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Suite canadienne, La (2023)
Olivier Godin

Cinéma de quête

Par Mathieu Li-Goyette

Chaque nouveau film d’Olivier Godin nous permet de mieux comprendre à rebours l’univers qu’il étoffe depuis Le pays des âmes (2011) et 7 longs métrages, dont ce premier documentaire. Sa sorte de réalisme magique et littéraire a toujours été de l’ordre du conte oral, avec des personnages debout sur des chaises et assis sur des bancs : on prend la parole chez lui pour partager en décrivant des explications, avec une densité de granularité narrative qu’il a complètement fait sienne, son matériau propre. On parle comme on ne parle chez personne d’autre, et avec Irlande cahier bleu plus tôt dans l’année on réalisait bien que cette poésie personnelle était en train de se déployer au point de sortir de sa propre intimité esthétique, en ouvrant sur autre chose, de plus familier, plus quotidien. Ce film sur un père pompier, poète qui doit trouver une manière de faire garder sa fille afin d’arbitrer des matchs de basket-ball se formait aussi comme une réflexion sur l’économie de l’art et des loisirs. Le conte immortel touchait le sol, sortait un peu de son temps à part et flottant, relevant quelque chose de la furtivité de la magie dans le vrai monde que sa mise en scène maîtrise maintenant dans une fluidité de mouvement de plus en plus évidente. La caméra suit, elle assume de mieux en mieux le ton, son mélange de délicatesse et de rapidité, et parfois nous emporte avec elle. 

La suite canadienne est si enthousiasmant parce qu’il confirme toute la capacité de plus en plus belle de Godin à enchanter le réel mais aussi à le travailler par les bouts qui le rendent le plus clair. Voici un documentaire consacré à l’œuvre éponyme et à sa représentation télévisuelle de 1958, imaginée par la chorégraphe Ludmilla Chiriaeff, cofondatrice des Grand ballets canadiens et personnage important, caractéristique de la Révolution tranquille (dixit Dalie Giroux, l’essayiste prodiguant une belle hauteur sociologique au film). À l’époque, la troupe de Chiriaeff travaillait à démocratiser la danse à travers le petit écran, disons, comme Bernstein avec le classique dans les mêmes années 1950. Or Chiriaeff, immigrante juive d’origine russe qui avait survécu aux camps, profite d’une commande pour le voyage de la Reine Elizabeth II afin de livrer un hommage à la culture de la danse canadienne-française, un geste à la fois empreint d’un nationalisme naissant et d’un colonialisme latent (« Les danses que l’on dansait au début de la colonie »). Godin alterne alors entre des images télévisuelles de l’époque et des images d’une réinterprétation contemporaine de la pièce, cherchant à la fois à produire du liant entre deux époques, mais aussi à en dégager les défis identitaires et artistiques respectifs. Pour unir les deux ensembles, une incarnation fictionnalisée de la chorégraphe au présent, jouée par une Ève Duranceau on the go sur des répliques apprises à la dernière minute — la mise en scène nous le dit, dans une de ses nombreuses blagues sur l’artisanat créatif qui peut mener à un tel film.

« Elle est où, la tondeuse ? », dit le cinéaste doucement agacé en tournant l’affût de sa tête cachée sous une casquette. Il a des écouteurs, s’occupe de faire la perche sur son propre tournage et de se mettre en scène en train d’écouter la parole de la troupe contemporaine d’Adam Kinner, son autre sujet, au moins aussi important que son envers historique. Adam et quatre autres danseur∙euse∙s enquêtent, ielles veulent comprendre le contexte qui a mené Chiriaeff à s’impliquer comme elle l’a fait dans la sauvegarde du patrimoine francophone d’Amérique et pour ce faire vont jusqu’à Black Lake dans le coin de Thetford Mines, là où la chorégraphe recrutait des jeunes garçons — alors une denrée rare de la danse —, des orphelins, pour contrecarrer les préjugés masculinistes antifantaisistes de l’époque. On réalise alors que tout le film est porté par cette inscription en porte-à-faux des préjugés qui accablent les artistes représenté·e·s autant que celui qui fait le film. Il y a Chiriaeff, l’artiste originale de 1958 qui n’est pas d’ici mais qui souhaite s’impliquer, s’inscrire, rendre hommage et amplifier le projet national; il y a la troupe dirigée par un anglophone intéressé aujourd’hui par la représentation de la survivance québécoise; il y a enfin le cinéaste, un fabulateur apparemment déconnecté du réel et qui là s’y frotte d’une façon totalement chargée, dans un documentaire qu’il persiste néanmoins à montrer comme un conte.


