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Fantasia 2023 : Partie 5

Par Alexandre Fontaine Rousseau, Jean-Marc Limoges et Olivier Thibodeau

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prod. SRH

HUNDREDS OF BEAVERS
Mike Cheslik  |  États-Unis  |  2023  |  108 minutes  |  Fantasia Underground

Les 108 minutes de Hundreds of Beavers ne sont certes pas justifiées, surtout au vu du caractère répétitif de la partie médiane, embourbée jusqu’aux genoux dans les poncifs de la narration de style jeux vidéo (nous y reviendrons), mais il s’agit néanmoins d’une œuvre à voir absolument. D’une œuvre jubilatoire, conçue et fabriquée avec une passion et une inventivité qui crèvent l’écran à chaque instant. Pour reprendre les mots du grand thaumaturge du cinéma indépendant canadien, Guy Maddin, le film est «steroidally swollen with gags and smarts». Voilà une description qui traduit assez bien l’expérience de visionnage du film, qui se profile comme une suite ininterrompue d’idées de mise en scène saugrenues, mais parfaitement réussies, exécutées avec un savoir-faire artisanal qui fait envie.

Après s’être intéressés au cinéma d’aventure classique avec l’amusant Lake Michigan Monster (2018), Mike Cheslik et Ryland Brickson Cole Tews (la vedette du présent film) créent ici une œuvre encore plus hybridée, inspirée tout autant par le cinéma muet (d’aventures nordiques et de comédie burlesque) que par les cartoons de Tex Avery et les jeux vidéo rétro. L’action se déroule dans l’Amérique des premiers colons, alors que Jean Kayak, un vendeur de cidre aux airs de frat boy éméché, ruiné par des castors affamés venus voler ses fûts pour en faire des fusées (à la Donkey Kong Country), devient trappeur pour regagner sa fortune perdue, mais aussi pour obtenir la main de la fille du marchand grognon qui lui achète ses peaux (de castor, bien sûr).

Il serait futile d’énumérer tous les gags savoureux et minutieusement chorégraphiés que le film enchaîne (incluant des myriades de variations sur le massacre des castoridés et les douloureuses tribulations d’un héros élastique). Il suffit de dire que l’imaginaire fertile des plus grands scénaristes de cartoons trouve ici une incarnation physique miraculeuse, grâce au concours alchimique d’une photographie noir et blanc pittoresque, de magnifiques costumes en peluche, d’effets numériques brillamment exploités et d’écrans verts subreptices. Tout semble possible dans Hundreds of Beavers, tout ce que l’esprit fiévreux des auteurs peut concevoir.

L’influence des jeux vidéo se fait aussi beaucoup sentir. En effet, puisqu’il s’agit ici d’un film muet sans intertitres (ou presque), tout doit toujours être immédiatement intelligible, d’où l’utilisation des mimiques caricaturales des personnages de dessins animés, de ponctuation flottante au-dessus de leurs têtes, et d’une vaste signalétique propre au divertissement numérique (comme les compteurs de morts, les mappemondes animées et les interfaces d’achat). On note d’ailleurs que, si la musique qui accompagne les visites du protagoniste chez le marchand semble directement calquée sur celle de Zelda: Ocarina of Time, toute la logique de progression narrative par items interposés lui est également tributaire. C’est à ce titre que le développement du récit semble parfois excessivement mécanique, du moins lors de la période de «chasse», où Jean se promène entre les différents lieux indiqués sur la cartes pour rejoindre diverses sections où il pourra tuer des castors afin d’acheter des armes qui lui permettront de tuer plus de castors, ad nauseam. En comparaison, la scène d’attaque finale contre la «forteresse du mal» que constitue le barrage des rongeurs est un joyau absolu de mise en scène d’aventure DIY, évocateur d’un mélange profane entre les stealth platformers, le cinéma d’action et le gore-fu. De quoi s’enivrer complètement au goulot de cette bouteille sans fond d’applejack postmoderne. (Olivier Thibodeau)

Prochaine projection : 31 juillet à 11h45 (Salle J.A. DeSève)

 


prod. Palabres 

IRLANDE CAHIER BLEU
Olivier Godin  |  Québec  |  2023  |  83 minutes  |  Camera Lucida

Le première chose que l’on peut dire au sujet de cet Irlande cahier bleu, c’est qu’il s’agit d’un film d’Olivier Godin. Cela relève de l’évidence dès la première réplique prononcée. Cela saute aux yeux dès la première image. Ça se sent dans le grain de la photo, dans la lueur des éclairages, dans la cadence des phrases, dans la teneur du récit. Il n’y a que le réalisateur des Arts de la parole (2016) pour nous raconter l’histoire d’un pompier poète cherchant à faire garder sa fille afin de pouvoir participer aux matchs de basketball de son équipe, qui vient tout juste de commencer à boire, mais cherche déjà à arrêter et qui refuse d’employer toute forme de ponctuation dans ses rapports, au grand dam de sa supérieure, qui refuse pour sa part de lui donner congé.

