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James Wan: Morts multiples de l'auteur de genre

Par Ariel Esteban Cayer
 
  « Je vous en conjure, apprenez à voir les ''mauvais'' films,
ils sont parfois sublimes. »

– Ado Kyrou, Le surréalisme au cinéma, 1953
 
Bien qu'on puisse penser le contraire, le cinéma de James Wan en est un d'une grande mobilité. Styliste exalté du cinéma d’horreur contemporain, son oeuvre est faite de zooms langoureux et suggestifs, tantôt points de vue subjectifs et inquisiteurs, tantôt contrechamps frontaux et angoissants; de fondus enchaînés et autres tours optiques; de compositions habiles, doublées de mouvements dynamiques. Cinéma à la facture classique, qui n’en demeure pas moins contemporaine, il nous montre un artisan en pleine possession de ses moyens. Que ces films remplis de beaux moments passent généralement sous le radar de la critique n’est cependant pas très surprenant, Wan étant généralement accusé d'avoir engendré avec Saw (2004) toute une franchise dont le style maladif, saccadé et « vidéoclip » n’en finissait plus de pourrir l'horreur des années 2000. Comble du syndrome des « mauvais genres », cette accusation prématurée nous a privé de l'un des réalisateurs les plus prometteurs de sa génération, un véritable artiste dont l’évolution mise en lumière par les récents The Conjuring, et Insidious : Chapter 2 a de quoi imposer la relecture et faire oublier les relents de cette franchise décadente.
 
D’abord et avant tout, Wan est un plasticien du macabre, un auteur de l’image dont l’apport formel au cinéma d’horreur dépasse amplement une quelconque contribution narrative. L’improbabilité, ou le manque de dimension de ses personnages, au même titre que les scénarios archicodifiés qu’il adapte (du moins, jusqu’à l’inventif Insidious) sont souvent à remettre en question. Lorsque confrontés à certaines images auxquelles ces scénarios donnent naissance, ces reproches finissent par relever d'une accusation rébarbative, ou pire, du cynisme. Loin de nous l’idée de ne pas exiger un cinéma cohérent, complet et « bon » sous toutes ses facettes, mais dans le cinéma de Wan comme dans celui de plusieurs auteurs de « mauvais genres », accepter cette invitation aux plaisirs de d'une image aussi méticuleuse est essentielle, surtout lorsque ceux-ci mettent les sens à profit (pensons aux Paranormal Activity 3 et Paranormal Activity 4 de Henry Joost et Ariel Schulman, avec qui Wan partage le producteur Oren Peli, et certaines affinités pour l’affect provoqué par l'esthétique du found-footage).
 
Si nous reconnaissons au cinéma de William Castle ses gimmicks, à celui de Russ Meyer son énergie débridée et ses décolletés, à celui de Jess Franco le bordel sensoriel qu’il propose, ou encore à celui de Roger Corman sa débrouillardise homogénéisante, reconnaissons à présent l'habileté de Wan à créer coup sur coup des œuvres dont les divers plaisirs viennent avec quelques compromis, certes, mais des compromis sur lesquels il navigue habilement depuis 2004, rédigeant au passage une grammaire stylistique d’une cohérence surprenante et d’une beauté parfois inattendue. Tout en couleurs et en mouvements, l’horreur, chez Wan vient d’abord des yeux, et les sous-estimés Dead Silence et Death Sentence (tous deux sortis en 2007) révélaient déjà les esquisses d’un inattendu projet esthétique. 


::  Dead Silence (James Wan, 2007)

 
Les plaies causées par l’irrépressible débandade de suites à Saw étaient encore fraîches à la mémoire de tous, et ce, même si la franchise était déjà hors des mains de Wan et de son scénariste Leigh Whannell. En conséquence, Dead Silence fut brutalement sous-évalué lors de sa sortie, tassé du revers de la main, même s’il s’y cachait un bon indicateur de la démarche que Wan viendrait finalement à incarner. Production hâtée par un agent voulant désespérément que le duo répète le succès de Saw, ce premier compromis, ce premier « produit » malmené par un script doctor et essentiellement arraché des mains de ses créateurs [1] convainc néanmoins grâce aux quelques images que Wan arrive a en extirper.

