WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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RIDM 2021 : Partie 2

Par Mathieu Li-Goyette, Olivier Thibodeau et Maude Trottier


prod. Burn the Film Production House

A RIVER RUNS, TURNS, ERASES, REPLACES
Shengze Zhu  |  États-Unis / Chine  |  2021  |  87 minutes  |  Espaces humains

*En salle le 19 novembre à 18h00 (du Parc) et en ligne du 22 au 25 novembre.

Le nouveau film de Shengze Zhu semble fuir son précédent, Present. Perfect. (2019, Tigre d’or à Rotterdam et gagnant de la Compétition internationale aux RIDM), film de found footage récolté sur de multiples canaux de vlogueurs chinois se filmant au travail, baignés dans la solitude de leur participation industrielle à l’Empire, avec comme seul réconfort celui d’être parfois épiés par une myriade d’inconnus les accompagnant dans leur charge quotidienne. Ce nouveau film commence donc de la même manière que se comportait le précédent, avec des images récupérées plutôt que filmées, en l’occurrence celle de la commémoration du 4 avril 2020, quand la Chine décide de rendre hommage aux victimes de la COVID-19. Les sirènes retentissent, les klaxons hurlent, trois minutes durant, pendant que seule l’interface de l’image, avec sa date, son vernis numérique, son angle surtout, nous disent qu’il s’agit là de l’une de ces fameuses caméras de surveillance qui font la silhouette orwellienne du pays.

C’est la seule image récupérée du film (quoique…), plantée dans un quartier fréquenté de Wuhan qui pourtant semble fantomatique. Toutes les images qui suivront, montées à rebours (les premières images du film sont les plus récentes et les dernières les plus anciennes), donnent à voir le sort d’une ville qui était déjà névralgique, mais qui est devenue depuis mondialement connue pour être le point de départ de la pandémie, chef-lieu de la contamination, alors que Wuhan c’était déjà bien d’autres choses. À commencer par sa position en bordure du Yangzi, sa modernisation accélérée des dernières années, cette ville portuaire, stratégiquement située dans l’amont d’un fleuve qui se jette 500 kilomètres plus loin dans la Mer Jaune après être passé à travers Shanghai, est devenue davantage qu’un arrêt pour les navires qui transitent à travers toute la Chine continentale : une cumulation de projets immobiliers gargantuesques, la construction d’un nouveau pont moderne qui sert de fil conducteur au récit, comme si Zhu faisait à la fois le récit officiel d’un développement urbain en même temps qu’elle en montre l’officieux de sa surenchère intrinsèque (comme tous ces immeubles pas si vieux mais désaffectés… d’où elle filme les immeubles flambant neufs en train d’être construits).

Ce nouveau film de Zhu est ainsi plus narratif que son précédent (qui l’était mais par défaut, travaillant une narration de l’ennui et de la vanité) alors qu’ici la cinéaste demeure concentrée sur des trames affectives qui ne se résolvent jamais autrement que dans l’image et le montage (plutôt que dans l’élégance d’un dispositif ou d’un discours théorique). Au contraire, la narration repose plutôt sur de bouleversantes lettres, envoyées par des exilés de Wuhan écrivant à leur famille restée là-bas pendant que le virus gagnait ses premiers combats. Ce qu’il faut savoir aussi du nouveau film de Zhu, et ce qui explique son montage à rebours, c’est que le projet était déjà pratiquement terminé lorsque la pandémie a été déclarée, que la cinéaste a ainsi retravaillé son film en post-production, affinant un décalage fantomatique entre le temps du montage et le temps du tournage qui n’est pas non plus sans rappeler la démarche de son film précédent, comme un film de self-found footage tourné avec des images de sa ville natale que jamais elle n’aurait cru employer finalement dans une ciné-lettre aux tels atours apocalyptiques.

