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Triangle of Sadness (2022)
Ruben Östlund

Le feu par le feu

Par Anne Marie Piette

Avec Triangle of Sadness, son dernier opus couronné à Cannes, le désormais deux fois palmé cinéaste suédois Ruben Östlund poursuit l'œuvre d’un cinéma acidulé au moralisme indubitable, au moyen de la satire sociale qui opère sur l’ensemble de sa filmographie. Cette foudroyante comédie sur la lutte des classes s’est vu attribuer le prix du meilleur film de la 35e cérémonie des prix du cinéma européen — sans compter le prix du meilleur réalisateur, meilleur scénario et meilleur acteur, une rafle considérable sur un total de dix prix décernés. 

Par le biais du cinéma, Östlund philosophe schématiquement, en démêlant les vices et le ridicule de l’humanité, soulignant à gros traits ce qui se rattache et déborde d’une certaine condition humaine. En accordant une attention particulière à ses inconduites et obsessions, il est passé maître dans l’art d’observer et de caricaturer les mœurs de ce siècle. Instaurant le déséquilibre et la controverse, éléments implicites à la construction de chacun de ses films aux vindicatives et récriminations polymorphes, Östlund ne se prive pas de tomber dans les exagérations grotesques pour pointer avec sarcasme partout où le bât blesse : du paternel égocentrique lâche et déloyal de Force majeure, (2014), à la désacralisation du milieu de l’art de The Square (2017), jusqu’au couple de jeunes et beaux mannequins influenceurs du présent film — Carl (Harris Dickinson) et Yaya (Charlbi Dean, qui tristement soutenait avec brio son dernier rôle) —, en croisière de luxe sur un yacht investi par les hautes sphères, qui coule à pic au sens propre comme au figuré. 

Dans Triangle of Sadness, Östlund questionne le libéralisme de la société contemporaine et les privilèges concédés aux riches et aux parvenus, sans éclipser la toxicité d’idéologies superficielles, le culte de la richesse et des honneurs sous l’égide de l’apparence prônés par les réseaux sociaux, et leur impact sur toutes les structures sociales. Quand les naufragés de première classe se retrouvent isolés, en mode survie, sur une île qu’ils croient déserte, mais qui abrite en réalité un hôtel 5 étoiles sur le versant opposé du lieu du naufrage, les rôles sociaux sont interchangés dans une dynamique que l’on voyait venir et qui exprime la relativité de toute chose : les rapports de domination, la définition même de pouvoir et de compétence. Sur le yacht, l’argent menait le monde — mention à cette scène risible de pathétisme où l’équipage doit impérativement se jeter à l’eau, contrainte par l’une des passagères (à qui l’on ne doit jamais dire non), en utilisant un toboggan gonflable géant —, mais en mode Crusoé, savoir pêcher et faire du feu devient vite la priorité, compétences que seule Abigail (Dolly de Leon), la dame pipi, responsable en chef des toilettes sur le bateau, semble avoir acquises. Par conséquent, en chamboulant les rapports de force, l’intégrité physique et psychologique des uns et des autres deviendront son affaire personnelle… Tournant en dérision le mode de vie de ses congénères les mieux nantis, réservant le même sort aux plus démunis, non moins décadents en inversion de pouvoir, incluant l’avidité et le vice au banc des accusés pour en venir à ramasser tout un chacun dans son embardée, sans jamais perdre de vue l’objectif de faire rire ou grincer des dents, Östlund a bien compris que toute critique passe mieux à travers le prisme de la raillerie sans occulter pour autant sa part de rage…

Avec pour outils de prédilection la diatribe et l’humour grinçant, la fureur y est latente, passive-agressive, puis explosive. Le sort réservé aux bourgeois — baignant dans leurs propres excréments après avoir évacué les liquides par tous leurs orifices, au pic d’une nuit de tempête qui laisse la mer déchaînée, dans une scène d’anthologie —, est au faîte de la grossièreté. C’est une punition primaire, réjouissant du même coup une gauche bien-pensante et les instincts vengeurs les plus primitifs, car l'humour scatologique, bien que choquant et provoquant, satisfait ou réjouit une majorité quand vient le temps de châtier dans le respect d’une relative rectitude politique : qui trempe et mange dans sa propre merde est bien puni. On rit, car c’est grotesque, c’est la dérision d’une élite mais l’autodérision de toute la société ; dans cette perspective, on peut autant comparer cette sanction ultime au suicide collectif de quelques fortunés de La Grande Bouffe (Marco Ferreri, 1973) qu’au sort réservé à une figure d’antiphathie de milieu populaire telle que Biff — et renouvelé d’un opus à l’autre de la trilogie Back to the Future (Robert Zemeckis, 1985-1990). Triangle of Sadness utilise symboliquement une élite, mais celle-ci est aussi faite d’arrivistes, de nouveaux riches. Si Carl et Yaya sont tous les deux mannequins, seule Yaya, l'influenceuse, gagne bien sa vie. La croisière est payée via cette casquette, sans compter qu'elle passe le plus clair de son temps à générer du contenu au moyen de selfies. L’influenceur est l’exemple le plus empirique d’un mouvement partant de la masse pour se rendre « au sommet ». En ce sens, le film ne critique pas seulement une sphère privilégiée de la société, il se moque de cette société, de monsieur madame tout le monde rêvant de se retrouver exactement au même endroit pour agir en temps et lieux inévitablement de la même manière.


