ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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RIDM 2017 : partie 1

Par Panorama - cinéma



MANIC
Kalina Bertin  |  Québec  |  2017  |  84 minutes  |  Compétition nationale longs métrages
 
À 24 ans, la Montréalaise Kalina Bertin, constate avec désolation que la santé mentale de son frère et de sa sœur, tous deux bipolaires, décline affreusement. Elle se demande alors si l’histoire de son père, George Dubie, décédé en juillet 2006, à Chiang Mai, en Thaïlande, ne lui donnerait pas une clé pour comprendre cette déroute. En entreprenant d’établir, pendant quatre ans, ses faits et gestes, elle découvre un homme qu’elle ne connaissait pas : marié cinq fois, père de quinze enfants, l’homme aux personnalités multiples savait manipuler et endoctriner ses congénères en se faisant passer pour nul autre que Jésus. Les films de famille, tournés par le père, en super 8 ou en VHS, dans les diverses îles paradisiaques où il a vécu, procréé à tout vent et propagé sa bonne nouvelle, viennent ponctuellement occuper cet autre « film de famille » que tourne sa fille, et sur lequel elle fait lourdement planer une musique ésotérique, pour bien camper le propos. Elle complète avec des films tournés par son grand-père et des images reprises à la télévision, notamment aux informations. Elle retrouve les diverses épouses qui parlent sans pudeur du gourou, entre autres celle qui, à bout de nerf, un jour, lui a tiré dessus de même que le serveur qui, du restaurant où il avait servi le couple, fut témoin de la tragédie. En cela, la recherche a été joliment menée. Cependant, en parallèle, Bertin filme aussi constamment sa famille qui se déglingue sous nos yeux : son frère qui lance des couteaux dans un accès de démence et que des ambulanciers viennent chercher d’urgence, sa sœur qui passe du rire aux larmes sans prévenir et qui confronte la cinéaste de son regard glacial, et ce, même si ses proches lui demandent d’arrêter. On nage en plein malaise. Et on se questionne sur la pertinence de cette enquête. N’eût-il pas été plus convenable, plus décent, voire plus instructif de centrer le documentaire uniquement sur la figure du père, personnage riche et complexe, sur les sectes qu’il a fondées, sur ses agissements inquiétants et contestables, plutôt que sur sa progéniture, manifestement blessée et simplement victime dans cette histoire? Était-il nécessaire, même si elle donne le coup d’envoi à la recherche, de conserver dans la mire cette tare héréditaire qui sembla, comme dans les Rougon-Macquart, partir du grand-père alcoolique, passer au père mythomane et parvenir aux enfants maniaco-dépressifs? La cinéaste, après avoir collectionné toutes ses informations et remis toutes les pièces du casse-tête à leur place, aurait sans doute gagné à raconter l’histoire dans l’ordre chronologique, depuis les troubles de l’ancêtre jusqu’à l’assassinat de son père (auquel elle aurait dû s’arrêter), plutôt que de nous la raconter telle qu’elle l’a à peu près découverte elle-même, au milieu d’une famille dysfonctionnelle. En entrecroisant ainsi ces deux récits, en passant de l’enquête judicieuse au drame familial, le film de Bertin semblait lui-même souffrir de bipolarité. (Jean-Marc Limoges)
 


 
CARCASSE
Gústav Geir Bollason et Clémentine Roy  |  Islande, France  |  2017  |  60 minutes  |  L’esprit des lieux
 
