedead
 
ONE CUT OF THE DEAD
Shinichiro Ueda  |  Japon  |  2017  |  96 minutes  |  Fantasia Underground
 
Parmi les myriades de miroirs plantés partout au festival, parmi cette mer infinie de réflexivité dans laquelle nous baignons depuis deux semaines, One Cut of the Dead trône seul. Et bien qu’il ne possède ni la profondeur analytique de Luz (2018), ni le génie scénaristique de Chained for Life (2018), il n’en possède pas non plus la prétention. Ce n’est pas un hommage propret à Cattet et Forzani, ni à Altman, par voie de Fassbinder, mais aux artisans méconnus du cinéma bis, ces êtres d’exception dont les exploits héroïques sont mus par une passion cinéphilique distinctement prolétarienne. C’est le joyau à découvrir cette année pour tous les théoriciens du genre et autres érudits de salon, nourris dans leur enfance au sein généreux de la culture VHS.

« Rapide, pas cher et moyen » : c’est la devise d’Higurashi, le réalisateur et scénariste mercenaire qui sert ici de protagoniste, et qui pour l’occasion, accepte un étrange défi de la part d’un réseau de télévision émergeant : réaliser un film de zombies d’une demi-heure en plan-séquence pour diffusion live. C’est une gageure quasi impossible, que seuls pourront mener à bien le surplus d’astuce et le dévouement de son équipe de production. Bien sûr, tout n’est pas si simple puisque les embûches seront nombreuses sur la voie de la réussite, acteurs accidentés par exemple, coliques de perchistes, caméramans saouls ou grues atomisées. Tout n’est pas si simple narrativement non plus puisque le récit n’est pas tout à fait chronologique, débutant, de façon géniale, avec l’entièreté du film de zombies en question, plan-séquence maladroit que nous nous amuserons bientôt à décortiquer.
 
La qualité de production du film diégétique est monstrueuse, le grain est gras, les temps morts sont nombreux, les incongruités narratives sont flagrantes, mais il s’y profile malgré tout un certain génie discursif, notoire dans la double mise en abîme provoquée par l’adresse d’Higurashi à la caméra. Réalisateur d’un film où il interprète le réalisateur d’un film dans un film, celui-ci effectue alors un clin d’œil richement brechtien, permettant ainsi à Ueda de poser ses premiers miroirs, assise d’un vaste labyrinthe qu’il s’affairera aussitôt à développer. En effet, c’est dans l’arrière-scène que nous nous retrouvons suite au visionnage liminal. Le grain s’amenuise, et des coupures apparaissent. Ce devient le penchant altmanien du franquisme d’ouverture, alors que tranquillement se tissent les histoires de coulisses pertinentes : la fille du réalisateur déclare son béguin pour la vedette masculine, tandis que sa femme, une ancienne actrice, dévoile sa passion secrète pour la lecture de ses scénarios ; le directeur photo dévoile son alcoolisme et les jeunes vedettes leurs nombreux caprices. C’est très amusant, mais c’est plutôt conventionnel, évoquant une sorte de State and Main (2000) des pauvres, dont le  mérite principal est d’introduire le troisième acte, noyau du génie cinéphilique et du potentiel réflexif de l’entreprise. Après avoir assisté à l’aventure un tantinet cahoteuse de la préproduction, on se retrouve ainsi confronté à l’expérience éreintante du tournage, où tous les engrenages défectueux introduits précédemment se dérèglent pour de bon. Deux des acteurs disparaissent, la diarrhée du perchiste s’envenime, le directeur photo roule sur le sol, bref toutes les fondations s’écroulent autour de l’équipe, qui doit redoubler de débrouillardise pour mener à bien leur projet. On découvre ainsi toutes les hilarantes péripéties responsables des incongruités aperçues dans le premier acte, mais on découvre surtout comment les choses auraient pu être pire si le groupe n’avait pas si vaillamment su pallier les imprévus. Et c’est pourquoi le film est si inspirant. C’est pourquoi il s’agit d’une ode si géniale à la cinéphilie marginale, puisque, malgré la prolifération fongique des mises en abîme, c’est finalement dans la célébration de la débrouillardise artisanale propre à la production bis que réside son plus éloquent miroir, celui tourné vers les corps veules des vaillants cultivateurs de navets. (Olivier Thibodeau)
 

oenguinhighway

PENGUIN HIGHWAY
Hiroyasu Ishida  |  Japon  |  2018  |  120 minutes  |  Axis
 
Penguin Highway n’est pas très intéressant de prime abord. Les Alcidés titulaires sont très mignons et les décors sont chatoyants, mais le style d’animation demeure désespérément réaliste, même platement démonstratif, s’affairant à décrire un récit initiatique qui serait plutôt banal si ce n’était pas de l’introduction superficielle d’éléments fantastiques (c.-à-d. l’apparition soudaine de pingouins dans des pâturages suburbains). Le jeune protagoniste, dans son extrême suffisance, ne parvient pas non plus à nous charmer d’emblée, si bien que l’on peine à pénétrer dans le récit. Ce n’est qu’avec la durée, et le dévoilement progressif des inclinaisons scientifiques, mais aussi du caractère dévoué de son héros, que le film révèle finalement son génie, génie didactique et réflexif à la fois dont la libre expression parvient bientôt à consacrer l’œuvre comme le juste récipiendaire du prix Axis (obtenu un peu tristement aux dépens de l’excellent Violence Voyager).
 
