Né en Bohème en 1912, Jiří Trnka est fils de plombier et écourte les longueurs de l’enfance en sculptant du bois. Il apprend aussi à se servir d’un fil et d’une aiguille auprès de sa mère (une couturière) et de sa grand-mère (qui fabrique des poupées et des jouets). À 14 ans, il entre à l’École des arts appliqués de Prague où il apprend le dessin et devient l’élève du marionnettiste Josef Skupa, une figure majeure de la culture tchèque de l’entre-deux-guerres. On peut dire que le travail futur de Trnka contiendra toujours une combinaison de ces quatre aspects : la sculpture, la couture, le dessin et les arts de la marionnette. Quatre pratiques qu’il condense dans son travail d’animateur afin de créer des contes aux accents mélancoliques et oniriques, où l’inquiétude est plus fréquente que les bons sentiments.
Il n’est ni le traditionaliste qu’on pourrait croire à première vue ni le « Walt Disney de l’Est » que la critique a déjà cherché à défendre (sobriquet ridicule – les pratiques de Trnka sont complètement à l’opposé des mouvements continus et musicaux de Disney). Dans les faits, thématiquement parlant, l’œuvre de Trnka échappe aux catégories, sinon qu’il a toujours démontré un goût pour les décors historiques ou mythologiques, à ce qui lui permettait de créer un univers contenu dans son studio, replié dans une technique qui trouvera le moyen d’être une partie intégrante du récit. Comme chez bien des animateurs, c’est d’ailleurs la technique qui va être garante en premier des potentialités poétiques de son œuvre, les scénarios étant plutôt secondaires (d’autant plus que toute forme orale ou textuelle est souvent reléguée chez lui dans le boniment d’une voix off – les marionnettes ne parlent pas, il y a un narrateur pour s’en charger). Dès son premier film, Grand-père a planté une betterave (1945), réalisé en animation sur cellulo, Trnka se joue de la surface du sol arable qu’il confond avec la surface de l’animation. La finale est évocatrice : lorsque les animaux s’agrippent l’un à l’autre pour extirper la betterave du sol, c’est la surface de l’animation elle-même qui semble se déchirer sous cette force. Au-delà de la réflexivité de l’effet, il s’agit d’une mise en scène du territoire de l’animation, avec une terre-cellulo dans laquelle le grand-père va planter-masquer sa betterave. Après ces efforts à percer cette terre aride, ces tentatives à renverser la terre (matière) du sol qui constituent les péripéties du court métrage, Trnka liquide l’ensemble à la fin lorsqu’il récolte le fruit du travail (animé). Ses films auront souvent cette structure en forme de boucle rétrécissante, où les personnages finissent par retourner à un certain ordre des choses pessimistes, légèrement plus près de leur perte qu’ils ne l’étaient au début (excepté son excellente parodie de western, Le Chant de la prairie, ses films finissent rarement sur des triomphes).
:: Grand-père a planté une betterave (Jiří Trnka, 1945)
Il faut dire que Trnka profite à partir de 1945 d’une chance inouïe. L’animation tchèque vient d’être nationalisée et il se joint à Jii Brdeka et Eduard Hofman dans la fondation du studio Bratři v triku (« Trois frères dans un seul pull-over »). Entre l’animation, la peinture et le théâtre, Trnka devient un artiste dominant de la scène culturelle de Prague et jouit d’une autonomie qu’il sait entretenir dans son cinéma par des récits allégoriques, loin des difficultés réelles qui frappent la population tchèque sous la botte soviétique. Alors quand il réalise Grand-père a planté une betterave, le premier de quatre films d’animation sur cellulo, Trnka amorce une carrière qui penchera davantage vers les surréalistes que les artistes engagés qui marqueront la culture tchèque des années 60. Plus près de mouvements comme ceux de l’union de Devětsil, un groupe d’avant-garde tchèque des années 20 et 30 qui fait le pont entre des formes d’arts prolétarien, surréaliste et cubiste, Trnka partage avec des peintres comme Toyen une fascination obsessive pour les objets (qui se décuple chez lui quand il passe au cinéma de marionnettes, qui est le plus pur cinéma d’objets).
:: Le Tir XII (Toyen, 1940)
:: Un Jour triste (Toyen, 1942)
Les objets isolés (des dents, des plumes, des yeux, des mains, des têtes, des champignons, des cages) traînent dans les champs désertés de Toyen, comme les reliquats d’une humanité à la fois fragmentée et assujettie à des symboles écrasants. Chez Trnka, l’objet sera lui-même la matière de son animation de marionnettes (où tout est objet) mais aussi un élément moteur de ses récits, qu’on pense en premier au rossignol mécanique du Rossignol et l’Empereur de Chine (1948), à la contrebasse du Roman de la contrebasse (1949) ou à la chaussette du Chant de la prairie (1949). Dans ces trois premiers cas, l’objet fait figure d’obsession hypnotique, qui mène les personnages à l’amour fou autanmiist qu’à la folie. Aux côtés de son premier film, L’Année tchèque, ces trois œuvres d’animation de marionnettes se démarquent déjà par la délicatesse de leur mise en scène. La tristesse du regard du contrebassiste submergé dans l’étang, guettant les mouvements d’une princesse dans cette adaptation de Tchekhov, ce regard d’enfant dans le Rossignol et l’Empereur de Chine, qui observe les jouets de sa chambre devenir la porte d’entrée à un univers onirique (et vêtu de son pyjama, on devine l’hommage à Winsor McCay et son Little Nemo in Slumberland), les choses qui intéressent le plus Trnka sont moins de l’ordre de la transformation (comme chez bien d’autres animateurs en tout genre) que de l’ordre de la présence. À l’instar des toiles de Toyen, les objets valent chez lui comme le double synthétique d’une chose réelle, qu’il rapetisse en simplifiant les détails et en amplifiant les textures.