Il suffit de jeter un coup d’œil à la théâtralité assumée de ses maquillages (effet de style récurent chez tous ses croque-mitaines, de la poupée de Jigsaw à la femme en noir d’Insidious, en passant par Mary Shaw dont il est question ici), à ses jeux d’éclairages expressifs mettant en valeur une série de décors lugubres (aux couleurs carmins, bleues et turquoises, qui reviendront dans tous ses films) tout comme l’improbabilité de plusieurs personnages (un détective hilarant, apparaissant de nulle part, rasoir toujours fermement en main) pour comprendre qu’on a affaire à un film qui se fonde sur une approche ludique du genre, à mi-chemin entre un épisode de Chair de poule et quelque chose comme un Child’s Play (1988) qu’on se remémorerait à travers le prisme déformant de la nostalgie. Habile mise en scène du son, du cadre et de ses hors champs, Dead Silence jouit de plans réfléchis et de tours de passe-passe sonores pour faire mousser ses séquences horrifiques (le silence annonciateur de mort de Dead Silence, aussi efficace que le jeu de clappements de mains qu’offrait The Conjuring). Film d’horreur un peu grossier, cette première commande hollywoodienne marque surtout l'évolution d’un cinéaste passé de l’horreur charcutée de Saw à quelque chose, dans l’ensemble, de drôlement maîtrisé.
 
Death Sentence, sorti la même année, inscrivait Wan dans un registre complètement différent, le voyant adapter au goût du jour un roman de 1975 signé Brian Garfield (faisant suite à Death Wish, ayant servi d’inspiration au film éponyme). Suivant le schéma classique du film de vengeance et de rétribution, il s’agit d’un autre film-compromis dans lequel les pièces s’agencent peu à peu. La récurrence d’une grammaire cinématographique expressive commence ici à marquer l’imaginaire avec le retour de ces jeux d’éclairages, notamment dans la confrontation finale où un repaire de gang prend des allures d’église infernale. Il s’agit d’une décision esthétique gratuite (et que dire de ces récipients de verre remplis de sang accroché au plafond), mais qui s’avère ô combien satisfaisante. Évoquant la tanière du démon « Lipstick-Face » d’Insidious (2010), Nick Hume (Kevin Bacon) navigue dans le lugubre immeuble industriel où il est venu faire tomber la loi du talion, un peu comme Josh Lambert (Patrick Wilson) traversera le « Further » pour y retrouver son fils. Vient surtout avec Death Sentence le désir d’élever le genre aux moyens d’outils simples, respectables et efficaces. Une séquence particulièrement mémorable, où le personnage de Kevin Bacon fuit le gang qui le poursuit, se transforme en un long plan-séquence échelonné sur une tour de stationnement; ce plaisir du long phrasé, on le retrouvera dans The Conjuring avec cette séquence mémorable nous présentant la famille Perron. D’une violence ultimement très old school, Death Sentence démontre un Wan confronté à des conventions rigides à travers desquelles ses affinités stylistiques détonnent davantage dans le panorama plutôt vanillé du cinéma des multiplexes.



::  Death Sentence (James Wan, 2007)


::  Insidious (James Wan, 2010)

 
Insidious (2010) représente un véritable pivot : un film indépendant, immensément maîtrisé qui confirme que si ses films précédents étaient quelque peu ternis dans l’ensemble, leur acuité visuelle était loin d’être fortuite. C’est tous ses motifs récurrents qui prennent vie ici, de la théâtralité de ses créatures à l’efficace plasticité de ses cadres, ainsi que la capacité à communiquer l’effroi en de très élégants mouvements de caméra, misant sur la délinéation d’espaces stratifiés, en cadres de portes donnant sur des pièces vides d'où naît tout le potentiel horrifique de sa mise en scène. En plus d’un scénario finalement satisfaisant (Leigh Whannell signant ici le récit qu’il n’avait pas eu la liberté d’écrire à l’époque de Dead Silence), c’est l’économie visuelle frappante de ce « Further », dimension parallèle à la nôtre qui reste en mémoire (et que Wan représente en éteignant simplement les lumières de son plateau, remplaçant celles-ci par une quantité industrielle de fumée fantomatique au sol, ainsi que des sources clés de lumière vertes et turquoise). Déjà amplement couvert dans nos pages, le superbe The Conjuring se révélera 3 ans plus tard non pas comme l’apogée de son travail avec Whannell mais comme la synthèse de son travail dans le cinéma d’horreur (Wan adapte ici le scénario de Chad et Carey Hayes pour le compte de Warner Bros., menant enfin à terme leur projet de biopic sur la famille Warren en développement depuis plus de 20 ans). 
 
