WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Berlinale + WdK 2023 : Partie 3

Par Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau

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prod. Activ Docs

BETWEEN REVOLUTIONS (ÎNTRE REVOLUTII)
Vlad Petri  |  Roumanie /Croatie / Qatar / Iran  |  2023  |  68 minutes  |  Forum

Les liens qu’il tisse ne sont pas toujours parfaitement probants, mais Between Revolutions demeure un projet fascinant et précieux, moins une relecture de l’Histoire qu’un survol créatif qui en souligne les improbables corrélations sous l’ombre délétère d’un aigle américain qui, depuis l’après-guerre, obscurcit toute la planète. Usant de matériaux d’archives de source diverses, cimentés par une correspondance épistolaire fictive en voix off, le film décrit de façon riche et astucieuse la période « entre les révolutions », soit de la révolution islamique iranienne de 1979 à la chute du régime de Ceaușescu en 1989. Il crée ainsi des parallèles frappants entre l’histoire iranienne et l’histoire roumaine grâce à un brillant montage eisensteinien et quelques incursions dans le cinéma expérimental, incluant l’utilisation de la pellicule meurtrie, qui renvoie au cinéma de Bill Morrison. Inspirée par des documents retrouvés dans les archives de la police secrète roumaine, les scénaristes Vlad Petri et Lavinia Braniste ont imaginé les personnages de Maria et de Zahra, consœurs à l’Université de Bucarest jusqu’au départ de cette dernière pour son Iran natal, après quoi les deux femmes s’écriront pendant dix ans, jusqu’à la chute de Ceaușescu et la disparition de Zahra, liée sans doute à son implication politique dans le pays de Khomeini.

Le tout débute avec des images argentiques joyeuses de l’insouciante fratrie universitaire de Bucarest vers 1978, au gré d’une chanson nostalgique qui rappelle une période de félicité remplie de promesses. Mais l’espoir ne dure pas très longtemps, le temps de s’émerveiller du mouvement organisé contre le shah Mohammad Reza Pahlavi (dont les politiques, notamment les politiques énergétiques, étaient alignées avec les désirs de Washington) et de la mobilisation monstre qui s’ensuivit — les plans de foule sont particulièrement impressionnants, exsudant toute la puissance de l’histoire en marche. Plane ensuite le spectre d’un gouvernement islamique où les femmes risquent de perdre des plumes. « À bas le conservatisme ! », scandent alors les femmes roumaines ; « À bas les femmes qui ne portent pas la burqa ! », leur répondent les partisans de la doctrine khomeinienne dans un parallèle éloquent qui évoque le surplace de la condition féminine globale face au ressac constant du conservatisme mondial. L’impératif de maternité est aussi abordé de manière frontale dans les vidéos de propagande des deux pays, de même que dans le témoignage des deux femmes, qui discutent ouvertement de la pression patriarcale vers l’enfantement.

Et bien que l’œuvre adopte une posture féministe distincte, il traite plus largement des écueils de la contestation sociale face aux forces inéluctables du dogme religieux et du dogme capitaliste, réunissant ainsi les deux récits d’une façon symétrique qui permet de prolonger subrepticement l’un dans l’autre. « Nos reflets se superposent », écrira d’ailleurs Maria à son amie perdue, et c’est ce que le film fait lui aussi, proposant un portrait unifié de l’échec des luttes antidictatoriales plombées par les alternatives autocratiques latentes qu’elles dissimulent (ici la loi islamique, là la loi du marché qui a dévalorisé la monnaie roumaine et plongé la population dans la pauvreté). Le résultat est un portrait vibrant et immersif de l’histoire en marche, que nous arpentons un peu à la manière de touristes candides, et au bout duquel nous dégageons naïvement un constat fataliste dont ressort une leçon universelle à propos des rites politiques humains, et de la promptitude des peuples à remplacer un monstre par un autre… (Olivier Thibodeau)

 


prod. Tellfilm/Heimatfilm

INGEBORG BACHMANN — JOURNEY INTO THE DESERT
Margarethe von Trotta  |  Suisse / Autriche / Allemagne / Luxembourg  |  2023  |  110 minutes  |  Compétition

