WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Berlinale + WdK 2023 : Partie 9

Par Ariel Esteban Cayer, Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau

Intro | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9


prod. Schramm Film Koerner Weber Kaiser

AFIRE (ROTER HIMMEL)
Christian Petzold  |  2023  |  Allemagne  |  103 minutes  |  Compétition

Afire, nouvelle création de Christian Petzold suite à l’imposant Undine (2020), assume d’emblée un air de légèreté. On sait qu’il sera question d’embrasement (après l’eau vient le feu, naturellement), mais le ton étonne. Accompagné de son ami Felix, Leon — écrivain convaincu de son talent — est en route vers la maison de campagne de sa mère. Il doit plancher sur le second jet de son premier roman avant une rencontre fatidique avec son éditeur. La voiture tombe en panne dès la première scène ; les deux amis font le reste du chemin à pied. Le voyage semble ruiné d’avance. Puis, arrivés sur les lieux, il s’avère qu’une mystérieuse femme tout de rouge vêtue, Nadja (Paula Beer), y est déjà : locataire impromptue, accompagnée de surcroît d’un Adonis nommé Devid. Tout pour distraire et frustrer l’écrivain davantage.

S’il nous a habitués à des récits historiques, poétiques et labyrinthiques excavant tantôt l’histoire psychique de Berlin, tantôt ses qualités mythiques, souvent les deux à la fois, Petzold dévoile avec Afire plutôt une comédie de mœurs — un film d’été, pour ne pas dire rohmerien — qui se laisse regarder à merveille. Il y trouve, dans l’équivalence entre l’embrasement des forêts et celle des cœurs, une image centrale forte, bien que quelque peu évidente. Et tandis que l’on suit l’impatience de Leon grandir, tandis qu’on rit de ses maladresses sociales, de son arrogance d’homme de lettres, de ses désirs frustrés, de son caractère de cochon, de sa naïveté sans cesse contrecarrée par l’élégance, l’intelligence et la vivacité de Nadja, on se demande tout de même : y aura-t-il plus à ce récit de vacances ?

Oui et non : à l’instar de ses personnages, Petzold se la coule douce. La précision de sa mise en scène reste néanmoins intacte : sa façon d’étalonner les regards amoureux dans l’espace, d’agencer les corps, d’invertir les dynamiques jusqu’à l’inévitable bascule… tout est là pour plaire. Lorsque la forêt s’embrase aux abords de la mer Baltique, au comble de cet été chaud et sec, le film chavire vers quelque chose d’un peu plus intéressant : la mise en abyme de son propre récit, par le biais du travail de Leon, finalement achevé. Mais c’est également là où le film perd quelque peu de sa flamme jusqu’alors parfaitement attisée. En donnant à Leon matière à finir son roman, Petzold installe ses sympathies et choisit à sa façon un happy end improbable. Afire donne au spectateur le tragique et le romantique que l’on souhaite d’un Petzold, mais on en sort le cœur léger… légèrement serré, car légèrement déçu. (Ariel Esteban Cayer)

 


prod. Antithesis Films

DEAREST FIONA 
Fiona Tan  |  2023  |  Pays-Bas  |  100 minutes  |  Forum

À partir d’images tirées du Eye Filmmuseum d’Amsterdam, la réalisatrice néerlandaise d’origine indonésienne Fiona Tan collige des prises de vues locales d’avant 1920. Muettes, parfois teintées, elles nous font découvrir la grande cité portuaire à l’apogée de son développement économique et industriel. Les plans retrouvés, qui laissent l’impression d’avoir été montés en ordre chronologique, montrent une culture de la pêche, du transport et de la transformation du grain ; les filets, les bateaux, les moulins, les vents s’activent comme le flux vital de ces vues documentaires, consacrées aux travaux manuels et à la manufacture de la matière première. Quelques bruitages, quelques coupes aident à donner du poids à tout ce travail autrement fantomatique, résultant en un fascinant assemblage d’images captées, modifiées, démontrant cette conquête graduelle de la machine sur la vie — ces portraits de poussins mis en boîte, de poissons évidés à la chaîne — mais aussi, à travers cette tempête technique, de la préservation des traditions humaines incarnée par ces costumes de dentelle hollandaise qui seront bientôt mis à mal par la suie du charbon.