A River Runs, Turns, Erases, Replaces, comme les rushes d’un film tourné pendant des années et qui se transforme totalement une fois parvenu au montage, comme les images de ces individus « d’avant » qu’on observe errer, flâner, discuter, dans un décor urbain titanesque, théâtre du compte à rebours de la pandémie et de cette bulle immobilière qui n’en finit plus d’être le baromètre de l’appétence hypercapitaliste de la Chine d’aujourd’hui. (Mathieu Li-Goyette)

*Critique publiée une première fois dans notre couverture de la Berlinale 2021

 


prod. BBC Films, Doc Society, Halcyon Pictures

COW
Andrea Arnold  |  Royaume-Uni  |  2021  |  94 minutes  |  Forces du vivant

*En salle le 16 novembre à 18h30 (Musée).

Film de la sensation, au sens que Martine Beugnet donne à ce terme, désignant les films qui insistent sensuellement sur les textures et les matières, le premier documentaire d’Andrea Arnold n’est pas si différent de ses films de fiction : il portraiture un sujet en nous donnant à comprendre les contradictions de sa vie, dans des images gorgées de percepts. Que le sujet en l’occurrence soit une vache pose toutefois d’intéressantes questions, éthiques et cinématographiques. À quel point peut-on « anthropomophiser » l’animal à l’aide d’un récit qui s’inspire de la téléologie humaine ; comment rendre grâce à la vie de l’animal, à son altérité radicale ?

C’est par le truchement d’une caméra qui ruse de tactilité, qui scrute tout autant qu’elle endosse le point de vue de l’animal qu’Arnold se saisit très habilement de ces questions. Ainsi l’on suit la vie de cette vache dans le quotidien de l’étable, une vie pénible, assujettie, réglée par une productivité sans relâche qui règle aussi les humains, caractérisée également par la procréation. De nombreux regards-caméra insistent sur cette dimension trouble : ce qui nous regarde n’est pas humain, ce qui nous regarde est vivant, ce qui nous regarde nous parle d’une souffrance dans laquelle nous pouvons nous projeter tout en nous renvoyant à une intériorité qui nous reste inaccessible. On peut alors très bien parler d’une empathie construite par la caméra et d’une critique du système d’exploitation, mais c’est aussi parce que ces dimensions se donnent à travers une phénoménologie dense, lente, temporalisée que Cow permet de poser des questions spéculatives très larges et ce, sans jamais tomber dans le jugement clos. En effet, non seulement le temps du film embrasse un pan de vie de l’animal, en remettant en question les a priori de notre regard et de nos vies d’humains, mais plusieurs motifs viennent superposer les temporalités en les faisant se mettre en perspective. Pensons par exemple à cet avion que l’on saisit depuis le point de vue de la vache, la journée passée dans le champ faisant brèche dans le continuum infernal de l’exploitation fermière, la présence toujours en second plan des humains, les captations de jour et de nuit comme une remise en question du temps réglé de la production qui pourrait bien être celui de nos existences. L’utilisation de la musique, dont on pourrait penser au départ qu’elle est intradiégétique par sa mise en son, instaure également une ambiguïté porteuse. Très choisie et ouvertement féminine, elle donne lieu tantôt à de l’ironie, tantôt à de la mélancolie, en rejouant la tension entre les niveaux du regard porté sur l’animal et le regard de l’animal. Avec ce premier documentaire, Arnold approfondit de façon très convaincante ce qui habitait déjà sa fiction, à savoir un désir d’éclairer de l’intérieur des subjectivités sociologiquement enclavées de manière tout autant critique que dûment cinématographique. (Maude Trottier)

 


prod. Vertov SIA, Hypermarket Film, ARTE, Vertov Studio

GORBACHEV. HEAVEN (GORBATCHEV - EN APARTÉ)
Vitali Manski  |  Lettonie/République tchèque  |  2021  |  100 minutes  |  Éprouver le réel. Une rétrospective de Vitali Manski

*En salle le 15 novembre à 18h00 (Musée) et en ligne du 18 au 21 novembre.