Cette histoire de ponctuation est d’ailleurs une belle métaphore de la méthode Godin, selon laquelle adhérer aux règles conventionnelles de l’écriture n’est pas mal en soi, mais peut certainement devenir un peu ennuyant à la longue. En Ducarmel, poète pompier qui n’emploie pas la rime alors que cela semble pourtant plaire à tout le monde, Godin trouve un alter ego particulièrement sympathique: un outsider qui n’en fait qu’à sa tête, non pas pour faire chier les autres, mais parce qu’il ne peut au fond pas faire autrement. Ce qu’aime le plus Ducarmel, ce sont les poèmes dont les conclusions surprennent. Il en va de même pour les films de Godin, qui déposent ici et là des idées inusitées sans nécessairement sentir le besoin de les justifier. D’où cette laitue, qui se trouve sans doute sur le terrain lisse d’un court de basketball pour la beauté du geste.

Le cinéma de Godin est porté par ces images, par ces idées qui prolifèrent et trouvent refuge dans les interstices d’une mise en scène aérée où la coupe n’arrive jamais exactement là où on l’attend, où le temps se déploie toujours autrement. Cette poétique particulière que le cinéaste québécois développe depuis ses premiers courts métrages s’est peaufinée petit à petit, pour trouver dans Irlande cahier bleu son expression la plus aboutie à ce jour. Peut-être est-ce l’habitude, la familiarité qui s’installe. Mais la méthode Godin semble ici plus naturelle, plus assumée que jamais. Elle a gagné en confiance, sans perdre de sa spontanéité. Elle est toujours aussi foisonnante, mais peut-être un peu plus posée. C’est à croire qu’à force de faire des films à sa façon, sa voix s’affirme. Qui l’aurait cru.

Mais peut-être cette idée «d’aboutissement» n’est-elle pas la bonne, justement, pour parler d’une œuvre célébrant le parcours d’un poète pompier qui refuse d’employer la ponctuation afin de clore ses phrases. Peut-être vaut-il mieux ne pas tenter d’enfermer la cinéma de Godin dans cet espèce d’idéal de la clôture, de la finitude, alors qu’il s’amuse lui-même à faire sauter ses propres bornes. S’il y a bien une leçon à tirer de ce cinéma qui ne cherche pas à en donner, c’est que l’art est allergique à l’idée même de limites et qu’il prospère dans la liberté, loin des règles normatives de la grammaire traditionnelle.(Alexandre Fontaine Rousseau)

Vainqueur du prix AQCC/Camera Lucida

 


prod. Europe Kikaku / Tollywood

RIVER
Junta Yamaguchi  |  Japon  |  2023  |  82 minutes  |  Compétition Cheval noir

Junta Yamaguchi nous surprend cette année avec… un autre film constitué d’une boucle temporelle infinie? Après l’excellent Beyond the Infinite Two Minutes (2020), où les propriétaires d’un café kyotoïte s’amusaient à tester les possibilités d’un écran leur permettant de voir deux minutes dans le futur, le nouveau réalisateur chouchou de Fantasia  il fallait voir l’enthousiasme de la foule réunie à l’Auditorium pour la projection  déplace l’action dans le pittoresque village balnéaire de Kibune, au nord de l’ancienne capitale impériale. Réutilisant l’adorable troupe d’acteur·ice·s de son film précédent, il les installe dans une petite auberge au bord de la rivière, laquelle se retrouve mystérieusement coincée dans une boucle récurrente de deux minutes après que la protagoniste, une jeune serveuse, ait prié la divinité aquatique locale d’arrêter le temps pour garder à ses côtés le cuisinier dont elle est amoureuse. Mais est-ce vraiment sa faute? La rupture spatio-temporelle ne pourrait-elle pas être le fruit des vœux formulés par les deux jeunes hommes d’affaires endettés qui séjournent à l’hôtel, par l’écrivain cloîtré en manque d’inspiration ou le serveur anxieux de rencontrer le copain de sa fille, tous désireux de rester dans le moment présent?

Contrairement à Beyond, River n’est pas fait que d’un seul plan-séquence, et le réalisateur nous le révèle d’emblée grâce à une scène d’introduction au montage ultra-rapide qui permet d’établir le background, mais aussi la localisation des personnages via un dynamique chassé-croisé qui évoque d’emblée l’idée de flot que sous-entend le titre. Qu’à cela ne tienne, c’est le cadre mobile qui reste au cœur de sa mise en scène, tels qu’en témoignent les mouvements de caméra virtuoses effectués par un opérateur qui s’immisce jusque dans les espaces les plus exigus à la suite de personnages nerveux qui s’empressent de se réunir à chaque cycle à partir de leur «position initiale». On note à ce titre l’incroyable puissance scénographique du décor central, avec ses multiples corridors interconnectés et ses cloisons mobiles, énième exemple de l’inégalable potentiel des maisons japonaises pour la mise en scène cinématographique. Or, c’est grâce à ce décor, mais aussi à la position stratégique qu’occupe la protagoniste à chaque redémarrage  debout à l’intersection de six issues distinctes  que Yamaguchi parvient à varier ses séquences malgré le handicap narratif que représente le retour continuel au même point. Et à prouver de nouveau, par son succès, l’incroyable talent de chorégraphe qu’il possède.