Or le vrai fantôme de ces images, la vraie salissure, s’avère plutôt toute la réalité coloniale qui se cache derrière cette démonstration de puissance industrielle, en l’occurrence le quotidien indonésien, à ce moment sous gouvernance hollandaise depuis le 17e siècle. L’important archipel est pourtant complètement absent de Dearest Fiona, mais il en est le troisième point d’une triangulation que le film ne cesse d’accomplir dans ses non-dits. À travers une narration plaquée sur l’ensemble de l’œuvre, Fiona Tan nous partage de vieilles lettres que son père lui a écrites alors que, récemment émigrée d’Indonésie, elle poursuivait ses études en Australie pendant que lui, Hollandais, lui écrivait à partir d’Amsterdam. Les lettres, qui datent toutes de la fin des années 1980, discourent sur des histoires familiales, mais surtout, et peut-être plus éloquemment encore, sur l’entrée des Pays-Bas dans cette ère de mondialisation qu’allaient être les années 1990.

Face aux pronostics économiques de la voix du père planificateur, les plans d’archives renvoient l’image d’une autre histoire de développement économique, centrée sur la transition progressive de techniques manuelles à des installations de plus en plus sophistiquées, produisant un accroissement de l’utilisation des ressources qui est tout à fait visuel et frappant ; de poissons décrochés un à un des filets, on passe à des prises de plusieurs centaines de kilos de la même manière que la narration esquisse le passage vers une économie de libre-échange aux tentacules ubiquitaires. Entre le passé ouvrier et le présent commercial, Dearest Fiona montre l’amplitude du poumon industriel que procurent la domination coloniale et l’exploitation d’autrui, la somme de matières premières qui arrivent dans les ports ainsi que l’hypocrisie de refuser de voir où est le problème, comme dans les lettres du père qui ne comprend pas pourquoi la famille se désintègre, pourquoi il échoue à la faire tenir ensemble. Fiona Tan signe un film méditatif aux ambitions historiennes (dans la mesure où son montage se demande constamment comment représenter l’Histoire), où les petites comme les grandes exploitations humaines se résolvent dans le calme d’une contemporanéité cinématographique capable de les aplanir, de leur redonner une existence visible qui permet de mieux cerner ces mères patries présentes par leur absence. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Waka Films


prod. HFBK Academy of Fine Arts Hamburg


prod. Gong Cine

LE FILM À VENIR 
Raúl Ruiz  |  France / Suisse  |  1987  |  8 minutes
+
MOON NIGHT 
Manaka Nagai  |  Allemagne  |  2022  |  15 minutes
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SMOG IN YOUR HEART 
Lucía Seles  |  Argentine  |  2022  |  112 minutes

Programme « Softly Surreal »  |  Woche der Kritik

Le dernier programme de la Semaine de la critique avait des volontés de renouvellement du cinéma, finissant d’accomplir un long mouvement ambitieux qui nous a mené du « care » vers l’avenir en balisant ce qu’il importe maintenant de réfléchir devant les images de l’après-pandémie. Quelles voies prendre face à un cinéma acculé par le numérique et le calcul ? Le sentier du surréalisme propose certainement une réplique au déterminisme algorithmique, à l’instar de ses premières expérimentations au début du XXe siècle qui répondaient à l’industrialisation de masse et au futurisme qui le magnifiaient.