Décevant donc qu’Insidious : Chapter 2, tourné rapidement après un tel magnum opus, soit le mot final que son réalisateur ait à nous offrir dans le cinéma d’horreur. Ultime compromis, la perte de vocabulaire qu’on y observe est frustrante, car elle est progressive, camouflée dans l’ensemble par les mêmes fioritures stylistiques caractéristiques de son cinéma quand il lorgne trop vers le pop. Retournant à certaines des forces mentionnées plus haut, comme ces zooms généreux et sadiques, ces cadrages laissent amplement d’espace en arrière plan pour encourager l’angoisse chez le spectateur (dans ce département, il s'approche aujourd'hui des maîtres Kiyoshi Kurosawa et Hideo Nakata). Une séquence, particulièrement mémorable, situe une scène comme minuscule point au fond de l'obscurité de son cadre, tandis qu’un lent mouvement de caméra nous amène de plus en plus près, rappelant une version accélérée du fameux Wavelenght (1967) de Michael Snow, ainsi que la mémorable transition de pupille en pupille de Dead Silence. Mais c’est en refusant d’utiliser sa riche mythologie à meilleur escient (le scénario oublie les divers vilains mémorables peuplant le « Further » du premier film au profit du passé d’un seul antagoniste) que ce second chapitre s’essouffle. De plus, en expliquant à outrance son propre univers qui se voit détroussé de toute l’aura énigmatique qui faisait la force du premier film, cette dernière œuvre est entièrement victime du syndrome de la suite superflue, qu’on pouvait retrouver dans Halloween II (1981). Au final, Chapter 2 nous montre un cinéaste talentueux se buter à quelques codes et contraintes du cinéma de genre (la suite, l’origin story futile, etc.) qui élucident d’une certaine façon les aléas de l’industrie elle-même, tout en mettant en lumière la beauté inhérente de son cinéma, une oeuvre d'images fortes, mémorables et adhérant à un système dont il n'est pas ressorti tout à fait indemne.



::  Insidious : Chapter 2 (James Wan, 2013)

 
À défaut de l’avoir fait inconsciemment à maintes reprises dans le passé, nous souhaitons contribuer à l'exploration esthétique découlant du projet de plusieurs critiques (qualifiés de « vulgar auteurists » [2][3][4],  « auteuristes vulgaires » ou « du vulgaire ») qui s’attardent présentement avec grand intérêt et grand sérieux à des auteurs qui, comme Wan, s’inscrivent dans un système à mi-chemin entre l’artisanat et l’art – qu’il s’agisse de John McTiernan ou Tony Scott, en passant par John Hyams ou Justin Lin. Plus qu’un nouveau panthéon à qui appliquer un renouvellement ludique de la politique des auteurs, l’analyse des cinéastes sous-estimés de la production de genre est tout d’abord une invitation à éclater les cinéphilies, à découvrir de nouvelles images et, peut-être, redéfinir les diktats du bon goût, à défaut d'ouvrir un débat actuellement inexistant dans le paysage de la critique québécoise. Ici, il ne faut pas regarder plus loin qu’un récent numéro de 24 images et son palmarès des « 100 cinéastes qui font le cinéma contemporain », pour reconnaître que le genre  et ses artisans suscitent encore certaines appréhensions; la revue reléguant Takeshi Kitano, Johnnie To, Takashi Miike, Guillermo Del Toro, Park Chan-wook, Larry Fessenden, James Gunn, Edgar Wright, et autres, à une énumération de deux pages, post-scriptum. Si tant est que la vocation du critique naît d'un enthousiasme et d'un désir de découverte hors des canons officiels, si tant est que nous prenons aujourd'hui les leçons des mac-mahoniens et des jeunes turcs des Cahiers pour acquis – leçons qui réhabilitèrent le cinéma industriel en défiant les normes de la bourgeoisie –, ne devrait-on pas reconnaître la puissance de ces images qui se trouvent devant nous?

Filmographie : Stygian (2000); Saw (2004); Dead Silence (2007); Death Sentence (2007); Insidious (2010); The Conjuring (2013); Insidious : Chapter 2 (2013); Fast & Furious 7 (2014)
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Article publié le 2 novembre 2013.
 

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