Les portraits de femme que signe Margarethe von Trotta servent toujours plusieurs fonctions à la fois. Celle de montrer des pionnières dans un contexte misogyne et répressif, celle d’éduquer le public sur ces figures, voire d’imaginer une mise en scène qui puisse prolonger leur travail intellectuel respectif dans le domaine de l’esthétique cinématographique. Rosa Luxemburg (1986), Hildegard von Bingen (2009), Hannah Arendt (2012), aujourd’hui l’immense autrice Ingeborg Bachmann : des femmes incontournables de l’histoire et de la culture allemande, toutes aux prises avec la politique masculine, qu’elle soit incarnée par le pouvoir des officines ou, ici,  par celui d’un milieu littéraire à la fois vétuste et obnubilé par la nouveauté que personnifie Bachmann lorsque, à la fin des années 50, sa poésie et sa dramaturgie radiophonique secouent tout à coup la scène culturelle germanique puis européenne. Écrivaine de la méfiance du langage, de l’incapacité des mots à cerner les trous béants que les sentiments forent en elle, Bachmann, à l’instar des autres héroïnes de von Trotta, est montrée dans le moment de sa percée, de l’onde de choc qu’elle provoque dans un paysage masculin qui rapidement se réoriente face à sa présence, son talent impossible à ignorer.

Incarnée par Vicky Krieps avec une vulnérabilité qui n’ébrèche jamais la force de caractère intrinsèque à sa personnalité et sa plume, l’autrice est suivie de cette montée fulgurante jusqu’à la cassure de son amour le plus officiel, celui avec le dramaturge suisse Max Frish (Ronald Zehrfeld, parfois juste, parfois grossier). La relation ouverte qui les unit et que Frish n’a jamais totalement acceptée installe en porte-à-faux des romances plus ou moins consistantes, d’abord avec Adolf Opel, poète autrichien qui l’amènera dans le désert d’Égypte, puis avec le compositeur allemand installé en Italie Hans Werner Henze. Le montage parallèle du film et sa chronologie instable, parcellaire, réussissent suffisamment bien à tenir ensemble ces trois amours concurrents, surtout durant la première moitié, avant que la seconde, avec un goût assez lourd pour le fatum, pour la préfiguration de la mort tragique de Bachmann, décédée dans un incendie à cause d’une cigarette mal éteinte, finisse par repousser la proposition narrative du film, c’est-à-dire celle d’un amour libre librement structuré, aux destinations, aux pays, aux affections et aux paysages multiples.

En cela ce biopic, qu’il ne faut pas non plus croire conventionnel et qu’il ne faudrait pas non plus écarter (ne serait-ce que pour la qualité indéniable de la mise en scène de von Trotta), s’éloigne de sa réflexion d’origine sur l’insuffisance du langage et de l’amour qu’il raconte. Il abandonne son exploration romantique de l’insatisfaction, d’une élaboration poétique des affres de l’indépendance en amour où Bachmann lutte contre sa solitude comme le film finit par lutter contre sa propre incapacité à la faire exister en dehors de ses relations. La rengaine du drame passionné et des amants qui la consolent finit ainsi par la couper de toute agentivité avec son travail, la montrant dans sa volonté d’être momifiée dans l’amour, incapable non plus d’être satisfaite du langage et de la poésie, mais par ces hommes maîtres ou serviteurs, posés en contradictions les uns face aux autres dans une routine comparative qui s’essouffle avant le dernier acte. Sans doute qu’à choisir parmi les amours artistes de l’autrice, sa relation courtoise, longue, complexe et surtout hautement intellectuelle avec le poète Paul Celan aurait procuré au film une trajectoire plus consistante, à défaut d’être moins antagoniste. Or l’écriture de Bachmann, que von Trotta cite finalement assez peu, a toujours été suffisamment aiguisée et dramatique pour ne pas avoir besoin de chicanes de cuisine.(Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Vice Studios

