ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Rotterdam 2023 : Partie 3

Par Olivier Thibodeau

Prologue | Intro 1 | 2 | 3 | 4 | 5


prod. Les mains sales

LA NOIRCEUR SOUTERRAINE DES RACINES
Charles-André Coderre  |  Québec  |  2023  |  10 minutes  |  Short & Mid-length (Programme: Terra)

Avec La noirceur souterraine des racines, le cinéaste montréalais Charles-André Coderre nous propose un concept simple au grand pouvoir métaphorique, incarné dans un triptyque d’images où on assiste à la radiographie machinique de la nature québécoise (captée sur pellicule par Isabelle Stachtchenko). Tout commence avec un zoom sur une scène pastorale pittoresque, sur un arbre plus précisément, qu’on filme jusqu’à l’écorce, jusqu’au matériau externe, puis plus à fond, au gré d’une auscultation pseudo-microscopique de sa pulpe et une subséquente abstraction de sa matière (via l’usage d’images 16mm trafiquées). C’est une œuvre extrasensorielle à laquelle on assiste ainsi, laquelle transcende les limites de notre appareil perceptif, créant une « perception non-humaine » pour reprendre les mots de l’auteur. Mais c’est aussi une œuvre distinctement sensorielle, une surcharge sensorielle, alors que deux images complémentaires se juxtaposent à la première et qu’elles se mettent toutes à danser, à vibrer, à résonner, mêlant la figuration à l’abstraction dans un tout indifférencié, au gré d’un vaste tableau vivant, qui se recompose constamment. Hérité de la pratique live du réalisateur, le concept du triptyque permet une foule de fascinantes permutations, selon une logique avant tout sensible, enivrante, palpitante, qui permet d’établir un lien symbolique probant entre le cinéma (argentique) et le monde vivant. C’est une auscultation de la matière forestière obtenue par auscultation de la matière argentique. En effet, le caractère terreux, pierreux de l’œuvre (qui vibre d’ailleurs au son de deux roches frappées l’une contre l’autre) est obtenu notamment par le processus d’enterrement et de dégradation naturelle de la pellicule (tactique utilisée historiquement par d’autres praticiens du cinéma expérimental, incluant Jürgen Reble), processus qui complémente et transcende les procédés chimiques normalement utilisés pour le développement. Et si cela permet ici d’exacerber sa puissance symbolique, l’œuvre se présente avant tout comme une expérience, une expérience de cinéma pure et grisante parfaitement adaptée à la salle obscure… sauf peut-être pour les épileptiques !

 


prod. Vigo Film

SUDDENLY
Melisa Önel  |  Turquie  |  2022  |  115 minutes  |  Section Harbour

Reyhan passe une visite médicale durant laquelle on constate que son sens de l’odorat se détériore. « Menthe », dit l’une des membres du personnel en retirant un échantillon de sous son nez, « poisson »… Reyhan n’arrive plus à identifier l’odeur du poisson, dur coup pour elle qui a grandi dans le port d’Istanbul… On ne sait pas exactement ce qui afflige cette héroïne mélancolique — on se surprend souvent à penser qu’on aurait dû savoir, question de ne pas devoir inférer durant tout le film — mais on suspecte une maladie mortelle. D’ailleurs, force est de constater que la protagoniste ressemble d’emblée à un fantôme, à une âme en peine coincée dans le purgatoire, figure qui n’hésite pas à se cacher derrière les portes, derrière les draps étendus, pour se dérober au regard. Effectuant un bref retour dans sa ville natale après une vie passée à Hambourg, elle se met ainsi à retracer les lieux de son enfance, le port, les rues, la maison de sa jeunesse où elle rejoue une vieille cassette Beta de l’époque où elle patinait, allant jusqu’à prendre un emploi dans un petit hôtel pour tenter de reprendre racine dans les lieux. Vainement. Puisqu’il ne s’agit pas ici d’un récit d’enracinement, mais d’errance, une quête lancinante à la recherche d’une sensibilité évanescente. On note d’ailleurs que la mise en scène extrêmement subjective, sensorielle de l’œuvre ressemble en fait à un adieu aux sens. Ainsi donc l’odeur des moules s’évapore-t-elle des doigts, ainsi le toucher des partenaires de danse et des amants se dérobent, ainsi la vie brille avant le crépuscule, dans un film à la fois tendre et triste, d’un humanisme candide, mais entier. 

