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Works and Days (of Tayoko Shiojiri in the Shiotani Basin), The (2020)
Anders Edström et C.W. Winter

De l’arbre d’une vie et d’un champ de radis

Par Ariel Esteban Cayer

Il n’y aura pas de film plus monumental cette année que The Works and Days. Onze ans après The Anchorage (Léopard d’Or à Locarno en 2009), le duo C.W. Winter et Anders Edström nous revient avec un exploit de 8 heures ; un film-monde, qui emprunte la formule de son titre autant à Hésiode qu’à Virgile et T.S. Eliot, mais où le spectateur ira à la rencontre d’une femme — Tayoko Shiojiri dans son propre rôle — de même que du Japon rural qu’elle habite. Huit heures au cinéma et 1 h 15 à se dégourdir les jambes dans ses couloirs deviennent un an et demi passé en compagnie du clan Shiojiri de Shiotani — village de quarante et quelques habitants dans les montagnes du sud de Kyôto. Un « exercice de temps long au sens braudélien du terme » cherchant à capturer l’exceptionnellement banal (pour emprunter les mots de Winter), The Works and Days se déploie à la fois comme un film sur le territoire (dans la tradition structuraliste d’un James Benning) et comme un portrait, quotidien, d’une femme âgée, façonnée par ce même territoire devenu culturel et social (Jeanne Dielman d’Akerman vient en tête). Mais il s’agit surtout d’un jisei — poème d’adieu — en 5 tomes, dans la pure tradition de la poésie shintoïste : non pas un memento mori mais une œuvre cherchant à aller au-delà de la mort pour redonner aux vivants leur place dans le firmament ; les réinscrire au paysage, au flot du temps et de l’Histoire, et ainsi rendre à l’événement de la vie, aussi anodin soit-il, sa juste importance, sa juste durée, sa charge de bonheurs comme de regrets.

De somptueux montages de l’environnement (brindilles, ruisseaux, arbres et champs qui changent d’intensité, de qualité, au gré du climat) sont juxtaposés aux scènes quotidiennes, chaleureuses, conviviales et par-dessus tout familières des Shiojiri : la famille étendue d’Edström lui-même. Au fil de conversations ayant d’abord l’air d’être croquées sur le vif (dans lesquelles s’insèrent les cinéastes et débarquent les voisins comme la famille), le doute s’installe chez le spectateur. Qu’observons-nous au juste ? Puis, lentement, la certitude prend place : nous assistons bel et bien à une fiction, tournée en famille et par l’entremise de laquelle se déploie un ambitieux projet de reconstitution mémorielle ; la mise en scène souple et curieuse d’un quotidien autrement invisible et privé. Nous invitant en quelque sorte dans un album de famille, Winter et Edström se revendiquent de tourner le plus platement possible. Mais en réalité, ils modulent leur regard et gardent le spectateur sur le qui-vive. Tantôt, Works and Days fonctionne sur un mode documentaire (de longs plans fixes et patients) et ailleurs, il s’emporte dans un élan le rapprochant du cinéma classique (japonais, comme hollywoodien). L’acteur Ryô Kase (Like Someone In Love [Abbas Kiarostami, 2012], Hill of Freedom [Hong Sang-soo, 2014]) vient faire un tour pour confirmer le tout, et l’intrigue vitale du film (pour le peu qu’on puisse la qualifier ainsi) se met tranquillement en place, au rythme de la vie en campagne.

Au-delà des clichés habituels, cette ruralité –  que le cinéma japonais, homogénéisant qu’il peut être, peine à représenter franchement –  devient ici une réalité complexe et multiple. Paysage traditionnel aux contrées évanescentes, certes, les familles qui l’habitent sont cependant immensément contemporaines. Comment pourraient-elles être autrement, aujourd’hui ? La nostalgie du terroir y est ici compliquée par les réalités d’un monde globalisé où les petits-enfants peuvent être éparpillés aux quatre coins du globe au gré des mariages, tandis que leurs grands-parents ont encore les mains dans la terre. Qu’adviendra-t-il de la maison familiale ? Ou même du village dans son ensemble ? Ces questions sont remises à plus tard. Dans l’immédiat : une famille va et vient sous un même toit, au fil des visites et des congés. (Une coupe devient monumentale, lorsqu’elle nous amène du Japon à la Suède en un simple contrechamp téléphonique). Autrement, le daikon est planté et cueilli comme il l’a toujours été. L’arrivée du printemps, le dégel, sont des événements en soi. Le lever du soleil est un phénomène qu’on observe patiemment — comme pour la première fois au cinéma — tel un iris qui s’ouvre et exerce son influence élémentale sur le senseur d’une modeste caméra digitale. Une nouvelle forme de narration s’installe alors : plus celle de cinéastes qui façonnent le monde autour d’eux, mais celle du monde lui-même et des humains qui l’habitent — un regard que les cinéastes s’efforcent alors de guider et de construire.