:: Yaya (Charlbi Dean) et Carl (Harris Dickinson) [Film i Väst]


:: Vera (Sunnyi Melles) [Film i Väst]

Il se trouve, dans Triangle of Sadness, une référence polanskienne à Bitter Moon, (1992), mais bien plus encore à Carnage (2011), dans son ton scabreux et ses délires impudents, sans que le film possède, a priori, l’amplitude du propos ni la densité de la pensée du cinéaste polonais controversé. Avec son cancan provocateur mêlant luxe, impertinence et obéissant au code du dandysme, Östlund s’y rapproche d'un Beigbeder du cinéma, feignant de se contenter de surfer sur la vague de cynisme qui domine actuellement le monde. Si la dérision reste essentielle, on serait en droit de se questionner : est-ce vraiment mordre quand le sous-entendu dénonce lourdement un manque grave d’éthique, une amoralité nuisant à l’ensemble de l’humanité, en divertissant de façon spectaculaire ? Östlund ne manque pas d’orienter la réflexion vers certains jugements de valeur, mais il semble peu exigeant sur la portée de son propos qui se dissout rapidement et de façon simpliste dans l’esprit d’un public cantonné dans le premier degré. En se plaçant immédiatement sous l’effigie non pas simplement de l’humour, mais spécialement de la démesure, le spectateur s’abandonne à cette folle et indolente atmosphère où l’individualisme à outrance, le glamour tout en superficialité, l’irrespect et la déresponsabilisation de masse de cette fable caustique sont amplifiés, gonflés à l’extrême, pour en devenir, peut-on croire, un pamphlet travesti, presque émoussé dans son message. Espérer davantage de substance dans la manière de critiquer une société intrinsèquement superficielle ne va pas forcément de soi. Si du film tout est abruti, n’y a-t-il pas, à la base, trop de stupidité en ce bas monde ? C’est en ce sens que la proposition fait volontairement du surplace, un constat contribuant à sa motion, et qui fait partie intégrante de son propos. Constat d’échec ou plutôt humour noir du désespoir. Comme si le film déclarait : « Je sais tout ce que je ne dois pas être, mais je le suis, nous le sommes, vous l’êtes, et ainsi en est-il de (notre) (l’)humanité. » 

L’objet de sa critique, par le biais de la satire, est d’ailleurs bien établi. Il y a d’une part le châtiment privé quand Östlund sanctionne Carl et Yaya par le biais d'Abigail, et la correction publique : les riches passagers bardassés dans leurs fluides et excréments. Or, si chacun n’a d’autre choix que de se soumettre aux moqueries et au ridicule, il y a bien une sorte de plaisir sadique sous-entendu dans cette humiliation facile que nous offre Östlund. Et si le divertissement était un moyen convenable pour formuler un questionnement adéquat sur notre civilisation ? Par le biais du cinéma d’exploitation, Triangle of Sadness combine art et produit commercial, il est le feu qui brave le brasier et s’il y a bien un questionnement politique dans ses revendications, tant pis s’il exalte ses idées avec futilité, comme s’il s’agissait de produits, il s’y trouve au plus près de la réalité. Cette approche est caractéristique de notre société : on sait ce qui ne va pas, on s’en moque, ça prend beaucoup de fioritures pour se démarquer du lot, on est à la fois consterné et indifférent, puis on reste dans le cynisme en faisant du surplace, et la vie se poursuit. Finalement, Östlund vise juste. Triangle of Sadness est une satire lourdingue mais une judicieuse critique sociale. C’est narquoisement cette contradiction qui polarise, son apparente simplicité, ce côté équivoque et insatisfaisant se trouvant être son point faible mais également son meilleur atout en permettant une plus grande prise sur le réel.

L’élite dépeinte par Östlund dans Triangle of Sadness n’est pas complètement dépourvue de cœur ni de raisonnement, ce qui s’avère probablement un autre des sous-entendus principaux du film. En admirateur de l’historien néerlandais Rutger Bregman (Humanité. Une histoire optimiste), Östlund aime à croire, tout comme lui, que le genre humain est fondamentalement bon. C'est ainsi que le profil des plus dissolus de ce monde — bien qu’insupportables dans leurs comportements égotiques, leur impact social et climatique néfaste — ne sera jamais totalement antipathique aux yeux du public, Östlund l’amènera à garder une part de sympathie ou d'empathie pour chaque personnage, et ce même s’il le fait sauter avec sa propre grenade au final. Chacun de ses protagonistes a une part vulnérable d’humanité que le cinéaste ne manque pas de souligner… Mais l’ironie omniprésente n’épargnant rien, à toute fin utile, Yaya connaîtra définitivement le même sort que l’âne lapidé.

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Critique publiée le 22 décembre 2022.