« C’est le gars le plus cool du monde »
Chapeau melon vissé sur la tête, du Beatles en guise de trame sonore, mon ami Luis Ramirez me montre un croquis de Buster Keaton qu’il venait juste de dessiner en levant à peine son crayon. Pork pie hat, regard fixe et une mince ligne droite pour la bouche : tout y est. Son talent pour le dessin m’exaspérait autant qu’il me fascinait. Je le regarde, hautement dubitatif de sa déclaration.
« Ce gars-là ? »
« Ouais. Il a jamais peur de rien, il est super agile, un peu fort et il sourit jamais. Il est un peu comme Batman »
Luis Ramirez a neuf ans. J’en ai dix. J’ai toutefois l’impression d’en avoir cinq quand je suis avec lui. Il est comme ce grand frère qui en connaît déjà un bout sur tout de plus que moi. Espagnol, fils de père marocain et de mère andalouse, il est plus petit que tous les autres garçons de notre classe, mais il est large et assez robuste pour son âge. C’est un élève studieux, attentif mais aussi moqueur et opiniâtre. Il excellait à peu près en tout. Ses parents lui donnaient accès à des livres, de la musique et des films qui ne se trouvaient pas chez moi, dont j’ignorais même l’existence. Inutile de spécifier à quel point Luis détonnait dans le Centre-Sud des années 80. Nous allions à l’école Champlain, à une époque où le mot « intimidation » ne voulait pas tout à fait dire la même chose. C’était néanmoins une composante constante de notre environnement. Longer les murs, sortir par la porte-arrière de l’école et parfois, pisser de peur dans nos culottes. Mais pas lui. Du haut de ses neuf ans et 4’3, Luis n’était jamais affecté par les quolibets sur sa taille.
J’enviais Luis. J’admirais Luis. J’étais jaloux de sa famille, de leur musique bizarre, de ses vêtements en laine tricotée, de ses livres en espagnol, de cette délicieuse odeur de grillades et d’ail qui semblait coller au mur de sa maison en permanence. Je le trouvais beau. Il me rendait confus. Mon obsession pour les filles était déjà bouillonnante à l’époque et pourtant, être avec lui me fascinait encore plus que la plus jolie fille de l’école. Aussi, je ne comprenais pas pourquoi sa famille pas beaucoup plus riche que la mienne avait l’air moins pauvre. C’est comme si ces gens-là vivaient dans le quartier… parce qu’ils le voulaient.
Un mardi, je suis invité par ses parents à aller voir un film au Ouimetoscope. Le cinéma était à deux pas de chez nous mais je ne savais pas où exactement. On me dit que nous allions regarder un film indien. J’étais incapable de me souvenir et de prononcer le titre. Sur le siège en décrépitude d’un des plus vieux cinémas d’Amérique, sans que je sache que l’endroit est légendaire et qu’il agonise, j’attendais patiemment que les cowboys apparaissent dans Salaam Bombay de Mira Nair.
Il n’y en aura jamais, bien sûr. Je suis déçu, on m’avait dupé ; ces gens-là n’étaient pas des Indiens. Il n’y avait pas d’action, pas de cowboys, je ne comprenais pas l’histoire et c’était même un peu inquiétant. J’admets avoir eu un peu peur en regardant le film : c’était trop de dépaysement en une seule soirée pour le petit crotté du Faubourg à m’lasse que j’étais. J’avais toutefois encore plus peur de laisser paraître mon état, de décevoir et de révéler mon ignorance. En sortant de ce cinéma qui me donnera encore plusieurs heures de frissons avant de mourir, j’étais incapable d’organiser une pensée précise sur ce que je venais de voir. Pourtant, les scènes me revenaient toutes en rafale. Un gâteau et un poussin donnés en cadeau par un petit garçon à une jeune fille. Une scène de danse qui m’a fait sourire. J’ai eu l’impression aussi que des hommes inquiétants cherchaient à posséder de très jeunes filles.
J’ai eu de la difficulté à dormir ce soir-là, encore. Mais qui étaient donc ces Indiens qui n’en étaient pas et qui vivaient comme nous ? Surtout, pourquoi est-ce qu’ils qui me donnaient l’impression que je vivais dans la richesse ? Voilà pour mon premier contact avec la culture indienne. Je n’ai jamais revu Salaam Bombay depuis.
Le lendemain matin dans la cour de l’école, Luis est toujours aussi souverain avec son chapeau melon qu’il portait envers et contre toutes tentatives d’humiliation.
« T’sais, Luis, le gars que tu as dessiné l’autre fois, avec le chapeau comme le barman extraterrestre dans BraveStarr… T’sais, le gars qui est comme l’ennemi de Charlie Chaplin ? Lui aussi il est dans des films en noir et blanc muet ? »
« Ouais »
« C’est vraiment cool ? »
« Ouais »
« Mais ça parle jamais ? Et c’est pas plate ? Comment on fait pour comprendre ? »
« J’ai une cassette. Tu veux voir ? »
Après l’école primaire, Luis Ramirez disparaîtra complètement de la surface de la Terre. Je ne sais pas où il habite, s’il est vivant, s’il a lui aussi des enfants. Je pense parfois à lui, à ses parents calmes et chaleureux, à leur appartement au bord du fleuve où j’ai écouté mon premier Buster Keaton.