Carcasse est un film magnifique et troublant. Magnifique parce que les images d’un noir et blanc pur et contrasté, les cadrages artistiquement composés, les paysages montagneux, nuageux et enneigés sont superbes, sublimes, splendides. Troublant parce qu’il nous parle d’un monde que nous ne connaissons pas, d’un monde que l’on devine fictif, situé ou bien dans de récents temps anciens ou bien dans un futur post-apocalyptique imminent, mais un monde qui nous est pourtant proche et familier. On y voit des hommes et des femmes s’adonner, au milieu de vents violents, de moutons récalcitrants et du bombinement incessant des mouches, à toutes sortes de tâches dont les tenants et aboutissants nous échappent. Pourtant, on devine, dans la minutie de leurs gestes, dans la répétition de leurs mouvements, dans la patience de leurs opérations, dans la détermination de leurs desseins, dans le souci de leur achèvement, un désir de bien faire une besogne dont on pourrait rougir. Car si la signification de ces menues tâches (broyer des os?) ou de ces projets grandioses (construire des pylônes?) nous demeure impénétrable, on ne saurait toutefois les qualifier d’absurdes tant ces travaux sont accomplis avec un respect, un sérieux, une volonté, un acharnement et une opiniâtreté qui manquent souvent aux plus ordinaires de nos entreprises. Au reste, ce labeur répété et quotidien est effectué à l’aide de matériaux recyclés qui donnent d’ailleurs le nom au film : les carcasses d’avion sont transformées en étables, les carcasses de voitures sont transformées en bateau, en brouette ou en abri, même les carcasses d’animaux semblent trouver, dans cet univers insaisissable et pourtant si commun, un usage, une utilité, une finalité. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. », disait, au XVIIIe siècle, le scientifique français Antoine Lavoisier. Ce film, plus que d’en être l’illustration, en est l’avertissement. (Jean-Marc Limoges)


Dessin de Julie Delporte à propos de
OUVRIR LA VOIX 
Un film de Amandine Gay (France, 2017) de 122 minutes.
Présenté dans la section États du monde.
(Julie Delporte)




DO DONKEY ACT?
David Redmon et Ashley Sabin  |  Royaume-Uni  |  2017  |  72 minutes  |  L’esprit des lieux
 
À moins d’être un « ami des animaux », on peut douter que ce film suscitera quelque intérêt. « Tourné pendant cinq ans dans différents sanctuaires pour ânes maltraités », nous dit la description, le documentaire nous donne à voir des ânes, des ânes et encore des ânes. Dans la fable, on le sait bien, la bête reçoit des coups de bâtons, porte de lourds fardeaux, se plaint constamment de son sort. Ici, l’« Animal de somme » avance, stoppe, recule, « Maître Aliboron » n’en fait qu’à sa tête. Arrivé près de ses pairs, il brait, il brame, il braille, il laisse éclater sa « voix de stentor », fait retentir dans l’air « un bruit épouvantable » qui en ferait fuir plus d’un. Puis « Maître Baudet » se fait brosser les dents, tailler les sabots, tondre le poil, masser le cou. On le fait manger, on le fait boire, puis on fait trotter dans l’enclos ce « coursier à longues oreilles ». On soigne, on ausculte, on panse l’« impertinente Bête », toujours rétive à tant d’attention, et qui bientôt mettra bas sous nos yeux. Puis « Grison » se fait griller sous la lampe chauffante pendant que l’hiver sévit au-dehors. La narration de Willem Dafoe, tantôt redouble des informations que l’image nous donne déjà, tantôt tait des informations que l’on attend tout de même, tantôt – enfin – donne un sens à ce que nous voyions pourtant, attirant alors notre regard sur tel détail qui, jusque-là, se perdait dans le champ où paissaient les bêtes. Se questionnant sporadiquement sur le sens de la communication qui s’engage d’un âne à l’autre, les spectateurs se demanderont aussi ce qu’on veut bien tenter de lui communiquer. Les plus iconoclastes voudront couper le son et tenter, à leur tour, de narrer sur ces images, faisant chaque fois surgir un détail auquel ses compères ne portaient pas attention et qui leur donnera alors un autre sens encore (comique, tragique, érotique, selon l’humeur). On quittera la salle sans avoir appris quoi que ce soit sur la vie de ces « gaillards pèlerins ». « L’homme, cet animal si parfait? Il profane notre auguste nom, traitant d’Âne quiconque est ignorant, d’esprit lourd, idiot », écrivait La Fontaine. Au terme du visionnement, une question nous habitera : et si l’âne de cette histoire, c’était nous? (Jean-Marc Limoges)
 
 


ALL THAT PASSES BY THROUGH A WINDOW THAT DOESN'T OPEN
Martin DiCicco  |  États-Unis, Arménie  |  2017  |  70 minutes  |  L’esprit des lieux
 
Le sujet est ennuyant, mais la réalisation intelligente. Dans la région du Caucase, on assiste à la construction d’un chemin de fer, le Baku-Tbilisi-Kars, qui devra bientôt faire compétition au Transsibérien, puisqu’il relira l’Europe à l’Asie. Découpant son documentaire en trois parties d’inégales longueurs, leur offrant à chacune une esthétique propre, DiCicco construira d’une main de maître un récit qui nous permettra de réfléchir sur le sens du travail, du rêve et du progrès.
 