La question conceptuelle de ce triplé de films est lancée par le premier, petit film de descendance surréaliste signé Raúl Ruiz et présenté à l’occasion dans une belle copie 35 mm. Repiqués au Livre de Mallarmé, les complotistes copistes de cette œuvre à mystère s’affairent dans des décors de société secrète à transcrire des pages couvertes de calculs alchimiques. À la recherche d’une forme à venir, ils essaient d’imaginer l’œuvre des œuvres, un Graal qui aurait été volé, composé de 23 secondes en boucle qui contiendraient tout ce qu’il faut du cinéma pour le résumer et le faire survivre entier pour le futur. Quel avenir fantasmer pour le cinéma sinon celui, comme chez Ruiz, où sans cesse sa forme se déroberait à ses a priori ? Où ses genres, ses écoles, ses tendances ne cesseraient de disparaître dans le dessein révélé d’une révolution esthétique qui abolirait ses catégories, ses durées, ses récits ?

Le surréalisme ainsi posé par le programme conclusif de la Semaine est un surréalisme à la fois doux et autodestructeur, porté par la forme en disjonction, celle qui dynamite de toutes ses forces en cherchant une idée plus humaine cachée en dessous. Dans le premier c’était l’héritage et la filiation (le film à venir doit être copié, transmis, passé comme un trésor de famille), alors que dans le second, Moon Night de Manaka Nagai, c’est la parentalité qui s’impose par son absence, après qu’une mère décédée, laissée hors cadre, est pleurée par la protagoniste japonaise habitant un logement épuré dans un complexe immobilier en carton (un bel écho artisanal aux dédales urbains de Remembering Every Night [Yui Kiyohara, 2022]). L’héroïne plie des vêtements frais séchés, la fenêtre est ouverte, la lune l’éclaire, sans que l’artificialité du contexte ne nuise à sa magie épidermique. Une fois le vêtement de la mère décédée plié, la protagoniste tente de le ranger avant d’être emportée par lui à travers la lucarne et dans la nuit, jusque dans un ciel hautement venteux. La théâtralité du geste, son affection des ficelles et d’une reprise adroite des codes qui rappellent les trucages du kabuki évoquent, à l’instar du court métrage précédent, un surréalisme qui use des formules de la dramaturgie afin de secouer les dictatures hyperréalistes du cinéma commercial.

En cela le théâtre est toujours mère d’invention lorsque le cinéma lui subtilise ses effets, ses beaux caprices. La même chose se produit dans le troisième film, dont le rythme effréné, hyperactif et neurodivergent touche parfois au sublime. Smog in Your Heart de Lucía Seles est une fascinante anomalie de cinéma, le genre d’œuvre que la réalisatrice non binaire vous présente avec une performance enregistrée par une voix de Siri (monstre algorithmique que toute la soirée surréaliste a cherché à supplanter) et qu’elle clôture par une autre oraison, cette fois de poésie déclamée où elle prétend, avec tout le sérieux du monde, avoir « inventé le montage ».

Et pourtant, difficile de ne pas la prendre au sérieux et de ne pas avoir le plus grand respect pour sa démarche casse-gueule, avec son univers de télénovela sis autour d’un court de tennis, placé à mi-chemin entre The Office et la finale absurde du Blow-Up (1966) d’Antonioni. Il faut dire que sa panoplie d’interprètes attachants jouent avec finesse ce chassé-croisé amoureux, et que sous ses exigences formelles, Smog in Your Heart rappelle l’esthétique fauchée et courageusement poétique du cinéma épique d’un autre Argentin incontournable, Mariano Llinás, dont La Flor (2018) est certainement le grand cousin historien du joyeusement confondant film de Seles. Ce dernier, constitué de motifs aux répétitions inlassables, cousu par un montage qui saute d’un espace à l’autre et d’un temps réel à un temps inventé, joue de la fiabilité du tissu filmique, montrant comment l’amour se déploie du coq à l’âne autour de personnages aveuglés, incapables de percer le brouillard de leur cœur comme de ceux qui prétendent les aimer. Heureusement pour Seles, son film de tennis n’est qu’une première partie — la 2e et la 3e parties sont terminées ; malheureusement pour nous, il ne reste plus qu’à espérer que la suite de son œuvre puisse un jour nous rejoindre à Montréal, où des propositions sans autant de rebonds ont déjà eu plus de difficultés à trouver preneur. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Sound Goat Films