 


prod. Naomi Uman

THREE SPARKS
Naomi Uman  |  Albanie  |  2023  |  95 minutes  |  Tiger Competition

C’est un documentaire hautement hybridé, à intérêt variable, que nous livre ici la cinéaste états-unienne Naomi Uman, un triptyque où elle explore d’un point de vue fluctuant la vie des habitant·e·s du village de Rabdisht, dans les montagnes albanaises. Ça commence par une introduction de nature expérimentale, hautement subjective, où la cinéaste dédie le film à son petit chien blanc mort lors de l’expédition, et durant laquelle des images de sa vie sont superposées à des images impressionnistes de la vie au village, montées de façon rythmée au son de quelque chant traditionnel obsédant. Il s’agit d’un éclair fascinant, mais étonnamment autocentré qui entrebâille la porte vers une seconde partie beaucoup plus sobre, beaucoup plus « neutre », où l’autrice émule le cinéma ethnographique des premiers temps (celui de Flaherty notamment) à l’aide de riches images argentiques en noir et blanc de pratiques paysannes traditionnelles accompagnées d’intertitres explicatifs. Or, c’est dans ces derniers que se retrouve le noyau didactique de l’œuvre, alors que nous découvrons avec fascination les pratiques d’un peuple à la fois profondément conservateur (obéissant au Kanun, code de droits établi par les Illyriens médiévaux selon lequel « les femmes sont comme des sacs, faites pour subir ») et étrangement progressif (où les femmes en question peuvent symboliquement changer de sexe pour éviter le mariage, et où il n’existe pas de sectarisme religieux). On s’écarte toujours un peu de Flaherty cependant, grâce à l’utilisation du son synchrone et à l’insertion d’affirmations subjectives parmi les cartons (« Je suis juive », déclare en effet Uman au moment de discuter du secours porté par les Albanais aux juifs menacés par les Nazis au nom du principe de « besa » [honneur]). Encore une fois, l’idée d’hybridité demeure centrale, surtout que la troisième partie introduit un changement de paradigme radical, où les images argentiques cèdent à des images numériques un peu plus banales, tournées de concert avec les villageois, révélant cette fois les facettes plus modernes de la réalité locale, à savoir l’utilisation de la technologie, des fours électriques pour la cuisson du pain, du maquillage et de la télévision. Étrangement, cette dernière partie paraît beaucoup moins intéressante que la seconde. Mais est-ce seulement à cause de la moindre qualité des images qu’on y propose, de leur facture vulgaire, de leur contenu plus familier ou s’agit-il d’autre chose ? Serait-on plus enclin, par exemple, à rechercher dans le cinéma ethnographique un certain exotisme ? Un certain « traditionalisme » passéiste qui viendrait réaffirmer la « supériorité » de la culture occidentale ? Questions pressantes…

 


prod. Harada Mitsuo

OKIKU AND THE WORLD
Junji Sakamoto  |  Japon  |  2023  |  90 minutes  |  Big Screen Competition

C’est toujours avec un plaisir candide que je replonge dans le cinéma japonais, comme si je sentais se raffermir les racines d’une passion trop rarement nourrie (étant donné l’absence quasi totale de ce cinéma sur les écrans montréalais), avide de se repaître d’un humanisme qui n’est jamais feint ou platement symbolique. Dans Okiku and the World, cet humanisme se déploie en dévoilant l’envers prolétaire d’un genre, le jidai-geki (drame historique), trop souvent associé au chanbara (film de sabre) et aux nobles machines à tuer militaires. Nous sommes dans la période Edo, nous apprend un carton liminaire, alors que le régime des samouraïs a scellé les frontières nationales par protectionnisme et que, par conséquent, « the world turned to shit ». Le vocable est important, ce « shit » (merde) qui révèle déjà l’iconoclasme fougueux, et l’ironie savoureuse de Junji Sakamoto, mais surtout le sujet principal du film, soit les excréments humains, leur valeur d’usage dans une économie médiévale et leur valeur symbolique dans une économie classiste de la société, où les pauvres locataires se retrouvent littéralement dans la merde et où les ouvriers vivent des résidus des mieux nantis. Le film débute d’ailleurs avec une image de latrine béante dont le généreux contenu est pelleté avec zèle par Yasuke, un « homme de purin », qui achète le caca des gens pour le revendre comme engrais aux fermiers. Lorsque la pluie frappe soudain, le spectacle de l’eau pure se substituant à celle des matières fécales, Choji, le futur collègue de Yasuke et Okiku, la fille d’un samouraï déchu, viennent se réfugier sous le toit des bécosses, et une histoire d’amour interdite commence à bourgeonner entre ces deux derniers.

Tourné dans un noir et blanc qui rappelle l’époque classique du jidai-geki, le film évoque initialement une œuvre crépusculaire, pessimiste, un écho à l’état merdique du monde actuel. Mais ce serait sans compter sur les touches de couleur tendres qui concluent chaque chapitre, comme une lueur d’espoir inattendue face à la grisaille ambiante ; ce serait sans compter sur la conception sublime du mot « monde » que défend le film, soit l’idée que ce terme désigne simplement quelque chose de plus grand que soi, de plus grand que sa cour arrière, que sa nation, que sa position sociale. C’est pour cela d’ailleurs que l’on s’intéresse ici au sort des pelleteurs de merde, qui sont aussi des éléments cruciaux de la société et des gens à part entière. C’est pour cela que le film narre l’histoire d’amour entre Chuji et Okiku, dont l’infatuation fait fi des limites de classe.

