WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Slamdance 2023 : Pour une démocratisation de la cinéphilie

Par Simon Laperrière

Depuis sa création en 1995, Slamdance s’oppose corps et âme à la gentrification du cinéma indépendant à l’échelle mondiale. Partageant ses dates avec Sundance, il est au festival fondé par Robert Redford ce que la Semaine de la critique est à la Sélection officielle de Cannes. Il joue un rôle similaire à cette section parallèle, soit de promouvoir des œuvres injustement boudées par certains comités de programmation. Tandis que Sundance semble prêt à tout pour conserver son titre de rendez-vous majeur de l’industrie, Slamdance se moque des vedettes, des statuts de première et de la course aux Oscars. Sa seule règle: ne considérer que des films réalisés avec un budget de moins d’un million de dollars. Il devient ainsi une terre d’asile pour ces productions artisanales, imparfaites mais courageuses, qui osent expérimenter au lieu de séduire un public cravaté.

Soyons honnêtes, le rôle de Slamdance s’avère essentiel à la santé du septième art. Il nous rappelle qu’un cinéma existe en dehors du circuit professionnel. Mieux encore, le festival défend ces individus qui tournent malgré tout, sans se plier aux modèles dominants. La création anarchiste a comme visée d’ébranler des idées convenues parce que convenables, exhibant alors tout un champ de possibles. Certes, les résultats ne convainquent pas toujours, mais tel est le principe de l’essai et de l’erreur. Au diable la perfection, on retient toujours plus d’un accident de parcours que d’un sentier battu. En prenant elle-même des risques, la programmation de Slamdance dénonce cette bienséance festivalière qui préfère les valeurs sûres aux voix émergentes. Quiconque recherche le nouveau cinéma y trouvera son compte.

2023 marquait l’attendu retour en présentiel des festivals hivernaux. Alors que Park et Salt Lake City s’apprêtaient à accueillir à nouveau un public cinéphile, les organisateur·rice·s des événements ont conjointement décidé de maintenir leur édition en ligne. Ce choix s’explique par la volonté à favoriser l’accès à la majorité des films sélectionnés. Ce qui relevait de la survie au cours des années pandémiques est devenu une initiative salutaire. Sundance et Slamdance ont ainsi reconnu que les abstent·e·s n’ont pas forcément tort. Il n’est pas donné à tou·te·s de fréquenter un festival, et ce, peu importe la raison. Une offre numérique n’est pas qu’une béquille, mais bien le signe d’une empathie envers les réalités de différentes communautés. Si l’avènement des nouvelles technologies a donné lieu à une démocratisation de la création cinématographique, elles doivent également être mises au service de la diffusion. Remettre en cause une démarche aussi exemplaire qu’une projection hybride se fait indubitablement aux dépens des spectateur·ice·s.

Cet éloge s’accompagne toutefois d’un bémol à l’image du contraste entre les deux événements. En comparant le prix des billets de Sundance à celui de Slamdance, on remarque que l’un est loin d’être à la portée de toutes les bourses. 20 dollars américains pour une séance en ligne pour le premier contre 8 dollars pour un passeport illimité pour le second. À vous de juger.

 

CÔTÉ FILMS

L’avantage d’un festival en ligne est de suivre librement son propre agenda, sans avoir à planifier ses repas autour des projections ou encore à déterminer quelle journée nécessitera un congé de maladie. L’inconvénient tient de la difficulté à suivre convenablement l’actualité de l’événement, en se laissant guider par la promesse d’un film immanquable. Outre les conseils d’un ami (allô, Simon !), je n’avais que mes intuitions pour me repérer à travers la sélection de Slamdance. En reflétant de prime abord mes goûts personnels, ce compte-rendu s’avère aussi subjectif que lacunaire. Il est donc fort possible que j’ai honteusement manqué l’un des titres-phares de cette édition. Voilà ce qui arrive quand on obéit à son algorithme interne !