SUPERPOWER
Sean Penn et Aaron Kaufman  |  États-Unis  |  2023  |  115 minutes  |  Berlinale Special Gala

Superpower est un documentaire sur la guerre en Ukraine coréalisé par Sean Penn et produit par Vice News. Et rien de ce film ne parvient à dépasser les préjugés que cette première phrase devrait évoquer. Il s’agit d’une œuvre d’une vanité surréaliste, sur un acteur plus ou moins déchu arborant des lunettes d’aviateur à Kyiv quelques heures avant que la capitale ne soit bombardée pour la première fois par l’armée russe le 24 février 2022 dernier. Penn, qui s’y trouvait en compagnie du coréalisateur Aaron Kaufman (un associé régulier de Robert Rodriguez) y était déjà pour tourner un documentaire sur le personnage public, alors un peu loufoque, plus ou moins pris au sérieux, qu’était encore Zelensky à l’époque, l’ancien acteur, humoriste et clown de la télévision russophone. Devenu depuis personnage historique, Zelensky est bien un des intervenants de Superpower, mais il ne faudrait pas se leurrer quant à l’identité du véritable protagoniste de l’affaire.

Dans la scène d’introduction l’interprète de I Am Sam (Jessie Nelson, 2001) y est capté au fond d’un train faisant route vers la capitale pendant la nuit. Il est caché dans un recoin de wagon, assis sur le sol métallique, les jambes écartées, les bras pendants, l’allure cool d’un GI, à s’allumer une clope sous un éclairage bleu irradiant. À chaque changement de lieu, un immense carton apparaît à l’écran, suivi des longitudes et des latitudes — systématiques — comme si Penn avait voulu signer une adaptation d’un Tom Clancy sorti d’un autre temps. Et lorsque l’Hollywoodien rencontre Zelensky pour la deuxième fois et que ce dernier maintient l’importance pour l’Ukraine de recevoir au plus vite de l’armement occidental, Penn, l’air concerné, dit qu’il fera sa part. Cut to : le voilà auprès du président polonais, à lui demander d’envoyer des avions de chasse à l’Ukraine. Plus patriotique encore : lorsque les pilotes ukrainiens les mieux décorés débarquent à Washington pour plaider la cause de leur pays, Penn les rencontre, filmé en train de les admirer, puis à les inviter ensuite à une projection de Top Gun: Maverick (Joseph Kosinski, 2022). Le geste est évidemment compréhensible. On imagine bien que les salles de cinéma d’Ukraine n’ont pas diffusé la fable de Tom Cruise, mais tout est dans la manière, reluisante, précipitée, caméra à l’épaule, objectif à la hauteur de la taille pour faire de Penn et des autres des titans, hommes d’action toujours sur le vif, comme une sorte de parodie de Michael Bay en mode snuff où il importait plus que tout de montrer à quel point Penn s’est dirigé vers l’épicentre.

En cela Superpower est un monument à l’idiotie interventionniste étasunienne, à sa prétention de cowboy mythologique, à sa fausse vertu de bons sentiments à la recherche d’une « good war » qui serait aussi parfaitement manichéenne que ses héros parfaits. Sean Penn se filmant en sauveur, insistant à s’approcher du front équipé d’un petit couteau, voilà bien une nouvelle catégorie tragico-médiatique pour parler d’un film si mauvais qu’il en serait loufoque si ce n’était du sérieux évident de son sujet et l’outrancière utilisation d’images de violences meurtrières qui mènent le dernier acte de Superpower, alternant entre les horreurs de la guerre et des portraits d’Ukrainien·ne·s anonymes capté·e·s dans un golden hour publicitaire. L’ensemble nous rappelle  pour une énième fois en deux heures qu’il s’agit d’un film de propagande de mauvais goût, réfléchi par un gérant d’estrade ayant décidé de payer une équipe pour le suivre tenter d’être un allié fiable de Zelensky et de son peuple, seuls véritables héros d’une histoire toujours en cours et que l’incroyablement plus émouvant In Ukraine (Piotr Pawlus et Thomasz Wolski, 2023) présenté au même festival raconte bien mieux. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Limerencia Films