Au-delà de l’exploration pittoresque de décors d’époque magnifiques — c’est aussi ça le plaisir du film — c’est donc l’humain dans toutes ses manifestations que célèbre Sakamoto, les sottises d’un duo de travailleurs burlesques, l’acharnement dont fait preuve Okiku pour transcender le mutisme provoqué par une lacération à la gorge et s’ouvrir aux autres, les efforts du prêtre qui combat sa timidité pour implorer Okiku de revenir parmi ses élèves, mais également le lancer du caca sur quelque dignitaire pédant, qui se retrouve ainsi dans la même merde que ses « subalternes » sociaux. L’intérêt des excréments comme leitmotiv réside en effet dans leur caractère universel, dans le fait qu’ils nous réunissent tous à un nouveau intrinsèque, au sein d’un cycle tout aussi prosaïque, naturel et inévitable que celui des saisons qui vient réguler le fil du récit. Okiku and the World se révèle finalement comme un film gris rempli d’espoir. Comme un film de merde qui sent la rose.

 


prod. Ajimolido Films

LA SUDESTADA
Daniel Casabé, Edgardo Dieleke  |  Argentine  |  2023  |  86 minutes  |  Big Screen Competition

C’est avec roublardise que Casabé et Dieleke déploient ce rafraîchissant néo-noir, qui emprunte notamment à Vertigo (1958) l’inversion de pouvoir entre le détective et sa cible qui se produit en milieu de parcours, alors que la puissance du regard se déplace tranquillement sous le poids de l’obsession du personnage masculin pour le personnage féminin. Se déroulant dans un monde classique de film policier — lors du premier plan, nous traversons en zoom l’appartement étouffant du protagoniste en route vers la fenêtre d’où l’on observe la ville dans tout son ténébreux labyrinthisme — le film y campe aussi les personnages-clés du genre. D’un côté, il y a le détective privé, froid, minutieux, débrouillard, hyper stoïque et de l’autre, la femme fatale, ici une chorégraphe de renom, suspectée d’infidélité par son mari. Les pions sont placés avec doigté, dans un monde exempt de moralité, où Jorge (mémorable Juan Carrasco) espionne les employés de ses clients pour juger de leurs chances de mutinerie, où l’objectif révèle diverses vignettes urbaines et clairs-obscurs néonisés. Puis, Elvira (impérieuse Katja Alemann) entre en scène ; on l’observe d’abord via la lorgnette de Jorge, qui l’épie au théâtre, en train de diriger une troupe de jeunes danseur·euse·s. La traque démarre alors, et le film multiplie les jeux de perspective pour émuler le caractère sinueux de la trajectoire qu’emprunte le prédateur vers sa proie, à travers les lieux que fréquente cette dernière, incluant le zoo où elle regarde les flamants roses en pleurant, et la maison qu’elle possède dans le delta, loin de la ville, derrière laquelle elle danse nue devant les yeux ébahis du petit bonhomme dissimulé par un tronc d’arbre.

C’est à ce moment que la perspective change, c’est à l’instant où le vieux détective bedonnant aperçoit le corps nu, ondulant, presque mystique d’Elvira que le pouvoir bascule, que son désir commence à faire de lui la proie. Il devient graduellement l’objet de son regard à elle, alors qu’elle envahit ses rêves, que ses yeux acérés, disséminés sur de grands panneaux-réclame promouvant la plus récente rétrospective de son œuvre, se mettent à le pénétrer. Elle débute dès lors à le dénuder à son tour, à oblitérer sa façade énigmatique, jusqu’à prendre sa place comme observatrice dérobée de son corps nu, qu’elle fait danser de manière grotesque au gré de sa volonté. C’est elle le chorégraphe et l’architecte du dessein ultime des deux personnages masculins qui ont daigné se lancer à ses trousses, qui ont osé présupposer chez elle quelque perversité inexistante, gracieuseté d’un renversement de situation assez jubilatoire pour le genre, propre d’une œuvre qui s’amuse ferme avec une poignée de codes très vieillots. « Beaucoup de gens ont besoin de se confesser », confie initialement Jorge à un client curieux de ses méthodes d’extraction d’informations, avec toute l’arrogance du professionnel intouchable, alors que c’est lui qui finira par se livrer, pieds et poings liés par son désir, et par faire craquer le vernis de son mignon machisme de façade.

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Article publié le 2 février 2023.
 

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