Premier constat, ce cru m’a paru un peu plus faible que le précédent. De la douzaine de longs métrages visionnés, aucun ne m’a paru du calibre d’Honeycomb d’Avalon Fast, de Retrograde d’Adrian Murray ou de Hannah Ha Ha de Joshua Pikovsky et Jordan Tetewsky. Découverts au début de l’année dernière, ces petits chefs-d’œuvre m’habitent encore aujourd’hui. Ma déception ne faisait pourtant pas obstacle au plaisir sincère de découvrir ces films que l’on ne verrait pas ailleurs qu’à Slamdance. Je pense ici aux nombreux moyens métrages qui figuraient au programme. À moins d’être signées d’un illustre nom, ces productions à la durée ingrate (égale ou inférieure à une heure) sont rarement retenues par les grands festivals. Le long doit donc son monopole à un format qui s’intègre harmonieusement dans une case horaire. Par conséquent, il est difficile d’imaginer un grand avenir pour Love Dump (2020) de Jason Avezzano, parodie hautement sympathique des romances usinées par les studios Hallmark. Même son de cloche pour l’inclassable MiND MY GOOFiNESS: The Self Portrait (2023) d’Alex Michel. Exercice impeccable de micro-cinéma, ce récit aux échos brechtiens flirte avec le paranormal pour aborder la toxicité de la vie quotidienne. Il se moque au passage de l’art visuel et du militantisme tout en regorgeant de dialogues décapants (« This kinda shit doesn’t happen to regular people, especially Black people! »). Espérons tout de même que le bouleversant Motel Drive (2023) trouvera son public. Le documentariste Brendan Geraghty dresse le portrait sensible d’une misère américaine en braquant sa caméra sur les résident·e·s d’un motel laissé à l’abandon. Suivant ses sujets sur une période de quelques années, il en vient à capturer la succession de malheurs qui frappe les délaissé·e·s du système capitaliste. Un film immense sur des gens minuscules qui s’accrochent héroïquement à leur survie.


:: Motel Drive [Brendan Geraghty]


:: Waiting for the Light to Change [Jake Rotger/Jewells Santos/Sam Straley]

Face à Motel Drive, on est en droit de se demander pourquoi une œuvre aussi poignante n’a pas eu sa première mondiale à Sundance. La même question se pose par rapport à Waiting for the Light to Change (2022) de Lihn Tran, pas tant par sa qualité mais plutôt parce qu’il correspond à une « idée » du cinéma indépendant américain. Un groupe d’ami·e·s, un chalet au bord d’un lac, un long week-end où le futur se dessine, tant d’éléments que l’on a déjà vus ailleurs et en mieux. Son traitement minimaliste un brin paresseux, par exemple, situe ce premier long quelque part entre Manchester by the Sea (Kenneth Lonergan, 2016) et la filmographie d’Hong Sang-soo. Inversement, le documentaire Space Happy: Phil Thomas and the Uncharted Zone (Louis Crisitello, 2023) célèbre l’esprit d’indépendance propre à Slamdance. L’excentrique Phil Thomas revient sur sa carrière de vidéaste amateur ayant à son actif quelques sensations virales. Si le personnage s’avère désillusionné (je me permets de remettre en cause sa prétendue notoriété), son charisme est aussi contagieux que sa passion envers l’autoproduction. Il y a quelque chose de réjouissant à suivre un créateur qui s’épanouit en dehors du paradigme industriel, entraînant avec lui une troupe de valeureux réfractaires.

