ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
L’équipe Infolettre   |

L’étranger : Nowhere Near de Miko Revereza

Par Mike Hoolboom

| 2 | 3 | 4 5 | 6

>> English version

Panorama-cinéma retourne au TIFF cette année après une absence de 4 ans ! Notre chroniqueur Mike Hoolboom, l'un des plus célèbres et attachants cinéastes expérimentaux au pays, nous livrera ses impressions de quelques films choisis parmi la sélection du festival. Ne manquez pas la chance d'assister à l'évènement par procuration, mais surtout de vous abreuver de la verve singulière et revendicatrice de Mike, qui ne manquera pas d'évoquer chez vous des images inspirantes ou horrifiques, comme si vous étiez vous-mêmes dans la salle bondée du Ligthbox.

 Olivier Thibodeau, éditeur Festivals



:: Nowhere Near (Miko Revereza, 2023) [Los Otros / Department of Stateless Images]

C’est au moment où le film a commencé que j’ai réalisé depuis combien de temps je l’attendais. C’est le périple d’un immigrant, des Philippines jusqu’aux États-Unis, un voyage qui va nécessairement dans les deux sens, entre des foyers qui ne sont pas vraiment des foyers. Mi-récit familial, mi-essai économique, le film s’intéresse à la conquête néolibérale qui a transformé l’économie à la demande en réservoir infini de main-d’œuvre à rabais.

La caméra reste dans des appartements minuscules et surpeuplés ou dans des abris temporaires, là où les nomades font escale. Miko recherche des emplois qui s’évaporent comme des fantômes, tandis que sa mère squatte des sofas jusqu’à ce qu’on l’expulse. Chaque relation se transforme en rapport économique. Miko et sa famille font partie du précariat, une main-d’œuvre illégale de sans-papiers qui se battent pour obtenir des cartes d’identité, des passeports et des permis de conduire américains. Sans qu’aucun ne leur parvienne.

La coupure, c’est là où les images s’assemblent

Le voyage est balisé par les observations discrètement poétiques, vulnérables et touchantes, une philosophie incarnée que livre l’artiste de sa voix feutrée. De l’autre côté, on assiste à des scènes familiales en son synchrone, restreintes à des pièces où chaque surface déborde de boîtes, de bouffe, de cartons, de mains et de visages mélangés. Où se trouve la terre qui, chez eux, leur appartenait, offerte autrefois par les colons espagnols, reprise aujourd’hui par les nouveaux propriétaires coloniaux? On gratte les couches des vieilles blessures coloniales grâce à Google Street View, alors que des mains ancestrales pointent vers l’écran, des compas de chair qui explorent les écrans dans l’écran jusqu’à une ancienne école et aux ruines d’une maison.

Des intertitres apparaissent comme des notes de bas de page, nous indiquant que les Philippines sont nommées d’après le roi Philippe II d’Espagne. Après 300 ans de règne espagnol, les Américains ont pris le contrôle, instaurant une première version des camps de concentration. 

C’est aussi la ligne où elles se rompent.

Le film est ponctué par un lyrisme du quotidien, par des plans improvisés de vitrines barricadées, de cabines téléphoniques perdues, de slogans publicitaires satirisés. L’un des grands plaisirs de ce film tient au sens de l’observation aiguisé de l’artiste. Il suffit de voir la façon dont les ombres enveloppent ce filet de plastique orange. De voir cet enfant qui tient un tuba comme s’il s’agissait d’une deuxième tête. De voir les amateurs de costards éplucher les présentoirs pour mieux ressembler à eux-mêmes.

Quoique le regard, même la collection de regards auxquels tous les films s’intéressent, soit généralement posé, porteur d’arcs et de présages narratifs, ici la caméra est laissée à la dérive puisque l’identité elle-même est fluctuante. Être sans-papiers, c’est vivre sans aucun rapport de voisinage, aucun groupe d’amis qui puisse soutenir la famille en temps de crise. Au lieu de la sécurité et du standing, il y a le vagabondage et l’intelligence appliquée des classes pauvres, alors que l’artiste arpente les rues à la recherche d’une porte qu’il puisse ouvrir et appeler son chez-soi.

Les coupures peuvent être conçues comme des ponts ou des frontières

J’adore ce film de famille avant-gardiste, j’adore le LSD avec un personnage des Simpsons dessus et le couple de Latinx qui se tiennent le menton à l’intersection, comme si leurs têtes allaient tomber l’un sans l’autre. Et, bien sûr, tous les gens autour de Miko s’affairent aussi à filmer, mais je sais, même sans regarder ces extraits de films de famille traditionnels, que l’artiste propose ici quelque chose de différent dans ses plans. Puisque, comme le titre l’indique, il est toujours près et nulle part à la fois. Il n’a pas sa place, et cela lui permet d’avoir une vision double qui donne une rare profondeur à chaque image.

entre une image et l’autre.

Comme dans des milliers d’autres cas, les permis de travail et les certificats de citoyenneté de sa famille ont été rejetés après le 11 septembre, alors que l’Amérique renouait avec ses racines suprémacistes. Il raconte ceci en contemplant la stèle funéraire new-yorkaise où sont inscrits les noms des défunts devant un grand bassin commémoratif. Combien de gens sont morts pour venger cette perte, et combien d’Américains, en tout sauf le nom, ont été repoussés dans l’ombre, à balayer les rues américaines, à s’occuper des ordures américaines, à prendre soin des enfants américains ?

un point d’entrée et de sortie.

Cette quête initiatique s’interrompt au moment de rejouer La sortie de l’usine Lumière à Lyon (1895), mais cette fois-ci, tous les ouvriers sont des compatriotes philippins, jeunes et vieux, leurs visages fatigués résignés au long trajet du retour. Et pour témoigner de cette sous-classe clandestine, la caméra s’attarde à localiser les laveurs de vitres et les gardiens de sécurité, l’insondable infrastructure des boulots de merde qui font rouler la machine, et que personne ne remarque parce que c’est le but de l’ouvrage de rester invisible.

Des extraits d’actualités montrent le retour de MacArthur aux Philippines après l’éjection des envahisseurs japonais, remplacés immédiatement par les envahisseurs américains. «Les Américains sont venus et ont bombardé la ville. Ils étaient armés de gomme à mâcher, de Coca-Cola et de jazz. Leur invasion fut si réussie que, après leur départ, nous avons commencé à nous ennuyer d’eux.»

Le montage d’un film est un assemblage de morceaux brisés.

Sa mère est la protagoniste principale du volet américain, tandis que sa grand-mère le guide à travers son île, et leur maison familiale méconnaissable, avec son portail de pierre qui ne mène nulle part. La caméra devient soudainement incohérente, ne sachant plus où regarder. Il n’y a plus rien à voir ici, seule l’Amérique est visible; ce n’est que là où la vie du cinéaste se précise un tant soit peu, contre l’arrière-plan net de l’empire. «La psyché philippine moderne est faite de 300 ans au couvent et de 50 ans à Hollywood». Le journal de voyage de ce mésadapté occidental se conclut par un collage muet et élégiaque qui réunit des portraits de familles et des rivages lointains. Usant du principe de superposition, il peut au moins raccorder ses différents mondes, et, même si ce n’est que l’instant d’une image, une lueur d’espoir persiste.


:: Nowhere Near [Los Otros / Department of Stateless Images]

 

 

*

 

 

Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.

 

Traduction : Olivier Thibodeau

 

Nowhere Near

Meteor

Music

La mère de tous les mensonges

 It follows It passes on

Let's Talk

 

>> English version

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 14 septembre 2023.
 

Festivals


>> retour à l'index