WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Flor, La (2018)
Mariano Llinás

4 femmes et demie

Par Olivier Thibodeau

Rarement un titre, un titre aussi élégant de surcroît, réfère-t-il à la structure narrative d’un film plutôt qu’à sa teneur. Rarement aussi un film se présente-t-il comme un hexaptyque aussi monumental, un hexaptyque de 868 minutes, constitué de quatre récits irrésolus (les quatre pétales qui en forment la corolle), rattachés à un pédoncule constitué d’un cinquième récit, hommage bouffon à Partie de campagne (1946) de Jean Renoir, rattaché à son tour à une tige formée d’un sixième récit, dont le matériau est glané des mémoires de voyage d’une aristocrate anglaise, filmé à la camera obscura comme pour boucler la boucle de la ludo-histoire du cinéma que nous propose ici Mariano Llinás. Rattachés lâchement cela dit, puisque chacune des sous-trames correspond à un genre cinématographique différent. Du film d’horreur de série B, le type de films que « les Américains savaient faire les yeux fermés, mais qu’ils ne sont plus capables de faire aujourd’hui », au drame exotique de l’époque muette, en passant par le thriller musical, le drame d’espionnage, la comédie réflexive et la comédie de mœurs, on erre ici gaiement dans une sorte d’hagiographie libre du septième art, équivalente pour le cinéma de genre de ce que Film ist. (1998-2009) était au cinéma des premiers temps.

Il s’agit plutôt d’une errance en fait, étant donné que Llinás ne fusionne pas ni ne conclus aucun des récits échevelés dont est amalgamée la trame narrative, une errance guidée par contre, guidée par huit mains lestes et envoûtantes, des mains célestes, celles des quatre actrices qui partagent ici l’affiche (les sublimes Pilar Gambao, Laura Paredes, Elisa Carricajo et Valeria Correa), dont ce sont les infinies permutations qui constituent finalement le cœur, mais aussi la raison d’être de l’œuvre tout entière. On pourrait, et on devrait, arguer à ce titre que La flor constitue également une allusion « yonique », symbole de la déférence qu’entretient le réalisateur à l’égard de ses collaboratrices fétiches. Or, malgré sa présence dans un court et amusant prologue, suivi de quelques retours sporadiques pour nous montrer ses cahiers de notes bordéliques, celui-ci n’aborde jamais directement la question, se contentant d’évoquer la structure florale de l’ensemble, laissant sa fixation vulvaire s’exprimer plutôt via la préséance qu’il accorde dans la diégèse à ses quatre égéries. Tour à tour archéologues, médiums, prima donnas, caïds, espionnes, assassines et sorcières, vainqueurs de duels musicaux et de duels martiaux, celles-ci s’accaparent un vaste éventail des rôles-clés du cinéma, leurs contreparties masculines ne constituant généralement que des témoins ébahis de leurs exploits. C’est donc un vaste terrain de jeu gynécéen que nous arpentons ici, où la caractérisation émancipatrice des personnages se contente d’effleurer les poncifs objectifiants du fétichisme auteuriel.

Le réalisateur aime beaucoup ses actrices, et cet amour devient vite contagieux au vu de la place écrasante qu’elles occupent à l’écran. Il se retient par contre presque complètement de les soumettre aux mécanismes objectifiants inhérents aux genres pourtant si pervers qu’il exploite. En effet, même si une relation sexuelle se dessine très clairement au début du premier épisode, dans une scène typique du cinéma d’exploitation des années 70-80 où un couple se bécote dans un camion stationné au milieu du désert, celle-ci ne se concrétise jamais. Notons qu’il n’existe pas non plus de contrechamp au plan où Flavia lorgne Victoria sous la douche à travers un trou de serrure. Même le plaisir scopique qu’on retire de la vue des actrices au bain dans le dernier épisode est compromis par l’imprécision du sténopé ; l’exhibition des corps est pudique dans ce récit d’aventure colonialiste à saveur de science-fiction, si bien qu’on se croirait presque revenir à Back to God’s Country (1919), c’est-à-dire à l’an 1 du cinéma pornographique. Le plaisir visuel du spectateur ainsi attisé est systématiquement frustré en cours de visionnage, au même titre d’ailleurs que son désir de clôture narrative ; il n’y a jamais ici de véritable climax malgré la titillation constante pourvue par le nombre exponentiel de sous-trames mystérieuses et de promesses narratives grandiloquentes, de sorte que la métaphore sexuelle introduite en amorce finit par tout expliquer. Le leitmotiv organisateur de l’œuvre, c’est la relation sexuelle avortée du début, le principe du désir insatisfait, du coït interrompu, du déni orgasmique, et il incombe au spectateur de le réaliser d’entrée de jeu, afin de ne jamais rien espérer d’autre au détour des méandres dramatiques de l’œuvre que d’autres méandres, remplis d’Arianes, mais sans jamais de fil.  

