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Alcarràs (2022)
Carla Simón

L’énergie renouvelable du cinéma

Par Laurence Perron

Depuis plusieurs décennies, les Solé subsistent de la culture des pêches. Suite à l’apparition de pelles hydrauliques sur leur terrain, les membres de la nombreuse famille s’inquiètent et s’activent autour de Rogelio, le patriarche de la maisonnée : où celui-ci a-t-il rangé les papiers stipulant leur droit d’exploiter et d’habiter le domaine? « Il n’y en a pas », avoue Rogelio, « il m’a donné sa parole ». « Il », c’est Pinyol, le propriétaire des lieux, dont les ancêtres avaient par le passé donné aux parents de Rogelio et à leurs descendant·es le droit d’entretenir la parcelle après que celleux-ci les aient protégés d’une mort certaine aux mains des syndicalistes de l’Été anarchiste, mais leur accord était jusqu’alors resté verbal. Or, son petit-fils vient de permettre (à fort prix) à une entreprise du secteur énergétique d’installer des panneaux solaires sur ses terres et, par conséquent, de déloger les Solé, qui devront quitter leur maison avant la fin de l’été.

Alcarràs, c’est donc un film qui raconte le passage brutal d’un monde de parole à un monde de papiers : un univers dans lequel les serments échangés et les liens du passé n’existent que s’ils sont notariés. En cela, le film rejoint les postulats de Jack Goody, pour qui « la variation des modes de communication est souvent aussi importante que celles des modes de production, car elle implique un développement tant des relations entre individus que des possibilités de stockage, d’analyse et de création dans l’ordre du savoir » [1]. L’écrit induit certains effets de domination, car son hégémonie nous pousse aussi à lire toute chose à la manière d’un document — dont la terre, qui doit non seulement être défrichable, mais désormais déchiffrable.

Face à cet impératif, Rogelio va sans cesse tenter de s’adresser au jeune Pinyol à travers diverses offrandes (figues, lapins), comme s’il devinait que la réconciliation ne pouvait passer par la culture écrite (ce qui ne veut en aucun cas dire que Simón dépeint le monde des cultivateurs comme inculte ou analphabète) puisque c’est précisément par cette culture que la communication a été interrompue. C’est que le grand-père, contrairement à son fils aîné Quimet, refuse de s’enfoncer dans l’hostilité à laquelle ce dernier enjoint tous les autres membres de la famille (parfois aux prix de l’harmonie des relations). Ce sont ces liens intergénérationnels fragilisés sous la pression du changement à venir et par les frustrations de chacun·e qu’explore le film à travers l’arc de la dépossession paysanne.

Dire d’Alcarràs qu’il balance finement le politique et l’intime, qu’il arrime l’individuel au collectif et le familial au social n’est pas faux ; affirmer que l’authenticité du jeu (la distribution, époustouflante, est composée d’acteurices non professionnel·les) et que la finesse avec laquelle le sujet est traité par Simón sont tributaires de l’inestimable texture du film non plus. Et pourtant, une fois ces mots écrits, qu’a-t-on généré comme discours qui n’ait pas déjà été dit cent fois dans l’éloge toujours mollement renouvelée de ces longs métrages racontant de manière poignante la fin d’un monde soumis aux rouages de l’écrasante machine néolibérale ?

Face à ces louanges aussi justes que redondantes, j’ai envie de rendre également justice à la dimension poétique par laquelle émerge le commentaire politique du film. Car il ne faut pas oublier que si Pinyol vend la terre, c’est pour y installer des panneaux solaires — ces dispositifs visant à produire et emmagasiner de l’énergie grâce aux rayons du soleil. Un tel choix scénaristique, qui oppose ces infrastructures à l’opération qu’est le cinéma, me rappelle que ce dernier est lui aussi un dispositif de capture de la lumière. Face à l’implantation mortifère des panneaux (et il y aurait encore beaucoup à dire sur la complexité éthique de l’enjeu qui oppose exploitation agricole locale et initiative écologique menée par des multinationales avides), le film de Simón permet aux spectateurices de se souvenir que le cinéma et l’imaginaire constituent de véritables sources d’énergie renouvelable. Je retiens d’ailleurs de l’œuvre la capacité qu’y témoignent les enfants — principalement Iris, ainsi que les jumeaux Pau et Père — à introduire dans leur réalité effondrée un réenchantement du monde. C’est après tout sur elleux trois que s’ouvre le film, tandis qu’assis·es dans une voiture abandonnée au milieu des champs, ielles émulent un voyage spatial. Tout au long du long métrage, ielles n’auront de cesse de mettre en branle cette logique enjaillée du faire-comme-si — qui n’est au final pas très éloignée de l’esthétique quasi documentaire valorisée par la réalisatrice.

C’est de ces rituels de reprise (comme celui qu’Iris emprunte aux travailleurs étrangers saisonniers lorsqu’elle enterre les lapins) et de réinvention émerveillée que le film tire sa force — ou, plus justement, c’est ainsi qu’il donne à la colère une forme qui ne la neutralise pas mais l’extraie de l’impuissance. Ainsi le film de Simón se termine-t-il sur une scène (très marquante) nous donnant d’abord à voir les gros plans des visages de chacun·e des membres de la famille Solé, puis un tableau qui les contient tous, tandis que dans le hors-champ on devine la destruction des pêchers (d’abord suggérée par le bruit de la machinerie, puis montrée explicitement par la caméra). Or, cette scène de deuil collectif se déroule lors d’un après-midi consacré à la mise en conserve collective des fruits de la saison. Tandis que l’été se termine, quelque chose est préservé à travers cette expérience du deuil, quelque chose qui ne l’est que dans la traversée commune de la perte.



[1] Goody, Jack. 1979 (pour la version française). La raison graphique  La domestication de la pensée sauvage. Paris : Éditions de Minuit, p.86

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Critique publiée le 24 février 2023.