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Le 11 septembre et après : une décennie de cinéma (3 de 3)

Par Mathieu Li-Goyette
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TROISIÈME PARTIE : LES MÉDIAS

« Il n'arrive plus rien aux humains, c'est à l'image que tout arrive » - Serge Daney
 
« Et les événements de New York auront, en même temps qu'ils ont radicalisé la situation mondiale, radicalisé le rapport de l'image à la réalité. Alors qu'on avait affaire à une profusion ininterrompue d'images banales et à un flot ininterrompu d'événements bidons, l'acte terroriste de New York ressuscite à la fois l'image et l'événement » - Jean Baudrillard

Voilà qu'on arrive au bout de notre modeste périple à propos de ce cinéma du 11 septembre 2001 et d'après. Un cinéma du renversement politique et idéologique, de la justification morale et patriotique, de l'esthétisme plutôt que de l'esthétique. Esthétisme, car ce nouveau regard que Bordwell baptisa « continuité intensifiée » est une question de pulsion plutôt que de direction et d'espace. Mais d'où vient-elle? La nouvelle manière dont les réalisateurs, génies comme tâcherons, ont digéré la chute des tours, la vision des vidéos personnels, les films sur cellulaires, c'est d'en faire une toute nouvelle façon de concevoir la narration; le cinéma commercial et contemporain carbure au rythme d'un encéphalogramme au bord de l’infarctus. Tellement qu'il a plus changé dans les dix dernières années qu'au cours des cinquante dernières.

Et outre la baisse du coût de l'équipement et la fameuse démocratisation de l'image, le grand tort de la nouvelle concoction de l'image filmée est aussi d'avoir laissé le champ libre à la victoire définitive de l'image télévisuelle sur celle du grand écran. Il faut dire que son plus petit homologue s'est emparé des qualités de l'autre. La télévision sur demande a éclaté, permettant maintenant non plus de zapper de chaîne en chaîne, mais aussi de zapper de film en film. La télécommande n'a jamais été aussi dommageable que ce que Greenaway prévoyait déjà dans les années 80, soit la mort du cinéma à la naissance de ce dispositif qui, à distance, nous permettait de balayer d'un coup une image qui nous avait toujours été donnée comme le fruit d'un sacrifice sur l'autel de l'art cinématographique. Donné en pâture aux spectateurs, le film du grand écran subissait et se laissait faire. Maintenant, il nous subit et ne peut que se laisser faire.

Scène coupée au montage de SPIDER-MAN

Or s'il n'arrive plus rien aux humains, comme disait Daney, et que tout n'arrive qu'à l'image, il faut se rappeler l'importance de ce jour fatidique du 11 septembre 2001 pour se rappeler la vitesse à laquelle l'image des morts fut substituée à celle de la fiction. Avec le collectif hommage au 11 septembre, on voyait dans le court métrage d'Iñárritu de brefs instants de lumière où l'on entrevoyait la chute dans le vide de quelques désespérés que le feu avait placé devant le dilemme impossible. Les images de chutes dans le vide à la suite des attentats tout comme les images des avions s'écrasant dans les tours furent réutilisées à un point tel où le World Trade Center se déposséda tranquillement de son ancienne essence physique pour ne devenir que l'image d'un mauvais augure, d'un début de fin du monde.