Des pingouins apparaissent soudainement dans le village du jeune Aoyama, ainsi qu’une large sphère aqueuse et une mystérieuse dame aux seins proéminents[1], capable de matérialiser d’autres pingouins à partir d’objets hétéroclites. Il incombe alors au protagoniste d’investiguer, avec l’aide de la dame en question (archétype de l’égérie adolescente), de son ami binoclard (archétype du nerd persécuté), et de sa nouvelle camarade de classe Hamamoto, son âme-sœur en devenir. Heureusement, investiguer n’est pas synonyme ici de se prendre au jeu, ou d’entrer dans le terrier du lapin, mais bien de poser un regard analytique sur les événements environnants, basée sur la collecte rigoureuse de preuves empiriques. Le film est une célébration de la méthode scientifique, qui au gré des explorations de son protagoniste, décortique ses propres artifices, réduisant non seulement les phénomènes du récit, mais aussi ses mécanismes internes à des phénomènes quantifiables. C’est une proposition géniale : non seulement incite-t-on le spectateur à questionner la nature de l’univers, mais aussi celle du cinéma. À cet égard, le carnet de notes que remplit Aoyama tout au long du récit fait figure de découpage technique, surtout qu’il est intitulé « Penguin Highway ». C’est un concentré d’informations et de croquis schématiques, une déconstruction simultanée des phénomènes intra et extra-diégétiques, le cœur encore palpitant du film, livré gracieusement à nos microscopes cinéphiliques. (Olivier Thibodeau)
 

piercing
 
PIERCING
Nicolas Pesce  |  États-Unis  |  81 minutes  |  2018  |  Caméra Lucida
 
Le film commençait pourtant bien : un plan d’ensemble sur des immeubles à appartements (reconstitués à l’aide de maquettes sensiblement épurées) dont une coupe en plan rapproché sur le polo à carreaux du protagoniste habitant l’un deux rendait évidente l’organisation cartésienne. Armé du paratexte, ce raccord plastique agissait comment un « statement », sinon un avertissement : dans l’un de ces logements se terre un psychopathe, tandis qu’un psychopathe sommeille sans doute en chacun de nous. Au reste, cet excès de rationalité n’empêchera jamais la folie de déborder de son moule. Très gros plan sur un pic à glace tenu sur le visage paisible d’un poupon endormi. Le père, dont l’envie de perforer sa progéniture le démange, se retient. Générique. On recycle la prenante trame sonore que Stelvio Cipriani avait composée pour le dernier film de Mario Bava, Cani arrabbiati (1974). Toujours armé du paratexte, on se dit : un homme, un bébé… ne reste plus qu’à monter dans une voiture, à filer sur l’autoroute et à se faire prendre d’assaut par quatre truands. Le « road movie » peut démarrer ! Mais non. Ce sera plutôt un long huis clos. L’homme louera une chambre d’hôtel, appellera une prostituée et préférera assouvir sur elle ses instincts meurtriers. On achète ! D’autant plus que la musique d’ascenseur sur les plans frontaux et symétriques rend dérisoire — sinon comique — la mise en scène que pratique scrupuleusement le maniaque avant l’arrivée de la cocotte. La pantomime de cet impassible « control freak » — on le voit ligoter, assommer, démembrer sa victime — est accompagnée des bruits que générera chacun de ses coups quand ils seront portés pour vrai et annonce un bain de sang des plus ruisselants. On te tartine ensuite la bande sonore de Suspiria (1977) sur l’arrivée de la pute en taxi. On cherche encore le gain signifiant dont un tel lien nous permet de jouir. Se dirige-t-elle, elle aussi, vers un immeuble habité par les forces du mal ? Rendue là, rien n’ira comme prévu et le comportement erratique de la poulette viendra joyeusement foutre en l’air le plan du languissant stratège. Malheureusement, cette péripétie, qui promettait une escalade de violence et un stimulant renversement de rôles, se présente plutôt comme une sorte de climax perforant, telle une aiguille, le film qui se dégonflera lentement sous nos yeux. Peut-être est-ce là le sens qu’il fallait trouver au titre. (Jean-Marc Limoges)
 

