:: The Living End (1992) [Desperate Pictures / Strand Releasing]
« Les couples des films récents semblent somme toute trop jeunes pour imaginer l’avenir — non pas incapables d’imaginer leur avenir, puisque,
après tout, vivre avec leur avenir devant eux, c’est l’intérêt de leur goût pour l’aventure, le risque, pour une vie sans rien de sûr ou d’assuré, mais plutôt incapables d’imaginer qu’il puisse y avoir un monde social habitable
dans lequel ils pourraient poursuivre leur propre aventure. » [1]
— Stanley Cavell, Ce que le cinéma sait du bien
Dans The Living End (1992), Jon (Craig Gilmore), critique de cinéma, fait la rencontre du dangereux Luke (Mike Dytri), qui l’entraîne dans un road trip sanglant. Au cours de leur voyage qui s’apparente de plus en plus à une fuite sans but, Jon demande à Luke : Do you want me to take you someplace? Luke répond : Yeah, off this insane planet.
Dans Nowhere (1997), semi-parodie de récits scolaires d’adolescent·e·s états-unien·ne·s, Dark (James Duval) transporte partout avec lui une caméra, pour filmer sa propre mort dont il pressent l’arrivée. Les vingt-quatre heures au cours desquelles se déploie le récit sont présentées par un des personnages comme étant le jour annoncé de l’apocalypse, signal d’un retour christique et promesse de la destruction de l’univers.
Et fuyant le vacillement des lumières rouges du rave industriel où s’ouvre la première scène de The Doom Generation (1995), le couple formé de Jordan (James Duval) et d’Amy (Rose McGowan) se réfugie dans la voiture de cette dernière. Entre confidences et baisers, Amy murmure, à voix basse et d’un ton amoureux, une parole qui se répétera tout le film : There just is no place for us in this world.
Que faire de ce monde qui se présente de plus en plus comme un appel à un outre-monde ? Dans les films de Gregg Araki, le réel se navigue comme s’il n’était déjà que décombres. Mais avons-nous vraiment affaire aux ruines d’une destruction passée, ou n’est-ce pas plutôt que le moment de la clôture s’allonge indéfiniment ?
*
Dans cette sensibilité apocalyptique qui traverse la filmographie de Gregg Araki, quelque chose m’a souvent semblé familier, bien loin de l’apparente exagération camp de ses récits où les codes soaps du cinéma adolescent rencontrent un érotisme à la fois cruel et joueur. Car si l’incapacité à supporter la violence constitutive de l’urbanité états-unienne apparaît à répétition chez Araki, dans ses personnages de jeunes flâneur·euse·s, dans leurs trajectoires qui se calquent sur un road movie sans point d’arrivée défini (autre que celui d’un déplacement sans but dans les périphéries métropolitaines qui prennent l’apparence d’une accumulation de bretelles d’autoroute et de stationnements de centres commerciaux), ce qui s’y devine, c’est la douleur d’un réel déjà en déroute, une vie dans les ruines de la vie.
Dans la filmographie d’Araki, la cavale titulaire du dossier se présente donc à la fois sous le signe de l’escapade criminelle tout en prenant l’apparence d’un pur égarement. Les meurtres qui poussent les personnages d’Araki à prendre la fuite suivent dans The Living End comme dans The Doom Generation le même schéma paradigmatique : un jeune homme, qui se présente comme une figure homoérotique d’hypermasculinité, fait tourner l’engrenage de l’acceptabilité normative jusqu’à tuer, presque par hasard ou par erreur, des personnages quelconques, faisant tomber dans la clandestinité les figures qui se situaient jusque-là encore à la lisière de l’acceptabilité sociale (Jon, comme protagoniste réservé et solitaire dans The Living End ; le couple hétéro formé par Jordan et Amy, dans The Doom Generation). Davantage qu’une initiation à une vie queer dans les marges de la normativité hétéropatriarcale, la nature de l’éclat meurtrier occupe dans la filmographie d’Araki une place ambigüe et incertaine.
Dans « Responsabilities of a Gay Film Critic », un article de 1978, Robin Wood faisait valoir l’importance d’une pensée critique qui refuserait d’avoir comme objectif l’inclusion des récits queers (bien que le terme soit anachronique à sa publication) à l’intérieur d’une socialité hégémonique, mais qui se ferait au contraire l’occasion d’un refus du monde à réitérer :
« As most commonly expressed in the newspapers, periodicals, etc. of our establishment (not to mention various gay society discussions I have attended), the aim of the gay liberation would appear to be read as that of gaining acceptance and equal rights for homosexuals within existing society. My basic argument is that such an aim is totally inadequate. Acceptance of the homosexual by society has its obvious corollary and condition : acceptance of society by the homosexual. » [2]
C’est précisément ce refus de l’acceptabilité que pointent les esquives criminelles des personnages d’Araki. Elles sont l’occasion d’un retour du romantisme qui lie les condamné·e·s et, en même temps, le catalyseur de gestes où la mort rencontre l’érotisme. C’est sur cette dernière avenue que peut s’atteindre la possibilité d’intégrer une histoire de l’attachement relationnel, comme c’est le cas pour les deux protagonistes de The Living End, où le diagnostic de séropositivité partagé s’avère l’occasion de refuser une fragilisation de la vie en cours : « You really want to go back to your I’m HIV-positive and everything’s normal hunky-dory life? »
:: The Doom Generation (1995) [Criterion]
:: The Living End (1992) [Desperate Pictures / Strand Releasing]
Mais justement, cette « normalité » décriée par Luke dans The Living End, c’est à la fois la surface immobile d’une vie sans accroc — métro-boulot-dodo, border les enfants et sommeiller sans rêve —, comme l’espace consacré où la violence du monde se déploie. Le crime n’est pas simplement une façon de refuser la norme, car ce qui, chez Araki, constitue le « normal » relève plutôt d’une réalité brutale. La cavale, c’est donc d’abord la recherche d’un mouvement de fuite hors d’un monde sculpté par le désir de mort, où peut toujours apparaître au tournant d’un chemin un groupe lançant des injures homophobes, matraques à la main (comme dans l’altercation qui signe le premier meurtre, par autodéfense, dans The Living End). Mais il s’agit aussi de poursuivre le non-sens d’une réalité définie par l’absurdité des actions cruelles qui y sont posées. Ce n’est pas pour signifier qu’il y aurait un manquement moral inhérent au cinéma d’Araki qu’il faut souligner cette dynamique contradictoire, mais pour noter l’absence totale d’utopie salvatrice dans ses trajets sinueux.