Fast forward quelques décennies plus tard.
Ma fille Simone a deux ans et demi. Durant cette période de notre vie, ma conjointe et moi ne comprenons pas encore tous les défis qu’elle traverse, la frustration de ne pas pouvoir s’exprimer qui s’est déjà installée dans son petit corps et qu’elle expulse avec des colères explosives. Elle parle de manière monosyllabique et il est nécessaire de bien l’écouter pour déchiffrer les sons qu’elle tente d’articuler. Pour cette raison, je me dis que son premier film au cinéma, il sera muet. Je tiens à ce que son baptême de cinéphile en salle soit doux et rassurant. Comme Simone est déjà en amour avec Totoro et la Ghibli (elle a d’ailleurs décidé que Barbapapa et lui sont les meilleurs amis du monde), il semblait de mise que son premier film en salle soit La Tortue rouge de Michael Dudok de Wit. J’envisage que l’attention de Simone ne sera peut-être pas au rendez-vous. Je suis disposé à partir après trente minutes au besoin, si les gigotements de ma fille assise sur ma cuisse se font trop insistants. Ils ne viendront jamais, ces gigotements. À lui seul, l’écran sans image est déjà une source de fascination. Les premières images du film s’ouvrent : j’observe ma fille, en essayant de ne pas projeter la moindre intention sur elle. Nous sommes déjà au bout du monde et du temps. Quelque chose du film confine au sacré, aux toutes premières expériences. Je sais déjà que le voyage sera intense pour Simone. Le silence, les éléments, l’isolement, les couleurs. Il y a l’homme, la femme et plus tard, leur enfant. La vie et la survie. La colère, la tristesse. L’extase. La Tortue rouge cesse d’être un film après quinze minutes : il devient une peinture murale qui semble prendre vie à la lueur d’une torche, dans une improbable caverne antédiluvienne que nous venons de découvrir ensemble. Rien que ça. Mon regard oscille entre l’écran et le visage de ma fille. Elle reçoit le film dans sa chair, elle tremble, se cache le visage dans les mains. C’est durant le passage de la noyade de la mère que Simone n’en peut plus. Elle pleure, elle est inconsolable, elle hurle un staccato de « maman » dont le cinéma Beaubien va se souvenir longtemps. Je me dis que Simone n’appelait pas sa mère à ce moment-là, mais l’idée même de LA mère, celle qui ondule au fin fond de la première caverne. Dans la salle, des petits rires sans méchancetés fusent. Le père à côté de moi a une expression que je me permets de qualifier d’impavide. Je m’excuse sincèrement des cris de ma fille. « Ne t’excuse pas pour ça stp, laisse crier ta fille. C’est parfait ». Je regarde ce père un peu plus jeune que moi et bien qu’il ne ressemble pas du tout à Luis Ramirez, il a la même morphologie que lui et peut-être aussi la même essence. La fin du film pointe le bout de son nez : l’enfant-tortue part vivre sa vie. Il quitte ses parents et l’île qui l’a vu grandir. Je me mets à chialer comme une Céline Dion en kayak. C’est moi qui suis là, seul sur cette île, à recevoir des vagues de questions à la gueule. Un jour, Simone va quitter la maison, comme l’enfant-tortue. Est-ce qu’elle pourra parler d’ici là ? Saura-t-elle se faire bien comprendre ? Est-ce que sa concentration sera comme celle des autres enfants ? Elle venait juste de regarder un film muet de plus d’une heure : c’est bon signe non ? Est-ce que je ne suis pas plus sensible en tant que cinéphile depuis que ma fille est au monde et encore plus depuis que nous regardons des films ensemble ? Est-ce que je saurai lui donner les outils pour affronter les inévitables persiflages et humiliations qui viendront ? Est-ce que je saurai faire d’elle une enfant qui ressemble à Luis Ramirez et qui portera fièrement ses convictions comme il portait son chapeau melon ?
Je suis là, devant l’écran où le générique défile, à vivre déjà la mélancolie du départ de ma tortue-rouge de fille et la fierté de ce qu’elle va devenir. La Tortue rouge avait isolé et dilaté le temps, lui avait donné la forme d’un instant, simple et parfait. Notre expérience commune avait changé la structure même du film. Pour moi, il ne pourra jamais plus exister sans que je n’entende les cris et les pleurs de ma fille durant la scène où la mère se noie.
« Trisse, papa ? », me dit Simone.
Ah tiens. Ma fille est capable de bien dire « triste ».
« Non, Simone. Je ne suis pas triste. Je suis juste très, très content d’être ici avec toi »
Je pensais avoir donné à Simone sa première véritable expérience de cinéma. En fait, c’est elle qui venait me donner une de mes plus belles.
Dans une quinzaine, BUSTER KEATON vs CHARLIE CHAPLIN !
P.S. C’était pour toi Luis, où que tu sois.
Et pour vous, en prime, ce magnifique dessin fait spécifiquement pour Simone par mon frère d’âme, l’artiste Jeik Dion. J’imagine très bien Luis et Jeik trinquer ensemble un whisky côte à côte en faisant des croquis dans un Moleskine.
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