ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Blow-Up (1966)
Michelangelo Antonioni

Arrêt sur image dans une jungle abstraite

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Blow-Up est un film sur l'obsession du détail, mais c'est aussi un film obsédé par le détail. Construit avec une admirable précision, à la manière d'une démonstration, comme un traité de philosophie déployant parfaitement son argumentation afin de défendre sa thèse. C'est un film que l'on peut voir et revoir à l'infini, non par fétichisme cinéphile, mais parce que la nature même de son propos repose sur une forme de répétition qui tend à prendre tout son sens au fil des écoutes. C'est l'oeuvre d'un maître conscient, et confiant, d'être au sommet de son art. C'est à la fois du cinéma ainsi qu'une théorie du cinéma, ce qui en fait un grand film : l'un des plus importants, en fait, de l'histoire de cet art. Blow-Up est un film d'autant plus important qu'Antonioni arrive à y condenser les idées présentes dans ses oeuvres précédentes de manière accessible, sans trahir la nature élusive et allusive de sa démarche personnelle. L'impossible s'y réalise : la perte de sens y est explicite, le vide s'y matérialise et cette vieille lubie d'Antonioni qu'est la désagrégation de l'intrigue devient le moteur même d'une intrigue à proprement parler.

C'est qu'au contraire de L'avventura, par exemple, Blow-Up ne se dissipe pas dans le vide laissé par la dématérialisation de son « enquête »; il fait de cette absence son idée fixe, jusqu'à ce que la pièce manquante du casse-tête soit la seule chose qui compte dans le portrait. Le vide n'est pas qu'une idée, une obscure sensation renforcée par l'esthétique caractéristique du cinéaste. Il s'insinue dans l'intrigue en tant qu'enjeu, devient une source de tension. Ce n'est plus seulement une manière de filmer les paysages pour qu'ils paraissent inhabités, ou d'écouter le son du vent dans les feuilles : Blow-Up, autour de la disparition d'un être, bâtit l'illusion d'un film policier en spéculant sur une série d'hallucinations jusqu'à ce que son personnage principal se mette à errer dans un monde réel qui a lui-même les caractéristiques immatérielles du rêves. On prête souvent une portée métaphysique au motif de l'enquête; mais, dans le cas présent, Antonioni ne cache aucunement son intention de faire de ce principe narratif une allégorie existentialiste. On peut difficilement faire plus direct, comme film oblique.

Il suffit de penser à cette mythique séquence finale du match de tennis mimé, muet puis sonorisé, pour comprendre l'étourdissante portée de cette contradiction apparente. Que David Hemmings accepte d'abord de suivre l'échange du regard, puis d'y participer avant d'y « croire » totalement (en allant jusqu'à imaginer le son de la balle allant d'un bord à l'autre du terrain) - voilà d'une part l'une des utilisations les plus poétiques qui soient du son au cinéma, et d'autre part la plus riche des fins ouvertes que pouvait nous offrir Antonioni. Que veut-dire, en effet, le fait de voir et d'entendre ce qui n'est pas? Le personnage d'Hemmings, à ce moment précis, pense-t-il qu'il a imaginé toute cette histoire de meurtre servant de fil conducteur au film? Admet-il qu'une part de ce mystère le dépasse? Que la vie ne se résume pas à une série de données objectives, à une stricte réalité qu'il faut à tout prix élucider? Abandonne-t-il le réel au profit de l'illusion? Antonioni, s'il refuse de répondre, n'abandonne jamais le spectateur dans l'obscurité. Il le quitte dans la lumière, le laisse à un monde baignant dans un éclairage nouveau. Chez lui, la conclusion est à la fois totale (par l'ampleur du questionnement qu'elle implique) et fragmentaire (en ce sens où, à l'instar du reste, elle fait surtout état d'un doute généralisé).

On pourrait accuser Antonioni de faire preuve d'un profond pessimisme, puisque le personnage d'Hemmings, comme la plupart des protagonistes du cinéaste, abandonne - se désiste du réel après avoir assisté à l'échec du système lui permettant de l'appréhender. Tout, dans la rationalité formelle de Blow-Up, renvoie à l'exactitude du processus par lequel Hemmings tente de voir enfin ce dont il fût inconsciemment le témoin impuissant. Plan par plan, image par image, employant son objectif comme son personnage utilise l'agrandisseur, Antonioni crée « scientifiquement » un film sur l'acte de penser cinématographiquement. Car Hemmings enquête comme s'opère le montage d'un film. Si Antonioni croit en quelque chose, car il est sans contredit le cinéaste d'un certain scepticisme, c'est qu'au mystère de l'univers riposte la clairvoyance de l'art en général (et du cinéma en particulier). Si le doute subsiste, si le vide persiste, l'art permet à l'homme de vivre sans craindre l'incertitude. S'égarant à force de précision, guidé par son obsession, le héros de Blow-Up semble au bout du compte s'avouer vaincu. Mais, en suivant du regard une balle invisible roulant sur l'herbe, n'embrasse-t-il pas au contraire une vérité plus profonde qu'il avait jusqu'alors rejetée par excès de désaffection?

Indifférent, apolitique (la pancarte qu'une manifestante place dans son automobile s'envole au vent), ce photographe de mode qu'incarne Hemmings est un pur produit de cette modernité dont le cinéaste souligne avec insistance le caractère désincarné, insensible. Existe-t-il une image plus juste du cynisme ambiant que cette scène - à juste titre iconique - où le protagoniste erre seul dans une foule figée, hypnotisée, lors d'un concert des Yardbirds. Lors de cette dérive onirique, les corps immobiles et les regards impassibles forment un paysage aussi gris et uniforme que les lignes sévères de ces édifices de béton dont Antonioni accentuait l'aliénante rigueur dans les premiers plans du film. Puis, Hemmings retourne dans le parc. Il revient sur ses pas, s'égare, s'approche du terrain de tennis. Au bout de ses forces, à court de logique, il regarde les jeunes mimes, libres, reprendre par-delà les limites de la vision le contrôle de leur réalité. Il se laisse prendre à leur jeu, cesse d'observer simplement, accepte de participer. En quelque sorte, il s'avance enfin vers le monde des vivants, émerge d'une hallucination qui a assez duré. Il hallucine autrement, hallucine à nouveau, mais ne le fait plus seul, isolé derrière son appareil photo. Le contact est incomplet, temporaire. Puis Hemmings disparaît. Remplissez comme vous le voudrez les espaces vides qu'a laissés l'auteur à même son texte.
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Critique publiée le 16 février 2011.