Partie I : Azerbaijan – L’ingénieur voit le futur (40 min.). Entièrement filmée en « teal and orange », usant bien sûr continûment du travelling, cette partie nous donne à voir un groupe d’ouvriers, clope au bec et sandales aux pieds, démanteler l’ancien chemin de fer et construire le nouveau. La bande-son est sans cesse traversée par le cliquetis du train ou, quand celui-ci stoppe pour une pause, par le cliquetis d’une subtile musique electro qui en imite le bruit – comme quoi on ne s’arrête jamais sur le chantier. On cadre le rail que posent les ouvriers symétriquement, comme on cadre symétriquement l’intérieur du wagon-lit où ils dorment, rapprochant ainsi les deux activités : travailler, dormir. La corvée est astreignante mais les rend tout de même heureux. Entre deux manœuvres, ils s’empiffrent de fruits, fument des cigarettes, font la popote, écoutent le foot ou les infos, entreprennent des danses folkloriques, puis prient sans problème dans le brouhaha ambiant. Toutes ces actions sont traversées par une voix intérieure à laquelle on ne prête pas de visage, une voix intérieure à laquelle on prête tous les visages, et qui raconte son quotidien, ses compagnons, ses rêves – ses rêves nocturnes, car de rêves diurnes, elle ne semble pas en avoir, ou si peu. Une seule voix, donc, pour tous ces visages ridés, ravinés, crevassés, se questionnant sur la finalité de la vie et du chemin de fer – bref sur la lumière au bout du tunnel, vers laquelle on approche toujours un peu plus –, en ne manquant jamais de filmer de bucoliques paysages par la fenêtre du wagon.
 
Partie II : Armenia – le serre-frein voit le passé (20 min.).On quitte le chantier grouillant pour une statique station. On retrouve ce chef de gare, continuant obstinément de remplir ses fiches, rêvant quant à luià la réouverture du chemin de fer, fermé il y a plus de 20 ans.Les couleurs sont délavées. Plus rien ne bouge, pas même la caméra. Plus de musique. Le seul cliquetis qu’on perçoit est celui des aiguilles qui tentent désespérément de faire marche arrière. On mange, on boit, on fume, on danse, mais ces actions sont maintenant vidées de leur sens : on tue le temps, on ne se restaure plus. La télévision devient la seule fenêtre ouverte sur le monde. Dans la première partie, les ouvriers, savamment placés dans le cadre, habitaient les grands espaces, dans cette seconde partie, les employés ont peine à s’approprier l’espace restreint qui est le leur, la caméra leur offrant toujours trop de « headroom ». Et la voix narrative qui traverse la bande-son appartient à un homme, un seul, que l’on peut maintenant identifier : le chef de gare qui, s’il nous fait part de ses rêves, nous parle de rêves passés, résolus, manqués.
 
Partie III : La fenêtre – le passager voit le présent (1 min.).Depuis un wagon trottinant mollement dans la nuit, la caméra capte, par la fenêtre, le paysage impassible jusqu’à ce qu’un train à grande vitesse, roulant en sens inverse, dans un vacarme d’enfer, lui obstrue violemment la vue. (Jean-Marc Limoges)
 



TAMING THE HORSE
Tao Gu  |  Québec, Chine  |  2017  |  124 minutes  |  Compétition nationale longs métrages
 