Ainsi, ils permettent à l’œil de s’affûter comme au cœur de s’ouvrir. Dans la noirceur, Tayoko Shiojiri prend le temps, et raconte ses regrets à ses petits-enfants. Ayant épousé son mari très tôt, comme bien des femmes japonaises de son âge, elle se permet un brin de jalousie et d’amertume : face à l’éducation supérieure qu’on lui a niée, par exemple, ou encore (on perçoit plus qu’on affirme) face à la vie cosmopolite et étrangère, de sa famille outremer. Se déploie dans cette scène le cœur battant du film qui, dès lors, fait son chemin vers le nôtre avec la même assurance, la même inéluctabilité que les saisons (ou ce qu’il en reste). Dans une autre scène, c’est plutôt un homme qui s’étonne d’un nom de famille et déballe la question de la lignée : pourquoi tant de shio (sel) dans la région ? Car la vallée (tani) produisait jadis du sel, tout simplement. Si on regarde bien, on peut encore voir quelques animaux y lécher des pierres. Auprès d’eux, dans la broussaille, rôdent quelques fantômes de l’ère Edo, comme ceux de l’après-guerre : autant de figures autour desquelles les temporalités s’écroulent, se compactent, en une seule vision cohérente du présent ; du travail et des jours, depuis toujours et pour l’éternité à venir. Un soir, à la réécoute du Voyage à Tokyo d’Ozu (à qui les cinéastes empruntent bien plus que cette référence), Tayoko constate, dans une confidence tirée de ses propres journaux, qu’il est effectivement triste de vieillir, toutes époques confondues. 

Cette construction de la durée — celle d’une vie comme celle d’un film, sur toutes les couches de fiction comme de véracité qu’un film peut contenir en lui-même — est si rigoureuse que les intermissions (trois : deux de 15 et une de 45 minutes) deviennent en elle-même des éléments essentiels à la structure du projet. Elles découpent le flot des jours (et du jour passé dans la salle de cinéma) comme une bonne nuit de sommeil ponctue les nôtres ; elles soulignent les développements entre les chapitres et permettent au spectateur d’accéder à une forme d’autoperception de sa vie, comme de celle qui se déroule à l’écran. Au retour de la pause, invariablement, l’écran reste noir pendant plusieurs longues minutes. Au cours de celles-ci, nous sommes invités à réinvestir l’univers du film, doucement, comme un éveil, grâce à des enregistrements relevant plutôt de la musique concrète et du field recording– une extension naturelle du travail sonore, tétanisant, de Winter. Parfois, c’est le ruissellement de la pluie qui enveloppe la salle, comme si l’on glissait dans un bain chaud. Plus tard, c’est une basse fréquence, oppressante et audacieuse, qui enfonce le spectateur dans le creux de deux chapitres et vient souligner un bouleversement dans la suite des jours.

C’est cette prise de risque, cette ingéniosité des moyens, cette variété des méthodes et cette multiplicité des références qui isole The Works and Days des autres exercices de durée au cinéma, aussi cohérents en eux-mêmes soient-ils (voir Rivette, Diaz, Tarr ou Llinás). Bien loin de créer une « épreuve », un test d’endurance, ou encore un film sur le cinéma où il est question de créer plus de cinéma, Winter et Edström façonnent un réceptacle, inouï car capable d’accueillir rien de moins qu’une vie entière. Comme on apercevrait un arbre exister dans une forêt millénaire, nous devenons perceptifs des branches, des bourgeons et des fruits et des racines qui le composent, dans le présent comme dans le futur. Inventaire des rotations du soleil autour de la Terre, il gardera en son sein toutes les itérations d’un même événement. Et de même, une tache d’humidité grandissante sur le shoji, ou encore le positionnement d’un ustensile dans le fouillis d’une cuisine (dont la disposition matérielle changera au gré de phénomènes externes) en diront long sur Tayoko Shiojiri. Et ainsi, à l’image d’un arbre, comme à l’image d’une fermière parmi tant d’autres, The Works and Days est sans doute l’un de ces rares films à contenir, humblement, à peu près tout d’une vie.

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Critique publiée le 17 mars 2020.
 
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