J’ai longtemps gardé comme souvenir ce qui me semblaient être les conclusions de ces voyages, leurs clôtures en bain de sang. Elles incarnaient pour moi une façon de souligner l’impossibilité de fuir cette contemporanéité marquée par une agressivité qui, progressivement, passe du kitsch à l’horreur. Je gardais en tête les violences sexuelles qui marquent les dernières séquences de The Living End et de The Doom Generation. Mais j’avais tort, moi aussi, car c’est surtout dans l’après-coup de la fin meurtrière, dans les instants où le dénouement s’avère non pas la conclusion mais la nécessité de réfléchir ce qui y succède, que les films d’Araki trouvent un sens second. Que se passe-t-il après la mort qui n’arrive pas ? Après la résolution seulement partielle qui signe finalement l’injonction à rester dans la vie ?
Car The Doom Generation ne se clôt pas par l’arrivée des néonazis dans le repaire du trio, par la séquence horrifique du viol d’Amy et de la castration de Jordan, mais par le moment partagé par les survivant·e·s, Amy et X, posé·e·s sur la banquette avant de la décapotable. Leur long silence est alors interrompu par la question de ce dernier — Do you want a Dorito? — avant que la voiture ne démarre et continue sa route. The Living End ne se termine pas par le combat violent des deux protagonistes, par Luke menottant Jon sur la plage avant de le pénétrer de force tout en insérant dans sa propre bouche le canon d’un revolver, mais plutôt par l’impossibilité de mettre en acte le suicide. Araki choisit de conclure par l’étreinte, devant le coucher de soleil rougeoyant, de ceux qui restent encore dans le monde. Et à la fin de Nowhere, Araki termine par un gros plan sur les yeux grands ouverts de Dark, visage ensanglanté devant le corps, fuyant, transformé en insecte extra-terrestre, de celui qui allait devenir son amant. Dans les yeux de Dark, c’est la question de l’après-coup qui se pose, bien qu’elle reste hors-champ et hors-film.
:: Nowhere (1997) [Criterion]
L’image que j’avais conservée des films d’Araki, et de leur conclusion comme le moment de l’artifice et de l’éclat, d’une criminalité queer comme échappatoire hors d’un monde qui court déjà à sa perte, faisait alors défaut. Loin de la scène finale du Bonnie and Clyde (1967) d’Arthur Penn, où la mort subite des protagonistes, flingué·e·s dans leur voiture arrêtée, cristallisait leur parcours quasi-hagiographique de gangsters, les protagonistes d’Araki resteront sans conclusion héroïque. On nous montre au contraire comment le monde est déjà perdu, dès l’ouverture, et comment l’existence refuse à se clore lorsque vient le temps de terminer. C’est peut-être là que se retrouve la familiarité apparente de la pensée de fin du monde d’Araki, et ce qui en fait un cinéma profondément mélancolique. La valeur de ses meurtrières utopies — qui n’en sont jamais vraiment simplement — s’avère toujours temporaire. Ce qui y est pointé, bien que sans représentation, c’est une interrogation sans réponse qui demande comment poursuivre une vie dans un monde qui la perçoit comme une mort en attente, comme une accumulation d’apocalypses aux fins incertaines.
[1] Stanley Cavell, « Ce que le cinéma sait du bien » dans Le cinéma nous rend-il meilleurs? (Paris: Vrin, 2024 [2005]), 74. Théoricien de la « comédie du remariage » qu’il observe dans le cinéma hollywoodien des années 1930 et 1940, Cavell tente dans « Ce que le cinéma sait du bien » d’observer les comédies romantiques des années 1990 en ce qu’elles s’éloignent de la structure classique du remariage. Loin d’apparaître comme un théoricien du cinéma queer, Cavell observe tout de même, depuis ces narrations populaires exclusivement hétérosexuelles, la fragilité d’une vie relationnelle basée sur la répétition de l’institution du mariage. Pour une relecture ouvertement queer de la « comédie du remariage », voir : Lee Wallace, Reattachment Theory : Queer Cinema of Remarriage (Durham : Duke University Press, 2020).
[2] Robin Wood, « Responsabilities of a Gay Film Critic », Film Comment, vol. 14, no 1 (1978), 13.
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