Dong est un loser. Le cinéaste, son ami d’enfance, le retrouve en 2011 – tel qu’il le lui avait promis 10 ans plus tôt – afin de retourner sur les lieux où il a grandi. À l’époque, Dong voulait être une rock star. Il n’est plus aujourd’hui qu’une épave désabusée en quête d’une quête et à qui sa vieille mère, exaspérée, criera : « Tu as besoin d’un but dans la vie, d’un idéal. Trouve ton chemin! ». Son ami le filme dans son lit, dans les rues, dans les bars, il le filme quand il boit, quand il mange, quand il fume, quand il fait sa toilette. Les plans ne sont jamais soignés, toujours asymétriques, tout croches, bancals : comme sa vie, quoi! Nous ne saurions être plus près de son désarroi. Et pourtant sa vie nous indiffère. Il a 30 ans. Il ne réussit dans rien, et rien ne lui réussit. Sa mère l’engueule, sa blonde le trompe, son patron le roule. Dans tous ses rapports, il n’est question que d’argent. Il parle d’argent avec sa mère, il parle d’argent avec sa blonde, il parle d’argent avec son patron. N’ayant rien en poche, il est malheureux en famille, malheureux en amour, malheureux en affaires. Il le dit lui-même : sans femme, ni enfant, ni voiture, il ne saurait être un « membre valable de la société ». Les mêmes valeurs seront, tout au long de ce portait, ressassées. La mère, dont le poignet est plâtré, continue vaillamment de découper les tissus, dans sa modeste mercerie. Le père explique que le commerce est une guerre, qu’il doit regorger d’inventivité pour vendre ses cochonneries afin que son voisin ne vende pas les siennes. Si tu ne fais rien, tu n’es rien. Son père l’énumère posément : « Tu dois être responsable… envers ton pays, envers ta famille, envers toi-même. » Or, tranche-t-il, « Dong n’est pas un homme parce qu’il n’est pas responsable. » Et il ne trouve sa place, ni dans la société, ni dans le système de valeurs qui est fixé dans le film. Comme dans les meilleures familles, son frère, plus vieux, plus beau, plus riche, plus aimé aussi, a réussi. Il lui lancera, avec sarcasme, lors d’une engueulade devant les parents : « Nous sommes nés pour nous compléter. » Comprendre : j’ai réussi, tu as échoué. Est-ce parce qu’il n’a pas de rêves que Dong parle plus souvent de sa mort que de sa vie? Au mitan de cette débâcle, il assiste à un concert rock. Les paroles résonnent comme un message : « Are you working like a dog for meal? Are you dreaming of drowning in diamonds? Are you looking for love, but only finding sex? » À table, complètement aviné, il laissera choir, à un ami : « L’argent semble la seule chose qu’il faut avoir. Mais je pense que nous vivons pour rien d’autre que l’amour. » Plus tôt, réfléchissant à voix haute – « Je ne pense pas que nous avons besoin d’argent pour trouver l’amour. On peut trouver l’amour sans argent et être heureux. » –, il semblait déjà avoir trouvé le réel objet de sa quête : il irait en Mongolie, dompterait les chevaux sauvages (d’où le titre) et se trouverait une belle petite Mongolienne afin de vivre une vie paisible. Mais il envisagera tout de même – sans doute pour se prouver aux yeux de ses parents – de se prendre en main : il vendra du jade. Il rencontrera un jeune receleur qui lui apprendra comment rouler les clients et qui lui vendra à prix fort une pièce qui lui servira d’étalon. Seul, chez lui, à poil sur sa chaise, il déclarera entre deux sanglots qu’il s’est fait rouler par un ado de 20 ans, qu’il ne veut plus vendre de jade, qu’il n’est pas fait pour le commerce, qu’il ne veut pas rouler les autres. S’il ne sait toujours pas pourquoi il est fait, Dong apprend au moins pourquoi il n’est pas fait. Dans cette société, conclut-il amèrement en se rappelant peut-être cette autre chanson du groupe rock – « If everyone in this world is selling out, there is no fucking escape. » –, tout le monde veut rouler tout le monde. Pas moi. Dong est-il vraiment un loser? Ou un marginal? Peut-être que le cheval du titre, celui qu’on ne pourra jamais apprivoiser, c’était lui. (Jean-Marc Limoges)


RIDM 2017 : partie 2
RIDM 2017 : partie 3

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Article publié le 11 novembre 2017.
 

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