HITO
Stephen Lopez  |  Philippines  |  2023  |  22 minutes  |  Generation 14plus (Programme de courts métrages #1)

Au sein d’un programme où tous les autres films offraient des propositions semblables (soit des portraits intimes de jeunes individus dans divers contextes sociopolitiques réalistes tournés de manière directe), Hito constitue une bouffée d’air frais, ouvrant la porte à l’intrusion salutaire d’un imaginaire fantastique particulièrement adapté à la vérité dantesque du peuple philippin, prisonnier d’une société totalitaire où c’est bien plus que la compétition scolaire ou les revers amoureux qui servent d’écueils au bien-être des adolescent·e·s. Avec son récit de temporalités oniriques gigognes, le film constitue en outre un remède idéal contre le détestable Inception (2010), dont il remplace l’esthétique froide, lisse et impersonnelle par des couleurs chaudes sursaturées et des décors délicieusement rétrofuturistes d’allure artisanale, dont il troque la prétention d’intellectualisme pour un ludisme carnavalesque qui se savoure comme du bonbon, et dont il conjure la misogynie latente par l’introduction d’une jeune héroïne sympathique aux pouvoirs fabuleux.

Le nom de cette protagoniste si spéciale est Jani, et elle évolue dans un monde dystopique caricatural, où les cheminées de réacteurs nucléaires crachent de la fumée constamment et où des haut-parleurs diffusent une voix continue qui intime les habitants à respecter le couvre-feu. L’existence de la jeune femme est bouleversée soudainement lorsqu’un pêcheur distrait arborant un t-shirt de RoboCop (Paul Verhoeven1987) lui refile un poisson-chat parlant du nom de Kiefer. Le réel commence alors à se distordre, à se distendre, nous plongeant dans un parcours labyrinthique de saynètes avortées, remplies de poissons et de chiens volants, jusqu’à ce que l’on comprenne que l’héroïne est en fait coincée dans la « trame narrative » que lui ont imposé la police secrète du pays afin de lui soutirer de l’information à propos de Kiefer via un processus électronique d’extraction mnémonique. Il s’agit là d’une forme douce de torture, pour un État répressif dont la main de fer souhaite désormais revêtir un gant de velours, et à laquelle Jani répond par la bouche de ses canons télékinétiques, à l’occasion d’une finale qui rappelle avec joie les excès gore de Scanners (1981). Car il y a certainement plus de David Cronenberg ici que de Christopher Nolan, et c’est très bien comme ça, parce que ça fait toujours plaisir à voir le cinéma de (David) Cronenberg, malgré les thèmes sombres et pressants qu’abordent ses films si sympathiques. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Vilarejo Filmes

PROPERTY (PROPRIEDADE)
Daniel Bandeira  |  Brésil  |  2022  |  101 minutes  |  Panorama

Toute l’entreprise de Property (même son titre) repose sur une ambiguïté qu’il est dur de résoudre et qui fait de son appréciation une affaire de perspective. Avant la projection, le réalisateur est venu nous entretenir de son œuvre et de l’importance pour le Brésil de reconnaître son passé esclavagiste. Or, c’est bien ce qu’il fait ici, mais non sans s’attacher également à la perspective bourgeoise, avec laquelle il force l’identification selon des procédés chers au cinéma d’horreur. C’est donc dans l’iconographie de ce dernier qu’il faudra puiser pour mieux cerner la logique de représentation que nous propose son film, et pour mieux comprendre pourquoi les victimes du capitalisme ressemblent ici tellement à des monstres. 