Llinás est un conteur hors pair et il le sait ; c’est un homme au charisme débordant, à la voix sensuelle, à la répartie tranchante, mais à l’esprit bordélique, rempli d’idées incomplètes, un homme dont le génie réside précisément dans l’exploitation ludique de cet esprit bordélique et de tout son potentiel de fumisterie. Le scénario pittoresque et littéraire qu’il nous livre pour l’occasion est donc dédié à un type de narration résolument moderne, rhizomatique plutôt qu’arborescent, marqué par l’apparition sporadique d’inflorescences spontanées, de digressions, de suspensions dramatiques, d’emboîtements et de miroirs. À l’instar du cabotin qu’on devine derrière son sourire espiègle et son humour bon enfant, l’auteur nous force alors à chercher partout un sens qui s’avère désespérément élusif, malgré l’extrême densité des trames tissées. Quel est le secret de la momie excavée par les personnages du premier récit ? Quelle est la nature de la malédiction qui afflige ses gardiens ? « Je vais tout vous expliquer », déclare la mythologue de service juste avant que ne se close le récit. Nous expliquer quoi ? Nous ne le saurons jamais, de sorte que notre anticipation restera toujours à son faîte. Au-delà du désir de voir, du désir de savoir, c’est en effet notre désir masochiste de complétude qu’il exploite le plus allègrement ici, nous motivant à avancer sans cesse, heure après heure, vers la « conclusion » d’un processus dont on sait d’avance qu’il n’a d’autre dessein que de frustrer nos attentes — pour peu que nos attentes ne concernent pas que l’errance, cette errance si sublime qu’il nous propose de partager avec ses muses angéliques. La nature scénaristique du leurre est telle qu’on pourrait presque reprocher à l’auteur de privilégier le contenu à la forme, si seulement cette dernière ne participait pas si volontiers au jeu, via son refus obstiné d’étendre le champ vers le hors-champ, d’ajuster le point entre l’arrière et l’avant-plan, et de pourvoir au spectateur des plans d’ensemble, bref de faire quoi que ce soit d’autre que d’émuler techniquement la description fragmentaire des espaces narratifs privilégiée par le scénario.

Le ludisme dont fait preuve le réalisateur revêt même un caractère distinctement réflexif durant le quatrième épisode du film, où c’est lui-même qui se transforme en protagoniste, du moins son alter ego, embourbé dans un récit de coulisses fellinien peuplé de sorcières et d’arbres tueurs se déroulant lors d’un tournage au Québec. Les quatre actrices, déguisées pour l’occasion en polices montées, en « Indienne » et en coureuse des bois, de même que sa productrice exaspérée, lui demandent alors des comptes pour les nombreux dépassements de coûts et l’élongation du temps de tournage causés par ses méthodes de travail excentriques. Pour toute réponse, lui se contente d’aller filmer des arbres dans la forêt. Et c’est un peu ça, La flor : c’est le délire d’un auteur égaré, mais extrêmement persistant, amouraché de ses lubies et de ses personnages, filmés dans des gros plans déférents, au point d’en instrumentaliser tout le processus de production cinématographique ; c’est une fleur poussant dans un chaos primordial de notes manuscrites indéchiffrables, soignée avec dévotion jusqu’à atteindre des proportions titanesques, un labeur d’amour de dix ans qui, à défaut de la rigueur typiquement autrichienne d’un Gustav Deutsch, s’évertue de façon jubilatoire à raviver sans cesse ces deux assises primordiales de nos passions cinéphiles : l’amour des fables et l’amour des visages, que le réalisateur sacralise avec le même humanisme candide qui caractérise sa plume.

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Critique publiée le 26 septembre 2019.