Dans une villa reculée, cachée de la vue par de grandes haies, enveloppé par le silence qui règne dans de grandes pièces sombres où les quelques rayons du soleil levant éclairent un vieux chat malingre, Mikhaïl Gorbatchev regarde des vidéos de sa gloire passée. C’est une mise en scène sans doute, mais c’en est une belle, surtout que son théâtre, cette luxueuse demeure placardée des souvenirs de sa femme défunte, est un cadeau offert par les représentants de diverses nations libérées au moment de l’effondrement de l’Union soviétique. Dernier président de l’URSS (de mars 1990 jusqu’à sa démission le 25 décembre 1991, date de la dissolution de l’Union), Gorbatchev est surtout connu pour ses politiques économiques libérales, démocratiques et décentralisatrices, impopulaires auprès de la ligne dure du parti unique. Sous sa présidence, onze républiques socialistes soviétiques (dont la Géorgie, l’Ukraine et le Kazakhstan) ont déclaré leur indépendance.

Selon le réalisateur Manski, il n’y a jamais eu de démocratie en Russie, sauf sous Gorbatchev. Mais qu’en est-il du « dictateur » Poutine, dont l’image sature le cadre, sur la télévision qui joue en arrière-plan ou dans les reflets de celle-ci qu’on retrouve dans les miroirs ? Qu’en est-il du statut actuel du rêve socialiste ? Quelle est la place que réservera l’histoire russe à l’artisan de la glasnost ? Ces questions sont abordées ici dans des joutes oratoires corsées entre Manski et l’ex-homme d’État nonagénaire, mais extrêmement vif, qui corrige les citations poétiques du cinéaste et l’invective pour avoir suggéré qu’il était responsable de la dissolution de l’Union. Si Gorbatchev a parfois l’allure d’un grand homme à l’écran, il n’en est pas moins un homme brisé par l’âge. La caméra cadre d’ailleurs l’ensemble de ses laborieux efforts pour atteindre sa marchette à partir du fauteuil ou pour descendre les quelques marches disséminées çà et là dans sa maison. C’est un portrait crépusculaire que brosse en somme Manski, se cantonnant surtout à des intérieurs clairs obscurs et à l’exploration de souvenirs nostalgiques, crépuscule d’un homme d’État, mais surtout de l’idéal démocratique qu’il représente.

D’un accord plutôt collégial, les deux interlocuteurs décrivent l’impulsion démocratique en Russie comme une forme d’onanisme, c’est-à-dire comme la poursuite d’une gratification anormale. La démocratie serait étrangère à la nature russe. Dur constat, évoqué d’entrée de jeu, et autour duquel se développe une narration qui oscille entre l’espoir et le cynisme. Et d’où résulte un film triste, qui nous renvoie le spectre de notre propre démocratie déliquescente, mais qui nous propose néanmoins une lueur d’espoir en cet accès privilégié, intime, inespéré à l’une des figures-clés de l’histoire contemporaine. Un homme qui, même s’il répond souvent de façon évasive aux questions, fait preuve d’une rare transparence en se prêtant si volontiers au jeu du cinéaste. On doute fort qu’un ex-dirigeant états-unien en aurait fait autant. Et il devient alors profondément ironique de constater qu’il nous faut traverser l’ancien rideau de fer pour qu’un ex-dirigeant soviétique puisse enfin nous parler de démocratie sans détour. (Olivier Thibodeau)

 


Ikebana :: prod. Rita Ferrando, Lily Jue Sheng

DES MATINS DE PLANTES ET DE POLITIQUE : APERÇU DU PROGRAMME NO 2

*En salle le 13 novembre à 21h15 (CQ) et en ligne du 14 au 17 novembre.