TÓTEM
Lila Avilés  |  Mexique / Danemark / France  |  2023  |  95 minutes  |  Compétition

« Le temps est cyclique dans la culture mésoaméricaine » dira l’une des invitées à la fête (d’adieu) de Tona, un jeune peintre atteint d’un cancer en phase terminale, et cela réfère en quelque sorte à l’essence du film, qui s’affaire à tresser une boucle aérienne entre la vie et la mort, qu’il fait cohabiter dans un espace chaleureux, mais fragile, où règne l’entraide et la camaraderie familiales. Le drame s’avère ainsi touchant, sans être sirupeux, profitant d’un réalisme émotionnel et esthétique (gracieuseté d’une caméra à l’épaule intimiste) qui sonne toujours juste. Concentré lors d’une seule journée, du matin au crépuscule, durant laquelle se déroulent les préparatifs frénétiques, puis la fête en l’honneur de Tona, le récit du film privilégie d’abord la perspective infantile, celle de Sol, sa fille (adorable Naíma Sentíes), une enfant curieuse, et anxieuse de revoir son père, qui s’est cloîtré pour qu’elle n’ait pas à assister au spectacle de sa déchéance.  

L’œuvre nous place initialement dans une posture exploratoire à l’égard d’un monde qu’on découvre avec candeur, où les questionnements naïfs à propos de la mort (« Papa va-t-il mourir ? », « Quand est-ce que va se produire la fin du monde ? ») ne parviennent jamais à sectionner le lien direct à la vie que tisse le film, celui d’une famille (qui essaime dans la grande maison où sont réuni·e·s pour l’occasion frères et sœurs, tantes, nièces, cousins et grands-parents), mais aussi celle de la faune locale (les bêtes se multiplient à l’écran : fourmis, chats, limaces, chiens, mantes, perroquets et scorpions servent tous à évoquer de façon vaporeuse l’atmosphère du moment). L’utilisation judicieuse d’un espace de tournage restreint, qui se décline dans une variété impressionnante de décors d’apparence singulière, permet alors d’évoquer un univers qui nous dépasse, un univers où il y a toujours quelque chose de nouveau à découvrir. La diégèse se présente conséquemment comme un monde de cloisons, moins carcéral qu’invitant, où on frappe à la porte pour qu’on nous ouvre, où on se tient dans l’embrasure pour écouter les adultes et découvrir leurs secrets, où on franchit le seuil pour s’immiscer à de nouvelles réalités (celle du vin, notamment, qui goûte comme le sang). Le film nous propose en somme l’expérience de la vie en germe, qui s’épanouit devant nos yeux (celle de Sol), puis se flétrit dans le personnage de Tona, dont la douleur est palpable, dont la maigreur est cadavérique, dont le parcours laborieux à la rencontre de ses pairs se fait sentir de manière épidermique, et dont l’expression finale, à la croisée de la joie et de la tristesse démontre parfaitement l’émotion ambiguë que le film vise à nous faire ressentir face à tant d’amour déployé pour conjurer l’avancée inexorable de la mort.

Tótem est un film sur le « care », mais plus largement sur le caractère réconfortant, tactile, parfois abrasif, mais toujours vibrant de la proximité interpersonnelle. C’est un film dont la texture même évoque l’essence de l’humanité, dont on ressent chaque heurt microscopique comme une déflagration, chaque questionnement comme un exercice métaphysique transcendant, chaque caresse comme une étreinte chaleureuse, chaque étourderie comme une charmante errance, chaque démonstration d’amour comme un rempart contre l’oubli, tel que démontré par la peinture que livre Tona à sa fille, et qui contient une représentation de tous ses animaux préférés. Tótem, c’est un film de maisonnée, où l’on s’immisce moins comme un invité que comme un témoin privilégié de ce que peut constituer une humanité maillée, à la vie, à la mort. (Olivier Thibodeau)

 

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Article publié le 22 février 2023.
 

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