Yamaguchi réitère également son statut de brillant ironiste, dont l’humour savoureux tire ici profit des dogmes de l’étiquette japonaise: l’empressement des serveur·euse·s à satisfaire la clientèle (il faut tout de suite apporter du saké tiède aux convives et des condiments pour leur riz, qui ne cesse de réapparaître), leur pudeur protocolaire (à l’égard d’un client au bain, qui fait systématiquement irruption dans le corridor avec une serviette autour de la taille et du shampoing dans les cheveux), et le désir chaste et indicible de Mikoto, source de toute l’affaire. C’est surtout une autre production parfaitement sympathique et charmante qu’il nous propose avec River, où le potentiel chorégraphique de son concept fétiche est exploité avec une surprenante inventivité. On sent néanmoins que les possibilités s’amincissent pour ce nouvel auteur scintillant, qu’on espère revoir bientôt, mais avec une nouvelle prémisse comme canevas pour ses désormais célèbres variations. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Common Knowledge Films / Virtual Insurance Films

WITH LOVE AND A MAJOR ORGAN
Kim Albright  |  Canada  |  2023  |  92 minutes  |  Septentrion Shadows

C’est avec un film à la prémisse simple (notre charmant monde moderne, où nos relations sont régulées par notre téléphone, est peuplé d’impassibles sans-cœur [1]), au scénario un tantinet naïf (les vertus de «Life Zapp», une application dont on a besoin pour confirmer ce que l’on pense et ressent, nous sont platement expliquées par la voix enjouée d’un animateur radio), contenant quelques scènes à l’humour surfait (avoir un cœur signifie saluer les étrangers, flatter les ti-pitous, caresser les arbres, déambuler dans les bulles) et aux aphorismes parfois insipides («une application ne peut pas créer l’amour», «deux parents brisés vont engendrer un enfant brisé») — que Kim Albright fait son entrée dans le long métrage.

Anabel (Anna Maguire), dont le cœur est à prendre (encore une fois littéralement), est une artiste peintre un peu brouillonne travaillant dans un bureau carré où elle tourne les coins ronds pour arrondir ses fins de mois. Avec ses vêtements souillés, ses cheveux crépus et sa peinture dans la figure, elle ne fitte visiblement pas dans cet univers propret et décoloré. Elle vit seule. Elle a besoin d’amour. Elle veut rencontrer quelqu’un. Être heureuse. Mais tout le monde la malmène (sa psy, sa boss, le bus). Dans un parc, sous la bruine, elle rencontre George (Hamza Haq) à qui elle finira — sans qu’on ne comprenne trop bien ce qu’elle peut trouver à ce pâlichon fils à maman — par donner son cœur (littéralement, toujours) comme on lance une bouteille (ou une cassette) à la mer. 

C’est d’ailleurs ce pivot qui rend l’édifice bancal : apprenant la mort de sa mère, dont elle a vainement essayé de se rapprocher, Anabel suit le nombre et s’arrache le cœur (oui, oui) — ce sont d’ailleurs ces moments (ceux lors desquels les protagonistes se défont de leur organe) qui sont les mieux réussis — puis le donne à l’homme dont elle veut être aimée en dépit de tout (et par dépit de la vie). Mais s’en est-elle défaite pour ne plus être triste ou pour que, lui, soit heureux ? La motivation n’est pas claire. En revanche, l’étape précédant de peu la résolution finale contient un intérêt (qui aurait toutefois gagné à servir de question inaugurale) : si l’impassible George garde son cœur, il ressentira enfin les choses... mais aussi la culpabilité de lui en priver. Avoir un cœur, c’est aussi le risque de le voir se briser.

Certes, cette sympathique dystopie contient quelques répliques savoureuses (« je lis les nouvelles de la veille afin de savoir si tout s’est bien passé ») et offre plusieurs moments de grâce (le « centre de libération émotionnelle », les robotiques messages enregistrés pour annoncer les plus tragiques nouvelles, le salon funéraire avec ses « accros au deuil »). Elle orchestre une mise en scène audacieuse quoique maladroite (la danse au musée) et propose un traitement cinématographique assumé (alternance de gros plans et de plans larges, symétrie et asymétrie des cadrages, désaturation de la couleur, jeux de lumière baroques, plan-séquence, entorse à la règle des 180°, jumpcuts, désynchronisation de l’image et du son — les assiettes lancées contre le mur sur les Arabesques de Debussy : sublime !). Mais l’ensemble peine à nous émouvoir.

Tiens ! Tiens ! Si le cœur de la mère est une « pelote », si le cœur du père est un « coquillage », si le cœur de la fille est une « lanterne »... le nôtre est sans doute un congélateur. C’est une métaphore, bien sûr. (Jean-Marc Limoges)



[1] Expression qui sera à prendre, comme toutes les autres d’ailleurs, au sens littéral.

 

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Article publié le 30 juillet 2023.
 

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