IKEBANA
Rita Ferrando, Lily Jue Sheng  |  Canada  |  2021  |  13 minutes  |  Dialogues entre les arts

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SAME/DIFFERENT/BOTH/NEITHER
Adriana Barbosa, Fernanda Pessoa  |  Brésil/États-Unis  |  2020  |  19 minutes  |  Territoires hantés

Des travellings caressants sur les feuilles foisonnantes des plantes du salon. À la radio, l’annonceur relate le scandale provoqué par le « Et alors ? » de Jaïr Bolsonaro à propos des 5 000 morts brésiliens de la COVID. « Matins de plantes et de politique » : c’est la mention manuscrite qui apparaît à l’écran pendant cette séquence éthérée, tournée en 8 mm à São Paulo vers la fin du mois d’avril 2020. « Je me disais que tu aimerais voir la ville où tu habitais autrefois. Au revoir, mon amie », rajoute la cinéaste Fernanda Pessoa, qui, grâce aux traces écrites qui accompagnent les images, confirme la nature épistolaire de sa relation avec Adriana Barbosa. Cette dernière lui répond ensuite avec son propre journal filmé, qui s’apparente plutôt au video art des années 80, et narre sa découverte de Los Angeles dans l’ombre du président Trump, dont l’équipe fait jouer la chanson Live and Let Die durant une visite dans une usine de masques sanitaires. L’échange se poursuit ensuite au mois de mai alors que les deux autrices captent diverses danses sur divers supports : danse de l’aliénation quotidienne ou danse des bulldozers brésiliens, danse des manifestants BLM ou danse des futurs basketteurs sur les trottoirs angelins. Éloignées par 10 000 kilomètres, les deux amies usent ainsi de leur imagination pour cristalliser et métaphoriser un certain malaise social et politique à l’aide d’images anodines, dotées grâce au format d’une facture rétro attrayante. Same/Different/Both/Neither constitue à ce titre l’antidote parfait à l’échange Zoom, imposé comme standard pendant la pandémie, et dont on transcende ici la simple valeur d’usage par la puissance d’évocation d’un art intime apparenté à celui de Joyce Wieland ou d’Yvonne Rainer.

Ikebana propose lui aussi un dialogue entre deux artistes, la cinéaste Rita Ferrando et l’animatrice et collagiste Lily Jue Sheng, dont les voix concertées sont sources d’une autre merveille artisanale de facture rétro. Caractérisée par une bande sonore planante où brille le  synthétiseur enivrant de Casey MQ, par une narration sensuelle en voix off, par une série de collages pop-cubistes et par une douce surenchère de vignettes florales, l’œuvre constitue une expérience infiniment apaisante pour le spectateur; elle constitue surtout un objet de fascination quasi archéologique au vu de sa facture distinctement archaïque. Prenant pour sujet l’art japonais de la composition florale, les deux autrices en respectent le principe de base voulant qu’il représente la simultanéité du passé, du présent et du futur, créant pour ce faire une ambiance ésotérique et légèrement psychédélique qui évoque les vidéos d’art et d’essai des années 70. Les sujets humains du film s’inscrivent eux aussi dans une sorte de mouvance rétrospective : des dames d’un autre temps, praticiennes de l’ikebana, qui s’affairent dans une salle d’exposition au look d’époque, avec des murs en blocs de maçonnerie bardés de boiseries. La parade des arrangements floraux sur fonds monochromes complète quant à elle parfaitement la valse anesthésiante des images, des sons et des textures de cet opus mineur et doucement harmonieux. (Olivier Thibodeau)

 

PARTIE 1
(By the Throat, Des voisins dans ma cour,
Ëdhä dädhëchą | Moosehide Slide, Futura, Le kiosque)

PARTIE 2
(A River Runs, Turns, Erases, Replaces, Cow, Gorbachev. Heaven,
Ikebana, Same/Different/Both/Neither)

The Gig Is Up

PARTIE 3
(Canards errants, El cielo está rojo, Dida, Eastwood)

PARTIE 4
(A Night of Knowing Nothing, Animal macula, Babushka, Kal Fatemeh,
Little Palestine, Diary of a Siege)

PARTIE 5
(DƏNE YI'INJETL | The Scattering of Man, Les Enfants terribles,
Je me souviens d'un temps où personne ne joggait dans ce quartier, Objetos rebeldes)

PARTIE 6
(Gabor, Ostrov - Lost Island, Zo reken)

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Article publié le 13 novembre 2021.
 

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