On gomma donc les tours, non pas pour les victimes - effacer les traces d'une présence ne rime pas avec « hommage », mais avec « déni » -, mais pour conserver les bulletins de nouvelles du 11 septembre 2001 comme la dernière image des deux tours. En laissant la destruction intacte, en coupant la scène de Spider-Man, en apostrophant Scorsese pour le dernier plan de son Gangs of New York, le symbole demeurait invincible dans sa ruine. Ce n'étaient plus des hommes et des femmes qui avaient perdu la vie, c'était les tours qui avaient disparu de toutes formes de représentation - New York étant la ville de toutes les histoires et de tous les voyages - pour ne laisser derrière elles qu'un nuage de fumée noir dans notre imaginaire. Ce nuage de fumée a continué d'obscurcir le ciel jusqu'à aujourd'hui. Les théories conspirationnistes propagées par une nouvelle culture de l'image donnant à chaque témoin un angle plus ou moins précis à travers lequel chacun ira de son hypothèse farfelue a prouvé le miroir déformant qu'offrait la toile lorsqu'il était question de se positionner face au(x) discours officiel(s). À la création d'un « axe du mal » par l'administration Bush a suivie une vague de réflexions sur la posture manichéenne du gouvernement qui allait à son tour se résoudre par la résolution du Patriot Act - un moyen « nécessaire » qui trouvera des échos intéressants autant dans l'idée de Eagle Eye que dans l'arme ultime de Bruce Wayne dans The Dark Knight. En effet, si le film de Nolan demeure l'un des plus importants de son temps, c'est par sa capacité subtile et contrôlée à mettre en boîte les préoccupations des dix dernières années... à la différence que, contrairement au justicier masqué, l'administration américaine n'a pas décommandé le Patriot Act avec les dernières périodes d’accalmie. Sans aborder le sujet de front et sans le symboliser, Nolan parvenait à fondre la figure présidentielle (et celle de Dick Cheney) sous le masque de Batman, à la protéger et à justifier une génération de super-héros capables de défendre l'Amérique par les poings tout en sacrifiant leur propre personne et leur réputation au profil de la nation entière. Comme si l'effort hollywoodien n'était pas assez marqué, on sentit même le besoin d'envoyer Tony Stark en Afghanistan pour qu'il y devienne Iron Man.

THE DARK KNIGHT : le Patriot Act du justicier masqué

Néanmoins, il reste des préoccupations plus importantes à l'heure actuelle que la quête sans fin, voire vaine, des traces multiples de la société américaine dans son cinéma; ce transfert d'un pan à l'autre est fréquent et constitue peut-être la spécificité la plus passionnante du cinéma hollywoodien. Comme l'écrivait en 2001 Jean Baudrillard (dans un article que vous pouvez consulter ici; mes remerciements à Olivier Lamothe de l'émission CinéFix sur les ondes de CIBL pour la suggestion), l'acte terroriste de New York « radicalise le rapport de l'image à la réalité », il aiguise les outils du réalisateur dont les moyens techniques se trouvent décuplés : aux images simples venant de sources simples, le cinéma a adopté la polyvalence médiatique de la couverture du 11 septembre pour créer d'autres chocs. Après la mise en scène, le montage, le son et la couleur, et encore bien plus que la 3D, ce va-et-vient entre l'image-numérique, l'image-vidéo, l'image-pellicule et toutes les autres sans aucune gêne tout comme l'utilisation abondante des moyens du reportage pour couvrir la continuité du film, de Diary of the Dead à District 9, prouve qu'une certaine volonté documentarisante de la fiction est un tic devenu tout à fait contemporain.

Mais la fiction (se) joue du réel et ne s'introduit dans son territoire que parce que le sacrilège fut d'abord commis par la télévision et sa couverture « 24h/24h 7/7 ». Pris la main dans le sac à vampiriser les moyens dramatiques du cinéma dans l'idée de mieux vendre l'information, les cartes se sont mêlées, des documentaires aux allures classiques (Standard Operating Procedure, Man on Wire, exemples par excellence de notre propos, sont aussi intimement liés à l'attentat) ont rejoué la fiction parce qu'ils y voyaient le salut d'une réussite intellectuelle en jouant sur les idées dont nous faisons état depuis trois articles, mais aussi commerciale, car pour le public, depuis ce 11 septembre, depuis cette « radicalisation », l'image n'a plus de sens. Soit elle se perd dans le sens - essayez de trouver un plan faisant sens dans Quantum of Solace -, soit elle l'afflige de tous les artifices possibles. L'originalité est devenue une question d'échange entre les médiums et de jeu sur les dispositifs de diffusion. Est original ce qui est un film se prenant pour un documentaire et un documentaire se prenant pour un film. Bref, « Il n'arrive plus rien aux humains, c'est à l'image que tout arrive ». Autrefois l'espace de la mythologie populaire, maintenant, c'est le réel qui se fait mythique et le cinéma qui se fait friable, qui se perd, se renouvelle et se perd à nouveau...
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Article publié le 28 septembre 2011.
 

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