C’est ce qu’on voit bien dans Le Chant de la prairie, magnifique pastiche de Stagecoach où une ingénue du désert rencontre un cowboy chantant qui viendra plus tard la sauver d’un groupe de bandits à sombreros. L’action, simplement rythmée par les bouteilles de whisky que le conducteur de la diligence descend et jette par-dessus bord, est structurée ainsi comme une seule course à travers le désert dont les autres personnages suivent la trace grâce à ce fil d’Ariane au goût boisé. Encore une fois la technique et le récit s’emboîtent dans une symbiose parfaite. Contraint aux espaces restreints de son petit théâtre du Far West, Trnka utilise ses bouteilles comme un arpenteur qui délimiterait de nouveaux territoires, chaque nouvelle bouteille agissant comme un nouveau point fixe dans un espace sans repères, chaque nouvelle bouteille permettant de renforcer la succession d’espaces mitoyens dans un temps donné par calages, de créer des espaces inédits à l'intérieur du même carré de sable.
:: Le Rossignol et l’Empereur de Chine (Jiří Trnka, 1948)
:: Le Joyeux cirque (Jiří Trnka, 1951)
Vient ensuite un bref passage par l’animation de papier découpé, que Trnka ne pratique que très rarement. Le Joyeux cirque (1951) pousse dans une autre direction cette fascination pour les objets, car il s’agit d’abord d’un numéro de jonglerie mené par des animaux à qui des clowns lancent une pléthore d’objets différents. Les fioritures du cirque (les franges extravagantes, les ovales bouffants que font les costumes) favorisent la mise en relation des différentes parties du corps des personnages, faisant d’eux non seulement des personnages de papier, mais des personnages de bouts de papier assemblés et articulés. Puisque chacune des parties du corps est reliée à une autre par des points de pivot précis, ils révèlent naturellement une forme d’articulation en chaîne (comme par réaction en chaîne) plutôt qu’une présence entière et singulière (comme ses marionnettes, dont les parties du corps articulé sont homogénéisées par des vêtements bien couvrant). Autrement dit, ce que Le Joyeux cirque vient souligner dans l’esthétique de Trnka, c’est l’hétérogénéité et la préciosité des objets, éléments parfois négligeables d’un immense coffre à jouets, mais éléments tout de même, qui s’offrent à nous sous le couvert de leur simplicité avec une autre force esthétique que celle de son référent réel. Comme dans les toiles de Toyen, on s’épate des éléments placés devant nous d’abord parce qu’ils ont la force d’exister sous les paramètres que l’artiste a mis en œuvre (la désertification chez la peintre, le minuscule chez Trnka). C’est d’ailleurs les objets qui seront encore mis de l’avant dans Les Trocs malchanceux du grand-père (1953), un film en images fixes, dessinées, qui permet d’apprécier le talent pictural de Trnka ailleurs que dans les livres de contes qu’il a fréquemment illustrés. On y voit un personnage échanger des objets dans des trocs de plus en plus dépréciatifs, de son bétail jusqu’à une poignée d’aiguilles, dans une logique narrative toute simple qui rappelle celle des films précédents.
C’est néanmoins sa pratique de l’animation de marionnettes qui fera la part la plus belle de sa carrière et c’est à elle qu’il se consacrera jusqu’à la fin de sa vie, formant aussi des animateurs comme Břetislav Pojar (Trnka sera directeur artistique sur un de ses premiers courts, Un verre de trop, conte moraliste aux déplacements enivrants… sur l’alcool au volant), qui émigrera au Canada et qui deviendra un des réalisateurs phares de l’Office nationale du film (Psychocratie, Pourquoi ?, Narco Blues). Trnka construit rapidement une œuvre titanesque, composée de près de 20 courts métrages et de 7 longs métrages, devenant le maître incontesté de l’animation de marionnettes.