Le cinéma international faisait également bonne figure cette année. Mon collègue Olivier Thibodeau a déjà partagé ses impressions tièdes sur Mascotte (2023) du Belge Remy Van Heugten. Je ne partage pas son avis, mais le soupçonne de ne pas apprécier Michel Houellebecq autant que moi. En ce qui me concerne, j’ai été pris au dépourvu par Where is the Lie? (2023) du philippin Quark Henares. Abordant le thème de la chasse au poisson-chat, il met en scène d’odieux personnages qui ridiculisent une femme trans. La cruauté du propos est cependant diluée par un recours discutable à la comédie. Ni tout à fait drôle, ni tout à fait dramatique, le film ne sait jamais sur quel pied danser et en vient à paraître irresponsable. Plus réussie, l’anthologie de science-fiction Stars in the Ordinary Universe (2023) de Bowon Kim adresse avec un humour absurde de grandes questions existentialistes. Dans un univers où même les cailloux prennent la parole, il peut être difficile de trouver sa raison d’être. Seul film québécois présenté à Slamdance, Les pas d’allure (2022) a déjà été recensé sur ce site par Sylvain Lavallée. Inutile de revenir en détail sur ce patchwork uchronique, sauf peut-être pour signaler la mauvaise foi qui plane sur sa critique en surface du système de subventions. Alexandre Leblanc semble avoir mal digéré certains refus. Souhaitons-lui une meilleure chance la prochaine fois, il le mérite amplement.

 

RIEN À FOUTRE

Ce survol me ramène aux États-Unis avec mes deux coups de cœur. Autoportrait fictif déguisé en road movie cabotin, Cash Cow (2023) de l’acteur improvisé cinéaste Matt Barats est la proposition la plus casse-cou de cette édition. Suite à une apparition dans une publicité pour les pizzerias Domino’s, un comédien attend impatiemment sa diffusion pour enfin toucher son salaire. Question de tuer le temps, il traverse alors une Amérique frappée par la COVID afin de réaliser un documentaire broche à foin sur Joseph Smith. Son projet biographique mue rapidement en journal intime. Cash Cow est répétitif, énervant et foncièrement anecdotique. Ça ne devrait pas fonctionner, mais les déboires de ce Candide moderne ne lassent jamais. La posivité aveuglante du protagoniste sert de contraste ironique à une situation alarmante, autant sur le plan personnel que national. En faisant acte d’une autodérision jubilatoire, Barats critique une adhérence irrationnelle à certaines idéologies américaines. Pareil asservissement entraîne une fuite de la réalité, d’où ces flèches lancées à la culture mormone. En recontextualisant la figure faussement intemporelle du slacker, Cash Cow se définit comme l’un des exemples les plus insolites du « cinéma covidien ».


:: Cash Cow [Matt Barats]

Dans le désert de l’Utah se trouve la ville fantôme de Cisco. Elle ne compte qu’un·e seul·e habitant·e, Eileen Muza. Ayant quitté Chicago pour s’établir au cœur de nulle part, ielle mène une existence tranquille mais solitaire. Le documentaire que lui dédie Emily Kaye Allen nous montre une personne en harmonie avec son environnement. Ielle ne fait plus qu’un avec ces grands espaces hostiles d’une beauté renversante. La réalisatrice suit son quotidien tout en demeurant en retrait. Jamais elle ne cherche à provoquer l’événement, s’abandonnant entièrement au hasard. Il est sidérant de constater à quel point ce mode observationnel en vient à conjurer différents enjeux sociétaux. La crise du logement, l’identité de genre et l’anxiété financière sont abordées au gré de conversations anodines avec les quelques passant·e·s que croise Eileen. Telle est la grande réussite de Cisco Kid (2022), d’interpeller l’universel tout en se focalisant sur la marginalité.

En voyant Eileen fumer sa clope sur sa terrasse, je ne peux m’empêcher de considérer cette personne comme un emblème de Slamdance. La musique d’opéra sortant des hauts parleurs, le regard tourné vers l’horizon, ielle n’en a rien à foutre de la conformité. Ielle se fiche des règles, à la manière des cinéastes rebelles que le festival défend chaque année. Slamdance continue de promouvoir une liberté de plus en plus rare sur nos écrans. J’ai déjà hâte de renouer avec elle en 2024. En direct de mon salon.


:: Cisco Kid [Elise McCave/Shannon Fitzpatrick]

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 14 mars 2023.
 

Festivals


>> retour à l'index