whatkeepsyoualive

WHAT KEEPS YOU ALIVE
Colin Minihan  |  Canada  |  2018  |  99 minutes
 
What Keeps You Alive est un désastre inattendu. Jamais on n’aurait pu s’imaginer qu’une petite production si débrouillarde, capable de mettre en scène une excitante poursuite de barques sur la surface stagnante d’un lac, puisse s’embourber si profondément dans les méandres du conservatisme idéologique. La prémisse est définitivement usée, malgré une variation lesbienne qui ne sert finalement qu’à révéler la misogynie sous-jacente du récit. Elle concerne les mésaventures de Jules et Jackie, venues célébrer leur premier anniversaire de mariage dans un chalet pittoresque au milieu de la forêt albertaine. La scène est clairement trop parfaite : le couple s’enlace amoureusement sur le divan tandis que dans l’âtre crépite un feu qui illumine les verres de vin posés sur la table et les carabines antiques accrochées au mur. C’est le contexte tout désigné pour l’histoire classique de l’idylle qui vire au cauchemar, laquelle se manifeste ici à pas feutrés d’abord, comme dans les plus fins thrillers psychologiques, puis à la vitesse grand V des slashers hollywoodiens. La chute vertigineuse de l’œuvre vers l’abysse du cliché s’amorce d’ailleurs très tôt, avec la révélation brutale et malhonnête du fait que Jackie, anciennement Megan, est en fait une meurtrière psychopathe, qui commence dès lors à traquer Jules comme un animal apeuré. C’est le comble de la fourberie, car bien qu’on ait pu anticiper le revirement de situation après avoir entendu les histoires de chasse macabres de la jeune femme et découvert quelques squelettes dans ses placards, gracieuseté du personnage instrumental de son amie d’enfance, rien au monde n’aurait pu nous faire avaler le fait qu’elle ait pu berner sa copine aussi longtemps, et qu’à son jeune âge, elle ait pu accumuler autant de victimes.
 
Clairement, Colin Minihan n’a aucun respect pour les spectateurs de son film, mais il n’a pas non plus de respect pour ses propres personnages, qu’il martyrise physiquement, mais dont il trahit surtout la psychologie et le droit à l’équité iconographique au profit d’une étrange compulsion conformiste. On constate donc rapidement que, malgré ses visées progressistes, ou du moins les visées progressistes qu’on voudrait lui prêter, l’œuvre se révèle ici profondément rétrograde. À cet égard, notons que, malgré sa chance inouïe d’offrir un contrepoids aux constructions genrées qui prévalent normalement dans le genre, l’auteur ne fait finalement que les perpétuer. Plutôt que de faire comme Haute Tension (2003), et utiliser la romance lesbienne comme assise d’une parodie grotesque du patriarcat, le présent film mise plutôt sur l’un de ses plus navrants symboles, celui de la veuve noire, le monstre féminin « de nature », digne des plus anachroniques mythologies. En effet, c’est surtout là que se révèle la profonde imbécillité de Minihan : dans cette déclaration faite du tac au tac par Jackie/Megan lorsqu’elle nous assure que sa psychopathie est innée, et non acquise. « Nature, not nurture », affirme-t-elle, comme pour justifier son propre avilissement diégétique. « Nature, not nurture », trois cents ans après l’avènement de la psychologie, science que méprise manifestement le réalisateur, qui en plus de transformer spontanément l’une de ses protagonistes en antagoniste, dénature complètement le personnage de Jules en fin de récit, la propulsant dans une improbable confrontation meurtrière avec son amante renégate, confrontation qui de surcroît se déroule entièrement dans le hors-champ. Là où le spectateur est finalement forcé de chercher toutes les réponses à ses interrogations… (Olivier Thibodeau)
 
 
 

NUMÉRO HOMMAGE À JOE DANTE
JOURS 1-3
(Being Natural, Dans la brume, Microhabitat, Tremble All You Want)
JOURS 4-5
(Aragne: Sign of Vermillion, Cold Skin, Crisis Jung, Unity of Heroes)

JOURS 6-7
(The Blonde Fury, Luz, Profile, Relaxer, Satan's Salves)

JOURS 8-9
(Fireworks, I Have a Date With Spring, La Nuit a dévoré le monde, Laplace's Witch,
People's Republic of Desire, The Vanished, The Witch: Part 1. The Subversion)

ENTREVUE AVEC JOE DANTE
JOURS 10-11
(Amiko, Blue my Mind, Buffalo Boys, Chained for Life, L'inferno,
True Fiction, Unfriended: Dark Web)

JOURS 12-13
(Cam, Da Hu Fa, Hanagatami, Lôi Báo, Our House, Parallel, 
Under the Silver Lake)

JOURS 14-15
(Le Nid, La Quinceañera, Small Gauge Trauma 2018,
V.I.P., Violence Voyager, Windigo)

JOURS 16-18
(1987: When the Day Comes, The Dark, The Field Guide to Evil, Number 37, Pledge,
Pourquoi l'étrange monsieur Zolock s'intéresserait-il tant à la bande dessinée ?)

JOURS 19-20
(Amanita Pestilens, Detective Dee: The Four Heavenly Kings,
Five Fingers for Marseilles, The Ranger, Rondo, Tigers Are Not Afraid)

JOURS 21-22
(Arizona, Brothers' Nest, DJ XL5's Outtasight Zappin' Party, Madeline's Madeline,
Mandy, The Oily Maniac, One Cut of the Dead, Penguin Highway, Piercing, What Keeps You Alive)

 

 


[1] Il importe ici de mentionner ces attributs, puisqu’ils constituent une partie intégrante du scénario.

 

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Article publié le 3 août 2018.
 

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