Or l’influence majeure qu’il a eue dans le cinéma d’animation ne tient pas seulement à la qualité artisanale de son travail ou à la quantité impressionnante de productions qu’il a signées en seulement 20 ans (1945-1965). Cette influence a surtout à voir avec la beauté du geste que Trnka a souhaité mettre en scène, les gestes de ses personnages en premier lieu ; des moments d’humanité condensés, concentrés dans la physique plus ou moins maladroite d’êtres complètement fabriqués, dans les rapports inventifs entre le corps et l’espace pour dissimuler les marionnettes dans le décor, pour souligner l’hétérogénéité de leur matière tout en parvenant par le biais de l’animation à les faire traverser ou transgresser les limites matérielles de leur paysage de poupée.
:: Le Songe d’une nuit d’été (Jiří Trnka, 1959)
Il suffit pour s’en convaincre de voir sa magnifique adaptation du Songe d’une nuit d’été (1959), ou chacun des groupes de personnages (les dieux, les hommes et les nymphes) s’anime distinctement, les dieux étant gracieux, les hommes maladroits (ils perdent constamment l’équilibre) et les nymphes capables de transformations sublimes vers le monde animal. C’est la technique d’animation de marionnettes qui va permettre à Trnka de faire des corps et de leurs articulations dans l’espace l’élément primordial de son esthétique, avec de minuscules inflexions, des traces de leur contact avec ces fameux objets, mais aussi avec les mains d’un animateur qui assure une forme d’organicité qui n’existerait pas sans cette dimension tactile qu’il y a dans son travail. C’est-à-dire qu’il y a, face au regard du spectateur qui s’émerveille du détail de ces micro-univers animés, la présence implicite de l’animateur, une sorte de main fantôme qui vient caresser les figurines entre chaque exposition de la pellicule.
Cette main, celle de l’animateur, Trnka la mettra finalement en scène dans son ultime film, qui est aussi son plus célèbre, La Main (1965), où il raconte les aléas de l’existence d’un Pierrot potier, qui fabrique des pots qu’il dépose sur le bord de sa fenêtre pour y faire pousser une plante. Une main gantée, incarnant l’animateur et/ou l'État, vient briser ses humbles créations, puis peu à peu elle lui lavera le cerveau (en lui livrant un téléviseur) et se l’appropriera comme une marionnette (ce qu’elle est et que le film souligne), seulement bonne à sculpter de l’art étatique (une main géante). Le film superpose les différentes relations de pouvoir de l’individu face au système qui le surplombe, soit le citoyen face au gouvernement, l’artiste face à la censure et Trnka face à sa pratique (sa propre main). La reprise iconographique du pouvoir fasciste est évidente, avec son contrôle de l’information, sa censure tentaculaire… et le report de cette peur à l’intérieur du bloc soviétique qui se voulait plus utopique finira par mettre le film à l’index (après la mort de Trnka en 1969 seulement).
Plus que les autres films qu’il ait réalisés, La Main est une puissante allégorie de toute pratique artistique menée sous surveillance tout en étant une autre réflexion sur ces états qu’une matière inflige à une autre, le rapport des marionnettes aux objets qui les entoure étant fondamental à notre appréhension du récit. C’est qu’au-delà de la beauté de la petitesse qui est, on l’a dit, une forme de beauté de la synthèse, du rapetissement proportionné, le rétrécissement du monde incarné dans ces petits objets devient en lui-même une forme de résistance, parce que la pratique de l’animation de marionnettes se contient généralement dans des univers clos où les décors, les costumes, les éclairages, les personnages, etc., peuvent refaire les bases de son ontogénie (son propre réalisme, sa propre poésie) et aussi parce que l’animation a ce pouvoir formidable de fonder de nouveaux territoires graphiques en autant de techniques qu’elle est capable d’en inventer et d'en moduler. Dans le cas des marionnettes de Trnka, l’entassement des images et des sentiments qu’elles nous offrent pourrait être une réponse à l’état de déprime de Gaston Bachelard, quand il écrivait dans sa Poétique de l’espace que « chaque image a un destin de grandissement », c’est-à-dire qu’une fois quittant le texte (disons un roman), l’image imaginée aurait toujours tendance à s’emporter dans une hyperbole afin de se réifier, de se rapprocher du réel. C’est ce qui lui faisait dire que « toute doctrine de l’imaginaire est obligatoirement une philosophie du trop »[1], qu’à partir du moment où l’on sait reproduire des images on ne voudrait que reproduire des images plus grosses, plus détaillées (chose de plus en plus difficile à réfuter). Le foyer de résistance de l’esthétique de Trnka (et du cinéma d'animation de marionnettes) réside peut-être dans cette course au progrès de l’image que ce cinéma freine pour de bon, préférant demeurer dans une forme de pré-réel, plus brute, plus libre. Une fente vers le rêve plutôt qu'une fenêtre sur le monde.
:: La Main (Jiří Trnka, 1965)
Panorama-cinéma est fier de s’associer aux Sommets du cinéma d’animation, à la Cinémathèque québécoise et au Conseil des arts de Montréal pour la projection du premier long métrage de Jiří Trnka, L’Année tchèque (1947), récemment restauré par les Archives nationales tchèques. La projection aura lieu ce samedi 25 novembre 2017 à 17h dans la Salle principale de la Cinémathèque québécoise.
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