[Adam Kinner / Olivier Godin]

Cette union des dimensions dissemblables, des temporalités éloignées, d’un réel et d’une fiction aux atours magiques, trouve dans le personnage historique interprété par Duranceau un trait d’union certain, une figure conceptuelle qui fait vivre le sujet tout en le subordonnant à un processus de relecture et de réappropriation accompli dans les règles de l’art consciencieux. Ainsi La suite canadienne travaille parallélisme et simultanéité de l’Histoire avec élégance, plaquant sur des contraintes idéologiques (pourquoi faire renaître une pièce qui a peut-être mal vieilli ?) des démarches délicates (Adam Kinner et sa troupe de « corps non-dociles ») dont la sensibilité toute humaine permet des exercices de remédiation, de reconsidération, comme pour dire que l’art doit justement, idéalement, parvenir à déceler les manières apparemment évidentes de traiter des sujets qui n’ont rien d’évidents. 

En cela ce nouveau film s’inscrit bien dans la suite d’Irlande cahier bleu, comme une nouvelle réflexion sur le rôle de l’artiste dans la résolution des nœuds que comporte parfois le réel. La présence mise en scène du cinéaste dans son propre film, à la suite de ses intervenant·e·s dans la forêt, ou lorsqu’il accompagne Kinner sur une balançoire en le suivant méthodiquement d’un grand geste acrobatique à la perche, sont autant d’idées amusantes et surtout éloquentes nous renseignant sur le rapport de Godin à la vulnérabilité nécessaire à la création. Cette innocence habile permet une représentation de la naïveté (Chiriaeff confessant « Je m’assurais d’écrire en grandes lettres: ARTISTE ») et d’une conscience aiguë de l’altérité ressentie par les sujets du film, se reflétant à la fois dans les raisons de leur démarche mais aussi dans une conception plus large de l’acte créatif comme exercice d’abolissement des forces irréconciliables. C’est le cas de la pièce originale des années 1950 comme ce l’est pour sa réinterprétation contemporaine et pour la démarche de Godin lui-même, enchâssant ses sujets avec la même délicatesse habituelle dans l’un de ses films-amulettes, talismans protecteurs qui ressemblent de plus en plus à ceux de ses histoires héroïques. Sa boutique de forge plie ensemble des sujets comme la poésie et l’éthique, l’intégrité et la réappropriation, des sujets qui obsèdent le cinéaste depuis bien plus longtemps que les modes subventionnaires face auxquelles, on le réalise définitivement aujourd’hui, il a toujours eu une longueur d’avance l’ayant confiné à l’artisanat, à ses beautés autant qu’à ses pauvretés.

La forte présence, dans son cinéma, d’interprètes issu·e·s des diversités culturelles québécoises, a fortiori les afrodescendant·e·s, le montre visiblement intéressé depuis longtemps par le métissage social et esthétique, comme en témoignent en plus des fascinations vives pour Ferron autant que pour le basket-ball et le jazz. Aussi faut-il se rapporter aux derniers moments du film, lorsque Kinner, fier d’avoir accompli sa quête de reconstitution devant un public pandémique de quinze personnes, récite dans un français en apprentissage un passage du Terraqué de Guillevic : « Avec pour compagnon / Un beau cheval de ferme / Il voyagea longtemps / Et franchit des pays. » Godin fait du cinéma de quête, de compagnonnage. C’est pour cela que chacun de ses films nous permet de mieux comprendre les précédents, parce qu’en avançant dans sa démarche on saisit de plus en plus pourquoi on a foulé les territoires précédents, mais aussi au nom de quel∙le∙s ami∙e∙s ces risques ont été pris, au nom de quelles différences, de quelles époques et de quelles tensions il importe de rêver les réconciliations.

 

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Critique publiée le 4 décembre 2023.