Après un départ canon, où une prise d’otages tournée avec un téléphone portable se solde par la mort de l’agresseur aux mains de la police, sous les applaudissements de la foule massée alentours, le film nous réunit avec sa victime, Teresa, une femme riche dont on prend bien le soin de nous montrer qu’elle est désormais prisonnière d’une cage dorée, cloîtrée par la peur derrière les vitres de son appartement cossu, la barrière qui protège son garage et le SUV blindé que vient de se procurer son mari Roberto. C’est d’ailleurs dans ce véhicule qu’elle passera la plus grande partie du film, protégée des assauts des maudits pauvres qu’elle a exploités toute sa vie et qui cherchent maintenant rétribution. À priori, le point de vue du film est tellement étroitement lié au sien, que c’est avec un grand étonnement que nous assistons à un revirement de perspective à l’arrivée du couple dans la ferme qu’ils possèdent, et dans laquelle quelqu’un s’est introduit par infraction… On coupe alors au groupe d’ouvriers agricoles responsables de l’intrusion, dont on apprend aussi qu’ils viennent d’être sauvagement licenciés lors d’une scène où le gérant confronte leurs visages hébétés à l’inexorable vérité, les enjoignant de payer leur dette à « M. Claudio » afin de pouvoir récupérer leurs papiers — on entend presque Tennessee Ernie Ford jouer en arrière-plan… C’est donc une grande joie lorsqu’un poignard vient transpercer le cou de M. Renildo et que s’amorce la révolte prolétaire.

Il y a certes quelque chose de cathartique dans le fait de voir les esclaves piller la maison des maîtres, se prélasser dans leur baignoire ou sur le véranda, avec leurs bijoux, foutre une raclée à Roberto, puis l’exécuter sommairement, bref de les voir performer la domination bourgeoise, mais ce l’est moins de constater la désorganisation qui règne dans leur camp, de les observer en train se chamailler et se contredire constamment, d’assister au jeu de chaise musical qui s’opère à chacune des actions qu’ielles entreprennent. Malheureusement, le travail coordonné des mains dans l’action du pillage ne se traduit que très difficilement dans une forme de communautarisme réel. Pire encore, ces esclaves sont symboliquement assimilés à des monstres dans leur rapport à Teresa, dont c’est l’expérience traumatique qui finit par servir de noyau dramatique. Quand on tire sur les vitres de son véhicule, c’est dans l’habitacle que se retrouve le public, et c’est la résurgence de ses stigmates à laquelle on assiste, c’est sa panique et sa débrouillardise salutaire dont nous témoignons au moment de l’embrasement du SUV. Les scènes de poursuite dans les étables sont encore plus clairement inspirées de la mise en scène du cinéma d’horreur, avec ses victimes tapies en avant-plan, traquées par une force monstrueuse qui s’avance de l’arrière-plan dans l’autre moitié du cadre. Même les efforts communautaires que finissent par déployer la masse pour bouger le carrosse doré de la miss sont entrecoupés par des plans tristounets de celle-ci qui contemple sa mort annoncée. Le film constitue donc moins une exploration de la puissance transformatrice du monde prolétaire, qu’une mise en garde symbolique adressée au monde bourgeois, selon le principe suranné du « retour du réprimé ». Et même si celui-ci demeure pertinent dans le discours politique actuel, il ne participe pas moins à la même abstraction des êtres marginaux et de leurs vies que propose le cinéma d’épouvante traditionnel… (Olivier Thibodeau)

 


prod. Heimatfilm

TILL THE END OF THE NIGHT (BIS ANS ENDE DER NACHT)
Christoph Hochhäusler  |  Allemagne  |  2023  |  123 minutes  |  Compétition

Le pur plaisir que nous offre le visionnage de Till the End of the Night transcende les problèmes de représentation qui l’accablent, et c’est déjà beaucoup dire. Le rush d’adrénaline que nous procure le déroulement effréné de son récit croisé d’amour et d’enquête nous électrocute du début à la fin, gracieuseté d’une mise en scène roublarde, hyper dynamique, qui coule comme un flot rageur, et des performances furieusement habitées de ses deux vedettes (Timocin Ziegler et Thea Ehre, lauréate de l’ours d’argent pour la meilleure actrice de soutien  au festival cette année), qui semblent compétitionner constamment pour savoir qui volera la prochaine scène.

