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Topology of Sirens (2021)
Jonathan Davies

Habiter le son

Par Claire Valade

L’étymologie grecque du mot « topologie » révèle qu’il s’agit de l’« étude d’un lieu », également nommé « espace ». Les notions de limites et de continuité en sont les concepts centraux. Mais qu’en serait-il alors d’une topologie des sirènes, comme l’annonce le titre de ce film hors genre et hors époque ? Ces créatures pourraient-elles être considérées comme un lieu ? Et qui sont-elles ? Le générique final les désigne (sous les noms de « sirène pisteuse » et de « sirène scribe ») comme les promeneuses qui apparaissent à la toute fin, comme une surprise surgie de nulle part — ou plutôt surgie des ondes émanant de l’étang visité dans la dernière partie du film par Cas, la protagoniste principale. Et c’est d’ailleurs là une élégante pirouette scénaristique qu’il en soit ainsi puisqu’on peut imaginer que ces deux « sirènes », terrestres et vagabondes, sont à la fois des créatures d’eau et des créatures de son, la notion d’onde s’appliquant tant à l’une qu’à l’autre. Manifestations, incarnations d’un lieu, alors ? Or, ce dernier pourrait-il aussi exister dans ces bruits qui parcourent tout le film et qui mènent Cas à cet endroit hors de tout, où tout se cristallise, pouvant littéralement donner vie à ces résonances ? Un « lieu » non pas physique et palpable, mais sonore et intangible ?

Commençons donc par la fin, et forcément par le début puisque cette scène nous ramène au panoramique d’ouverture du film — cet espace, dès lors, où culminera la quête de Cas, qui se révèle peut-être enfin comme celui « à l’étude », pourrait-on dire, annoncé dès la première image, comme une sorte de prémonition. Bien que la majeure partie de l’action soit clairement située au cœur de la civilisation, dans une ville avec ses maisons, ses cafés et ses parcs, tout le film est dominé par la nature. Celle-ci déborde de partout, arbres, fleurs, herbes, fourmillant et bruissant de verdure dans tous les coins du cadre à tout moment, et lorsqu’elle n’est pas présente visuellement, elle se manifeste dans l’acoustique du film, par les chants des oiseaux, le grésillement des insectes, le vent dans les feuillages, le ruissellement des eaux. Et voilà que le dernier quart du récit plonge réellement au cœur d’une nature presque entièrement sauvage, presque intouchée par les humains. Seule présence de ceux-ci (outre Cas et son amie Whit, puis les énigmatiques « sirènes », quasi humaines) : un banc au bord de l’eau et, surtout, un circuit de haut-parleurs déposés à même l'écosystème, camouflés par lui, mais émettant toujours des sons abstraits, indéfinissables, qui semblent venir du tréfonds de l’espace-temps.

Alors que Cas se promène avec Whit dans cet endroit idyllique (une île ? la côte californienne ?) baigné par la lumière chaude de l’été, les deux femmes se trouvent séparées, bien que Cas ne semble pas s’en préoccuper outre mesure. Guidée tout au long du film dans une traque douce motivée par des enregistrements étranges découverts sur des cassettes cachées dans une très ancienne vielle à roue, Cas s’est laissée porter par ces réverbérations qui l’ont conduite jusque-là, à ce curieux parcours de haut-parleurs abandonnés à la nature. Elle s’accroupit au bord de l’étang pour mieux écouter et observer les ondulations générées à la surface par les ondes sortant de l’appareil coulé sous l’eau. Son reflet s’embrouille de plus en plus, puis elle disparaît elle-même, absorbée par les ondes, pour être remplacée graduellement par le reflet de deux jeunes femmes inconnues, les « sirènes », qui déambuleront à leur tour nonchalamment par les mêmes chemins, elles aussi sur les traces de quelque découverte, substituant leur lunette d’approche et leur carnet aux écouteurs et aux cassettes de Cas.

C’est dans la facture sonore que le film se distingue par-dessus tout, dans cette extraordinaire capacité à créer un véritable « lieu » sonore, fait de couches superposées de bruits naturels et de bruits fabriqués, soit la musique asyntonique et abstraite qui habite le film et les vibrations bizarres enregistrées sur les fameuses cassettes. Le film semble fait pour orchestrer une sorte de rencontre entre la technologie et la nature — rencontre par laquelle les objets technologiques agissent comme des interférences qui se laissent finalement moduler, puis absorber par la nature. Ce sont ces bruits qui nous transportent d’une scène à l’autre tout au long du film, comme dans un rêve. C’est certainement l’impression laissée par la scène de l’étang. Par quel processus nébuleux, onirique, les sons — et les ondes créées par ces derniers — peuvent-ils provoquer la transformation de Cas ? Cette métamorphose ressemble davantage à un passage vers une autre dimension ou une autre époque, comme si ce curieux crépitement radiophonique mal syntonisé ou ce bruit blanc inusité avaient permis, comme le suggèrent certaines légendes urbaines, un transfert d’un monde à un autre quasi identique, à l’exception des personnes qui le visitent. En marchant dans la nature et dans la ville, sur les traces de symboles insolites à la suite de Cas, les deux « sirènes » promeneuses finissent par aboutir à la fenêtre de celle-ci, comme si elle n’avait jamais quitté sa maison, comme si elle avait toujours été installée à sa table de mixage à explorer le secret des cassettes trouvées. La question se pose alors à nouveau : les « sirènes » sont-elles des manifestations des sons ? Ceux de l’étang ? Ceux des cassettes ? Ou ceux produits par Cas avec son matériel d’enregistrement ? Quel est le rôle de Cas et des « sirènes » dans cette quête ? Nous ne le saurons jamais. Les questions soulevées par le film conserveront leur mystère au-delà de la salle obscure. Et cela n’a finalement aucune importance.

Il y a quelque chose d’Oncle Boonmee (2010) et de Memoria (2021), de Picnic at Hanging Rock (1975) et de L’avventura (1960), de The Year of Living Dangerously (1982) et de la série The O.A. (2016) dans cette topologie des sirènes, qui, malgré ces nombreuses évocations d’œuvres passées, parvient tout de même miraculeusement à éviter toute imitation et à rester entièrement unique dans sa singularité sibylline. Si toutes ces œuvres sont bien sûr extrêmement différentes, elles partagent toutes néanmoins un désir, non pas tant à chercher des réponses concrètes ou à élucider un mystère égrené au fil du récit, mais plutôt à exprimer un certain état de quête qui tient davantage de la chasse au trésor que de l’investigation, de celles qui sondent, qui explorent et qui transforment en plongeant le spectateur dans une sorte de transe qui engage tous les sens. C’est sous cet angle qu’il faut aussi aborder Topology of Sirens. Si sa bande sonore exceptionnelle place déjà le film dans un monde à part, hors du temps, tout dans sa facture visuelle vient également appuyer la création de cette ambiance : l’omniprésence d’une palette de verts infinis, le rythme et les travellings lents, les plans larges, les flâneries tranquilles pilotées par les résonances mystérieuses, les disparitions inexpliquées, les apparitions inopinées, la lumière diffuse et solaire de l’été californien. Comme si un voile léger tombait sur le monde pour créer une atmosphère éthérée et rêveuse, en suspens. Comme si le surnaturel et la science-fiction pénétraient le réel subrepticement, avec chaleur et sérénité, jusque dans ses menus détails, pour créer une œuvre cinématographique qui tient presque davantage de l’expérience sensorielle que du spectacle filmique.

 

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Critique publiée le 9 août 2022.