D’entrée de jeu, on nous bluffe, avec cette scène où Robert meuble et repeint un appartement pour sa copine Leni, qui sort de prison après un an d’incarcération pour vente de stupéfiants, en prévision d’une grande fête avec ses amies qu’il organise en son honneur. Lors de la soirée, il reste en retrait, visiblement mal à l’aise parmi le groupe de marginales qui se demandent ce que Leni peut bien foutre avec lui, si bien qu’on croit parfaitement à son histoire de simple cuisinier, perdu dans un monde qui n’est pas le sien… surtout que son tiramisu à l’amaretto a l’air vraiment délicieux. Ce n’est qu’après la fête, lorsque sa compagne évoque quelque platitude de couple, que les masques tombent. « Vois-tu un public devant nous », lui dit sèchement Robert, un homme à la fois colérique, antipathique et fascinant dont on comprend bientôt qu’il n’est en couple avec elle, altière et charismatique, qu’à titre d’agent double, chargé de prendre contact avec l’un de ses anciens collègues, Victor, un ex-DJ devenu baron internet de la drogue.

Oui, c’est une affaire de lutte à la drogue à laquelle s’intéresse le scénario… mais il ne s’agit là que d’un cadre pour une histoire de duplicité menée au quart de tour par Christoph Hochhäusler, qui multiplie les jeux spéculaires à la manière d’un grand virtuose, trouvant constamment des manières originales d’intégrer des surfaces réfléchissantes à l’image, balisant tout son récit de miroirs. Il reflète ainsi techniquement le travail de ses deux protagonistes, forcés de jouer constamment, d’interpréter des personnages dont le récit se mélange au réel, par nécessité et par plaisir, dans un esprit de corps et de compétition simultané, alors que l’une et l’autre rivalisent pour les faveurs de Victor et de sa copine Nicole, si bien qu’on en oublie presque parfois l’histoire d’enquête tant nous sommes captivés par les rapports serrés qui se développent entre les quatre personnages. Même la mise en scène qui, dans ses constants balayages, émule une forme de regard extérieur, peine à suivre le mouvement empressé des protagonistes, d’autant plus que les états de conscience altérés dans lesquels se plongent ceux-ci (sous l’effet de l’alcool et de la cocaïne) altèrent sa propre substance.

Le problème principal réside ici dans la représentation de la transidentité de Leni, dont on sent qu’elle est inscrite au scénario, si imminemment symbolique, si lourdement axé sur la métaphore spéculaire et sur l’idée de faux-semblant, que comme une autre forme de duplicité, particulièrement au vu de la conclusion du récit. En effet, s’il pourrait s’agir d’un simple état de fait, cette réalité ne l’est pas puisqu’elle est toujours lourdement soulignée : « Sie ist eine Frau », dira l’un des enquêteurs devant la photo de cette femme au prénom masculin ; « Il faudrait bien l’utiliser tant qu’elle est là », mentionnera Robert à propos de sa bite, allant jusqu’à ridiculiser ses seins (dont il aurait préféré qu’ils soient énormes et « débordant de lait ») ; la fin du récit tournera quant à elle autour du besoin d’acquérir de l’argent pour « l’opération », obsession phallocentrique indécrottable quand vient le temps d’aborder la transidentité. Or, cette idée de duplicité apporte bien quelque chose d’original et d’inusité au récit, et c’est le questionnement relatif à la perte du contact client suite à l’avènement du commerce électronique de la drogue. « It’s a realistic business », dira l’un des truands opposés à Victor, furieux d’avoir retrouvé un sachet de drogue dans une peluche commandée en ligne par sa fille. Or, on aimerait dire à Hochhäusler que la transidentité est aussi une affaire réelle, indépendante de la pensée cis… (Olivier Thibodeau)

 

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Article publié le 22 mars 2023.
 

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